Chapitre 6

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Mardi 26 mai, 10 h 00

A dix heures du matin, la première dose de péridurale arrive (déjà) à son terme. Un infirmier anesthésiste et son étudiante ont pris le relais de Docteur-Sauveur, parti récupérer de sa longue garde de nuit. Ils discutent du dosage, relisent les instructions de celui qui a posé la péridurale, sortent la calculatrice pour s'assurer des bonnes mesures, puis l'étudiante finit par préparer la seconde seringue sous l'œil attentif de son mentor. Ils nous posent des questions sur le ressenti de la douleur. A cet instant, ma femme est totalement soulagée du côté gauche, mais le côté droit est très douloureux. On la couche plusieurs fois sur le côté droit pour essayer de diffuser plus efficacement le produit, mais rien n'y fait. Cette posture accentue même la douleur. C'est supportable, mais un peu gênant.

La machine bipe comme une alarme incendie quand il ne reste plus que cinq minutes de produit. On procède donc au changement de seringue et, à cette occasion, pour soulager la douleur de future maman, on ajoute un petit boost maison. Résultat garanti. Effectivement, quinze minutes plus tard, ma femme semble apaisée et plus sereine. Elle en est à huit centimètres d'ouverture de col et elle gagne un centimètre par heure en moyenne. Encore deux heures max' à tenir... Elle m'invite donc à aller prendre un café, ce que je fais de bon cœur car la fatigue me ronge.

Attablé devant une baie vitrée qui donne sur le parking de la maternité, je profite de cet instant pour souffler un peu. Je sirote un grand café pour m'insuffler du courage et grignote un croissant pour reprendre des forces. Je tourne légèrement le bouchon de ma bouteille de stress pour laisser s'échapper un peu d'air et me détendre. Dehors, les arbres ballottent sous la caresse du vent, dans l'entrée patients et visiteurs se croisent en silence et moi, je vais être papa. J'en profite pour envoyer quelques textos à la famille et aux amis proches qui me harcèlent depuis l'aube. « Toujours en cours. On vous tient au courant. » Je me lève, nettoie ma table et rend le plateau au serveur. Je prends l'air cinq minutes et m'étends de tout mon long.

Remotivé, je retourne en salle de travail, auprès de ma femme.

Quand j'ouvre la porte, j'ai l'impression de revivre l'épisode de la salle de bain. Ma femme est toute seule, allongée sur le plan de travail dans sa blouse d'hôpital et... elle est tordue de douleur. Je lui demande ce qui ne va pas et, dans la foulée, une contraction arrive. Elle crie comme je ne l'avais jamais entendue crier et se tortille sous l'effet de la souffrance. Encore une fois, je suis frappé par le syndrome de la plante verte. Incapable de l'aider, je bipe sage-femminator.

La péridurale ne fait plus du tout effet, et ce n'est que le début.

Mardi 26 mai 2015 à 10 h 45, on vient de secouer la bouteille de soda de ma vie et la pression ne redescendra plus avant un bon moment.

Mardi 26 mai, 11h00

A partir de cet instant, j'ai surtout été spectateur. Je ne sais plus si j'ai perdu mes moyens ou si, tout simplement, j'ai jugé que c'était la meilleure posture à adopter à la lumière des événements, mais je suis resté bien sagement assis près de ma femme, main dans la main. Parfois, je lui déposais un baiser sur le front, je murmurais quelques mots de motivations, mais les cris de douleur de la femme que j'aimais me tétanisaient. Je me suis perdu dans mon impuissance à l'aider, à la soutenir réellement. C'est dans cet état d'esprit, pour moi, que se sont déroulées les deux heures suivantes.

Sage-femminator arrive très vite après que je l'ai bipée. Elle jette un coup d'œil à la situation, écoute un cri de douleur de ma femme et puis s'en retourne chercher la dream team des anesthésistes. L'étudiante et son mentor rappliquent assez vite et posent tout un tas de questions à ma femme. La douleur, sur une échelle de un à dix ? Douze. Je les sens gênés et un peu désemparés. Ils regardent l'heure, chuchotent entre eux et l'infirmier officiel sort nous laissant seuls avec l'étudiante. Elle s'assoit près de nous et se met à faire la conversation. Elle est rassurante. Le ton de sa voix est agréable et, dans sa façon de communiquer, de nous regarder, de nous parler, on la sent investie et concernée. Elle nous explique qu'ils veulent remettre un boost, mais qu'ils ne peuvent pas en mettre plus d'un par heure, alors il faut encore attendre quelques minutes. Son collègue est parti discuter avec Sage-femminator pour savoir à quel stade de l'accouchement nous en sommes. Elle pointe d'ailleurs le bout de son nez par la porte et nous apprend qu'elle a demandé au médecin gynéco de venir examiner future maman pour savoir si on pouvait débuter l'accouchement.

Pendant tout ce temps, et jusqu'à l'arrivée du médecin gynéco (elle s'appellera « Murmure Inaudible »), toutes les trois, voire deux minutes, ma femme se tord de douleur. Elles poussent des cris déchirants et réduit les os de ma main en charpie. Les rares mots réconfortants que j'essaye de lui glisser à l'oreille ont un étrange effet : le visage de mon épouse se crispe encore plus, ses yeux s'ouvrent à nouveau sur un regard noir qui veut clairement dire « ta gueule ! ». Je ne ferai que peu de tentatives de réconfort par la parole, préférant la valeur sûre du « Tiens, prends ma main ».

Bébé sans-prénom étant en siège, lorsque Murmure Inaudible débarque, elle est accompagnée, elle aussi, d'une étudiante venue se faire la main sur un cas concret. Le médecin a plutôt une bonne prestance, un air sûr quoiqu'un peu sévère. Ses traits durs sont accentués par la noirceur de ses cheveux mi-longs. Pourtant, cette sensation qu'elle dégage va s'évaporer à l'instant même de ses premiers mots à notre attention. Cette femme a la portée de voix la plus ridiculement faible qu'il m'ait été donné d'entendre. Voici, à peu de choses près, ce que j'ai compris de sa première phrase :

« Bo...our, Je ... ui ... gyn ... ologue ... i ... a ... ou ... a ... oucher. »

Traduction : Bonjour, Je suis la gynécologue qui va vous accoucher.

Cette dame ne parlait pas, elle murmurait. Elle chuchotait les mots comme un amant susurre l'érotique aux oreilles de sa bien-aimée, comme une commère parle sur le dos d'une personne de la pièce voisine. Avec le recul, ça me fait rire d'y repenser. Dans le feu de l'action, c'était surtout agaçant de n'y rien comprendre. On déchiffre ensuite vaguement qu'elle souhaite examiner ma femme, qui en reprend pour quelques touchés vaginaux du plus bel effet. Alors qu'elle s'apprête à l'examiner entre deux hurlements de douleur, elle enfile un masque et là, impossible de décrypter quoi que ce soit. On voit bien le masque s'agiter quand elle tente de communiquer, mais aucun son ne sort. Les maigres bruissements qui s'échappent de sa bouche s'étouffent dans le tissu et se perdent dans l'infini de l'incompréhension la plus basique. Lorsqu'on évoque notre incapacité à la comprendre, surgit en elle un sursaut d'énergie et l'on comprend suffisamment de syllabes pour analyser sa phrase :

« ou.. êtes à ila..ation om..ète. mais bébé é.. en.. ore... haut an... assin.., on a... atten... un eu... A 13h ma...i...mum, on ou... accou... » (C'est chiant à lire, hein ? Encore plus à entendre...)

Traduction : Vous êtes à dilatation complète mais le bébé est encore haut dans le bassin, on va attendre un peu. A 13h max', on vous accouche.

Après l'effervescence de ces instants et un boost anesthésique tant attendu, je me retrouve un moment seul avec ma femme. Il est 11h30, la douleur est toujours omniprésente et la future maman commence à sérieusement fatiguer. Le boost ne permettra qu'une seule chose : une sorte de sérénité ou de béatitude temporaire entre les contractions. Sans le boost, elle ne parvenait pas à se calmer et restait emprisonnée dans la spirale de ses douleurs. Avec, elle avait deux ou trois minutes de repos, de calme, qui lui redonnaient un peu de force. Cela dit, le boost ne fera pas effet bien longtemps. A midi, les douleurs reviendront, plus fortes encore que toutes les précédentes.

Pendant la dernière heure avant l'accouchement, l'une des plus longues de toute ma vie, la pression ne cessera de monter. Les minutes qui passent sont ponctuées de hurlements qui déchirent mon cœur. Je ne reconnais plus le visage de ma femme, dégoulinant de sueur, épuisé de cette souffrance. Elle ne prend même plus la peine de me regarder lorsque je lui parle, ni même de me répondre ou de me jeter un regard haineux. Elle est repliée dans sa douleur et la présence des anesthésistes, presque en continu, n'y change rien. L'infirmier me confie que ma femme est le cas de la journée, qu'ils parlent d'elle dans toute la maternité. Les doses injectées devraient l'avoir totalement insensibilisée, elle devrait être incapable de bouger ses jambes, mais c'est comme si tout son corps rejetait l'anesthésie. Quelques jours après, ma femme m'a confié qu'elle aurait très bien pu se lever et marcher à ce moment-là, tellement la péridurale était inefficace.

Je suis quelqu'un qui garde son calme, en toute circonstance. Je combats plutôt bien les situations stressantes. Pourtant, je commence à sentir quelques larmes piquer mes yeux. Je les retiens et je garde la tête haute. La bouteille de soda ne va pas exploser à cet instant, je m'y refuse. Je ressens, au fond de moi, que ma femme a besoin de me voir stoïque. Si elle m'avait vu avoir peur, être inquiet, je crois qu'elle aussi aurait craqué.

Mardi 26 mai, 12h45

Nous sommes en salle de travail depuis plus de sept heures. On a entendu des femmes arriver après nous. On a entendu les cris de leur bébé alors qu'ils prenaient leur première bouffée d'air. On en a entendu un paquet et nous... nous sommes toujours là. Ma femme n'en peut plus. Elle laisse échapper quelques larmes et je dois me battre pour ne pas la rejoindre. Elle me dit qu'elle en a marre, qu'elle n'y arrivera pas, qu'elle est au bout de ce qu'elle peut donner. Elle me dit que la douleur est insupportable. Je lui dis qu'elle est forte, qu'elle est courageuse et que tout s'effacera quand elle verra la bouille de notre fille. Je reprends mon rôle actif de super futur papa et lance quelques phrases de motivation et de soutien (sans oublier une mimine à compresser)

Entre 12h45 et 13h, mon épouse me demande l'heure à chaque minute. Le temps lui semble infini et ses cris poignardent mon amour. Les contractions sont d'une virulence implacable. A 13h, elle a le droit à un nouveau boost qui, lui, ne fera absolument aucun effet.

Après la dépression, place à la révolte. Ma femme dit à qui veut l'entendre qu'elle veut accoucher, qu'il est passé treize heures et qu'elle veut pousser.

Agitation chez les sages-femmes.

On nous annonce que Murmure Inaudible est en train d'accoucher une autre dame, il va falloir patienter quelques minutes de plus.

Vas-y chérie, serre les cuisses.

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