Feu d'artifice
La langue a tendance à se délier quand on reste au chevet d'un malade, davantage encore quand celui-ci est condamné. Sloane le savait. Elle l'avait vu. Les proches des patients s'étaient amassés pendant des semaines dans le département 24. L'imminence de la mort prend les gens à la gorge, elle les pousse à parler, quand bien même nul ne serait éveillé pour les écouter. Surtout, à vrai dire, si nul ne les écoute. On ne craint rien, lorsque l'on glisse la vérité dans l'oreille d'un sourd. Sloane en savait quelque chose : elle préférait de loin s'adresser à sa mère quand elle n'écoutait pas, a fortiori quand elle tombait de sommeil. Le SRS pénétrait les proches des victimes du besoin pressant de lever le voile sur les non-dits, il leur épargnait aussi le malaise inhérent à la sincérité.
Quand une voix dans la chambre se mit à résonner et brisa le silence du couloir désert, Sloane Berjäk, penchée sur les derniers bilans, ne s'étonna pas. Emerson éprouvait en ce moment-même l'urgence de la franchise. Cette urgence, le déluge indécis des émotions au bord du précipice, c'était l'horreur suprême dont naissait le sublime, l'ultime vérité de la nature humaine émergeant de l'abîme où se noyaient les âmes. Les chiffres que déballaient les rapports : autant de cas, autant de morts, autant de jours en moyenne avant de trépasser ; tout cela était insignifiant. Plus Sloane examinait les analyses bâclées menées sur les Rêveurs Seuls, moins elle leur accordait de crédit. Ni les mots, ni les chiffres ne pouvaient exprimer l'union par laquelle l'atroce et le splendide accouchaient fatalement du sentiment lui-même.
Elle rangea dans une farde ces pages toute pleines de non-sens. Elle n'en pouvait plus de lire des aberrations, d'essayer de tisser des liens logiques entre les faits d'un monde qui se vidait de toute cohérence. Elle voulait voir, sentir et vivre les choses, dans toute leur vérité, s'imbiber des maux de l'humanité – tous ces maux qui eux seuls fondaient l'humanité. Ses pas, en un rien de temps, la portèrent jusqu'à la porte de la chambre entrouverte, dans la lumière blafarde du néon grésillant et le silence rempli par l'écho des voix. Des voix ! Sloane poussa la porte et découvrit ce corps, tout bien éveillé, redressé dans le lit, qui pliait sous les coups de la clarté. Dans le fauteuil, à côté, Emerson Henson leva sur l'infirmière un regard plein d'espoir.
— Mademoiselle Eccles est réveillée, constata Sloane. Depuis longtemps ?
Emerson Henson haussa les épaules.
— Une dizaine de minutes.
La dame de l'hôpital hocha gravement la tête. Son interlocutrice la fixait avec insistance. Cette lueur futile pétillait de plus belle dans le fond de ses yeux. Le même regret désolait sans cesse Sloane, devant les feux d'artifice : après avoir explosé dans un déluge de crépitements et de paillettes, ils ne laissaient derrière eux que la poussière.
Seth désigna d'un geste du menton l'inconnue qui se tenait dans l’entrebâillement de la porte.
— C'est qui, elle ?
— L'infirmière, répondit Emerson. On est à l'hôpital.
— Hmm.
Les yeux de la patiente glissèrent sur sa main, immobile sur le drap. Une lumière clignotait sur la pince qui lui compressait le doigt.
— Comment vous sentez-vous ? demanda l'infirmière.
— Mes doigts. Je peux pas bouger mes doigts... Je pige pas tout. Y a comme une brume, partout dans ma tête... Je suis fatiguée... Je dors vraiment depuis une semaine ? Pourquoi je suis aussi fatiguée ?
Sloane pinça les lèvres. Elle s'approcha de la perfusion et donna quelques rapides coups de l'index dans la poche en plastique. Seth la regarda faire sans rien dire. Emerson se leva soudainement en attrapant sa veste.
— Bon, lâcha-t-elle, elle est réveillée. Elle va bien. Moi, je vais y aller. C'est pas tout ça, mais j'ai une vie. Personne me paye pour jouer la garde-malade.
Sur ces mots, elle embarqua son sac à main et sortit de la chambre. Toujours assise dans son lit, Seth ne broncha pas. Sloane, en revanche, se précipita à sa poursuite.
Emerson avait déjà fait près de dix pas dans le couloir quand l'infirmière la saisit par le bras. Elle se retourna pour l'interroger d'un regard lacérant.
— Quoi ? Elle va bien, non ? Elle n'est plus endormie...
— C'est temporaire, expliqua Sloane. Ça arrive tout le temps. Elle va replonger. Elle va replonger encore et encore, de plus en plus longtemps. Et puis, un jour, elle ne se réveillera pas. Vous allez vraiment partir ?
Emerson fronça les sourcils. Son regard rencontra le sol impeccablement propre du département 24.
— Même si elle replongeait, rétorqua-t-elle, qu'est-ce que vous voulez que ça change ? Que je sois là ou pas, si elle reste endormie, qu'est-ce que ça changera ?
— Rien...
— Qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse, à moi ? Elle est sortie de ma vie. Elle n'en a jamais rien eu à foutre de moi. Je m'en balance pas mal de ce qui peut lui arriver. Qu'elle crève si elle veut ! C'est pas mon problème.
— Rien ne vous oblige à rester, Mademoiselle Henson. Je voulais juste vous le dire franchement. Qu'elle le veuille ou non, elle y passera, comme tous les autres.
À peine avait-elle lâché ces mots que Sloane fut violemment fusillée par les deux grands yeux pâles, subitement braqués sur elle.
— C'est quoi votre boulot, au juste ? On est à l'hôpital. C'est vous l'infirmière. C'est votre job de faire en sorte que ma copine reste en vie !
— Écoutez Mademoiselle, s'il y avait un moyen, croyez bien que...
— Je reviendrai demain.
Prenant sur elle pour paraître sèche, malgré son irrésistible envie de fondre en larmes, Emerson tourna les talons et s'éloigna. Elle disparut au bout du couloir, avalée au loin par la lumière jaune.
Annotations