Poulpes atomiques
Marc regarda le paquet de biscuits qu’Isabelle avait entre les mains et inclina la tête d’un air sévère pour lire la liste des ingrédients. « Il y a de l’huile de palme, là-dedans. A Madagascar, ils ont brûlé 50 % de la forêt pour produire cette saloperie! En plus, ça bouche les artères!» Isabelle, dépitée, reposa à regrets le paquet de Granolas. Elle ne pourrait plus s’en empiffrer devant sa série favorite!
Plus loin, dans le rayon des fruits et légumes, elle saisit un sachet de mandarines. Elles étaient fermes, leur peau brillante, assurément juteuses et sucrées. Pourtant, Marc faisait une grimace devant le panneau indiquant que les mandarines venaient d’Espagne. « Ce serait mieux d’acheter du local, non? » Isabelle respira un grand bol d’air pour se calmer et remplit un sachet plastique avec des pommes produites en France.
Elle respectait les convictions de chacun, ça ne lui posait pas de problème. Tiens, elle était même sortie avec un musulman et avait appris à vivre avec son interdiction de manger du porc. Bon, c’était possible de remplacer cette viande par de l’agneau, du boeuf, ou du poulet, mais contenter un écolo, c’était une autre paire de manches! Tout d’abord, Marc ne mangeait pas de viande car l’industrie de la bidoche était le serial-killer number one du climat. C’était du sérieux. Il lui avait montré plusieurs émissions là dessus. Résultat, à chaque fois qu’elle faisait griller un steak, Isabelle avait l’impression de faire cuire un petit africain dans sa poêle!
Il ne fallait pas non plus acheter de Coca-Cola car la célèbre multinationale volait l’eau des paysans du tiers monde. Le pain devait être sans gluten, le saumon de Norvège, nourri aux pesticides, était bien sûr proscrit, etc... Certes, certes, Marc avait des arguments imparables, piochés dans telle ou telle étude trèèèèèès sérieuse. N’empêche, la liste de ses interdits était plus longue que ceux de toutes les religions monothéistes réunies.
En traversant le rayon poissonnerie, Isabelle ne se faisait pas d’illusion. Elle ne mangerait plus jamais de filet de colin, de cabillaud sauce maître d’hôtel ou de pavé de thon rouge car toutes ces espèces, en voie de disparition, étaient proscrites. Si on mettait de côté les poissons issus de l’aquaculture, gavés de produits chimiques, il ne restait plus que le maquereau, et Isabelle n’aimait pas ça. Pourtant, en jetant un oeil désabusé du côté des fruits de mer, une lueur d’espoir apparut sous la forme du logo vert AB tamponné sur une boite de calmars surgelés. « Chéri, lança-telle enthousiaste. Ils ont des calmars bio! »
Marc, plongé dans l’étude de la liste des poissons-à-ne-pas-acheter-pour-cause-de-surpêche, qu’il avait imprimée sur internet, manifesta sa soudaine curiosité en levant un sourcil. Il saisit la boite, avisa le logo mentionné par Isabelle; c’était un bon point, mais un écolo pointilleux comme lui avait besoin de plus de garanties avant de mettre un produit dans son caddie. Tournant et retournant la boite dans tous les sens, il lut avec intérêt toutes les informations disponibles... jusqu’à ce qu’il eut enfin trouvé la provenance des dits poulpes:
Aquaculture. Origine: Japon.
Immédiatement, l’image funeste de la centrale nucléaire de Fukushima en feu, crachant ses fumées radioactives dans le ciel, surgit dans son esprit. Puis, il se rappela tous les articles qu’il avait lus relatant le déversement de milliers de tonnes d’eau empoisonnée dans l’océan, ces poissons pêchés non loin de la centrale, dont la radioactivité était 2500 fois supérieure au seuil autorisé, et tant d’autres nouvelles aussi réjouissantes depuis la catastrophe nucléaire made in Japan. Alors qu’Isabelle lui adressait son sourire le plus sincère - elle était visiblement très fière d’avoir trouvé un produit qui lui conviendrait -, une goutte de sueur froide lui coula dans le dos.
De quoi avait-il le plus peur? D’avaler ces fruits de mer cuits dans la cocotte-minute du diable ou de refuser une nouvelle fois un petit plaisir à sa chérie? Tout hypocondriaque qu’il fût, il craignait plus la déception immédiate et certaine d’Isabelle qu’un hypothétique cancer dans 10 ou 20 ans, et déposa à contre-coeur les calmars au fond du caddie. A cet instant, il regretta amèrement d’avoir refusé d’acheter les mandarines espagnoles, les biscuits à l’huile de palme et le poulet qui n’a jamais vu la lumière du jour. Il aurait préféré suivre le restant de sa vie un régime à base de ces trois produits plutôt que de manger un seul de ces poulpes atomiques soit-disant bio.
Ce soir-là, Isabelle prépara les calmars avec une sauce basquaise et du riz basmati. Pour se mettre en conditions, Marc avala trois verres du Chardonnay bio 2009 qu’il venait d’ouvrir, dans l’espoir de noyer sa peur dans l’alcool. Il regarda les calmars cuire dans la poêle. Rabougris par la congélation, ils étaient en train de reprendre leur forme initiale sous l’effet de la chaleur, comme s’ils revenaient peu à peu à la vie. Lorsque les petites tentacules eurent envahi toute la surface de la poêle, elles formaient un réseau inextricable.
Marc avait sous les yeux une modélisation miniature du commerce mondialisé, pieuvre gigantesque à laquelle on ne pouvait échapper, dont les bras, porteurs de fléaux, traversaient les océans, les continents, s’immisçaient à travers les frontières des pays et jusqu’à l’intérieur de votre corps.
Marc se resservit un verre de Chardonnay bio 2009 et l’avala cul-sec. Finalement, les calmars cuisinés par Isabelle passèrent comme une lettre à la poste avec leur sauce basquaise. « C’est délicieux », dit Marc en trinquant. Puis ils parlèrent avec enthousiasme de leurs vacances prochaines à l’île de Ré. L’ambiance était détendue, presque romantique, mais vers la fin du repas, Marc sentit sa tête lui tourner et son estomac se tordre comme une éponge qu’on essore. Il se leva pour aller aux toilettes, mais ses jambes, soudain flasques, ne soutenaient plus son poids.
Marc tituba, et conserva miraculeusement son équilibre avant de se rasseoir, tombant sur sa chaise comme une masse. Son esprit était embrumé.
- Tu as trop bu chéri ! »
- Non c’est pas le vin, c’est les fruits de mer », dit-il d’une voix pâteuse.
- Des calmars pas frais n’empêchent pas de marcher », rétorqua Isabelle avec ironie.
- Je voudrais t’y voir toi », dit-il en chancelant, d’un ton nauséeux. Puis, montrant ses jambes. « Marcher avec des tentacules c’est pas évident! C’est mou comme du chewing-gum! »
Isabelle secoua la tête, affligée. C’était la même chose chaque fois que Marc buvait. Au bout de trois verres, il basculait en pleine science-fiction. Elle l’accompagna à la salle de bains pour qu’il se rafraîchisse le visage sous un filet d’eau froide. Pendant le trajet, Marc lui expliqua comment les poulpes à visage humain avaient pris le contrôle des instances gouvernementales. Ils possédaient également tous les grands journaux de la planète, qui étaient d’ailleurs imprimés avec cette encre que les poulpes crachent quand ils ont peur.
- Parce que tu vois, le système tout entier repose sur la peur, tu comprends? », dit-il tout bas avec des airs de conspirateur.
- C’est toi qui me fait peur », le coupa Isabelle, sèchement.
Après l’avoir fait vomir dans le lavabo, elle l’aida à se déshabiller et à se mettre au lit. Elle le laissa s’endormir comme un bébé et partit débarrasser la table.
Cette nuit-là, Marc rêva qu’il était un poulpe dont la taille avait décuplé à cause des radiations de Fukushima. Il déambulait à travers les rayons d’un supermarché, à la recherche de clients écologiquement ou socialement irresponsables. Au rayon des friandises, il vit un type qui déposait dans son caddie une plaque de chocolat non-équitable, fabriqué à partir de fèves de cacao récoltées par des enfants-esclaves en Afrique.
De colère, il le saisit avec un de ses tentacules et n’en fit qu’une bouchée. Après avoir dévoré deux ou trois autres clients, il finit par se retrouver au rayon des détergeants chimiques, ces poisons cancérigènes qui polluent les nappes phréatiques et détruisent la biodiversité. Il projeta ses tentacules vers une mamie qui s’apprêtait à acheter de la javel, mais Isabelle déboula soudain avec une bouteille de desktop à la main.
« Tiens, prends ça, enfoiré d’écolo casse-couilles!! » cria-t-elle en envoyant la bouteille dans la gueule ouverte du monstre. Alors que Marc sentait ses entrailles se dissoudre sous l’effet du desktop, il se réveilla en sursaut.
A côté de lui, le lit était vide. Isabelle était déjà partie au travail. Il tâta son ventre qui gargouillait et tenta de se rappeler le nombre de verres de vin qu’il avait avalés, mais son cervau, probablement déshydraté par l’alcool, n’était pas opérationnel. La radio, qui faisait office de réveil, s’alluma alors.
Ce matin, sur France-Inter, on parlait d’une étude alarmante qui venait de sortir sur les OGM. Des rats ayant consommé du maïs transgénique avaient développé des tumeurs grosses comme des balles de ping-pong.
Pris de vertige, Marc pensa à tous les produits contenant ces cochonneries - biscuits, céréales, chocolat, viande, produits laitiers, etc... - et qu’il faudrait ajouter à la liste noire des courses. Et merde ! Isabelle le trouvait déjà insupportable... et ça ne risquait pas de s’arranger !
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