Rêves
— Alors, t'embarques ? insista le gamin.
Le Mage lui fit signe de se taire.
— Ne sois pas si insistant, Frake, le réprimanda-t-elle. C'est à se demander comment vous deux parvenez à faire monter tous ces gens à bord, à chaque traversée.
— Bah, grogna le chien, c'est qu'sont pas tous aussi bornés qu'c'te fille !
Seth haussa les sourcils.
— Tu n'es pas obligée de nous suivre, l'assura calmement le Mage. Mais tu n'es pas non plus obligée de rester seule, Seth. Si tu te trouves ici, ce n'est pas sans raison. Et si l'envie te prend de libérer ton âme de cette enveloppe ridicule, je t'en prie, viens me trouver. Je me ferai une joie de te débarrasser du corps dont tu es affublée.
— Qu'est-ce qu'il restera de moi, une fois que vous m'aurez libérée ? La gueule d'un clébard ? Le visage éborgné d'un pirate ?
— Peut-être bien, répondit le Mage avec malice. Peut-être que, comme le gamin, tu garderas forme humaine. Peut-être bien que tu te transformeras en une créature que tu n'es même pas encore capable d'imaginer. Peut-être même qu'il ne restera rien de toi, que ton âme ne sera rien de plus qu'un souffle invisible ou une poignée de brume. Qui sait... Lorsque tu souhaites accéder à la vérité, il faut prendre le risque d'essuyer une déception. Mais toi, tu ne t'es jamais sentie en adéquation avec le reflet que le miroir te renvoyait. Dis-moi exactement quel genre de risque tu cours.
Seth plissa les yeux, cherchant encore une fois à distinguer quelque trait sous l'imposante capuche de son interlocutrice. Mais l'apparence du Mage, voilée derrière l'épais manteau, demeurait un mystère.
— Je sais pas trop, soupira Seth. Je comprends pas grand chose à votre affaire. Je me demande sérieusement ce qui peut se passer dans ma tête, pour que je sois amenée à faire des rêves aussi tordus. Tenez, je serais curieuse de savoir ce que Freud en penserait !
— Je le savais, tu es d'un naturel curieux ! Si tu tiens tant à savoir ce que ce cher Sigmund en pense, pourquoi ne pas aller le lui demander directement ? Il vit dans la Cité, juste de l'autre côté de l'océan. Je n'ai jamais vu qui que ce soit éprouver autant de fascination que lui pour l'observation des âmes. Je n'ai jamais vu non plus quiconque à tel point incapable de saisir la vérité des choses, quand bien même elle se déploie juste sous ses yeux.
— Est-ce que vous êtes en train de remettre en cause ses théories ?
— Toi, tu te réfères à la conscience, et pourtant tu restes persuadée que tu nages ici en plein rêve. Retourne donc te perdre dans le brouillard. Retourne d'où tu viens. Va et réveille-toi de l'autre côté. Quand tes yeux seront grand ouverts, et que néanmoins tu auras l'impression d'être aveugle, va donc tenter d'injecter quelque sens dans ce que tu crois en ce moment être un songe. Acharne-toi, si cela peut te distraire, à appliquer à ce monde toutes les théories interprétatives que tu pourras dénicher. Ce ne sont que les constructions farfelues de quelques esprits tourmentés, que le commun des mortels applique servilement ; parce que chercher les réponses au fond de soi, se regarder soi-même dans toute la splendeur et toute l'immondice de son humanité, confronter la substance qui constitue l'esprit, c'est bien trop effrayant. Ce que vous nommez rêves et que vous prenez un soin maladif à décortiquer comme des structures de sens transcendantes, peut-être n'est-ce rien d'autre, en fin de compte, qu'un amas d'absurdités : la forme suprême de l'absurde.
— Dîtes-moi, quel âge vous avez ? On a libéré votre âme, à vous aussi ? C'était il y a longtemps ?
— Le temps. Ici cela fait partie des absurdités. Telle est cette réalité. Si ta curiosité est freinée par ton besoin systématique d'apporter une explication à toute chose, alors tu n'es pas prête pour l'embarquement. Tu n'es pas prête pour la Révélation. Retourne donc te perdre dans le brouillard. Tu reviendras de ton plein gré me prier de sauver ton âme.
La longue cape du Mage tourna sur elle-même et la fente de son col, laquelle constituait son unique expression, disparut aux yeux de Seth.
Elle se redressa dans un violent sursaut ; ses yeux s'ouvrirent. Il faisait complètement noir. Son souffle était court et, assise quelque part au milieu des ténèbres, le buste en avant et les cheveux dans le visage, elle inspirait de grandes bouffées. Sa gorge grinçait en pompant l'air. Elle avait l'impression de ne pas avoir respiré depuis des lustres ; et tout était rouillé. Un son aigu, comme une alarme, résonnait de façon régulière dans la pénombre. Le brouillard avait disparu. Lorsque ses pupilles se furent habituées au manque de clarté, elle fut capable de distinguer une faible lueur qui, sur le côté, tentait en vain de chasser l'obscurité. Le halo verdâtre paraissait se mouvoir dans un coin de la pièce – elle parvenait maintenant à distinguer les angles de quatre hauts murs vides. Emportant avec elle le drap qui l'enveloppait, elle se retourna pour apercevoir la source de cet éclat inquiétant : un écran noir, fixé à une grosse machine, sur lequel courrait une courbe saccadée. C'était étrange, songea-t-elle, de regarder sa vie, ainsi pixelisée, filer devant ses yeux.
Son buste pivota de l'autre côté de la pièce. Un autre filet de lumière s'infiltrait sous ce qui paraissait être la porte. C'était une chambre, cet endroit. Ce n'était pas chez elle.
Seth bougea la main. Elle sentit une aiguille caresser sa veine de l'intérieur. Puis l'autre main. Une lourde pince serrait solidement son majeur. Elle avait déjà vécu cela, une fois. L'appendicite. Pourtant, en ce moment-même, elle ne ressentait pas la douleur dans le bas de son ventre, les broches qui tiraient la chair sous sa peau. Il n'y avait rien que l'ombre de la chambre d'hôpital, avec ses grands murs blancs et le vacarme incessant de la machine qui, en brisant le silence des lieux, le rendait plus pesant encore.
Ses membres étaient engourdis. Depuis combien de temps était-elle ici ? Depuis combien de temps dormait-elle ? Un petit gémissement se fit entendre. Une présence. Un son qui étrangement lui semblait familier. Les yeux de Seth glissèrent sur le fauteuil, accolé au sommier froid. Quelqu'un.
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