— Vous avez faim ? demanda l'infirmière.

Seth secoua la tête. Son manque d'appétit n'avait rien d'étonnant. On la nourrissait par perfusion depuis son admission.

— Vous avez besoin de quelque chose ?

Seth répondit par la négative, une fois encore. Sloane Berjäk ne pouvait pas se permettre de la laisser replonger. Emerson Henson allait revenir bientôt. Le métier lui avait appris à ne jamais s'investir personnellement. Puis les échecs répétés du département 24 l'avaient convaincue de sa propre inutilité. Elle tenait une lanterne au milieu d'une tempête.Si nul ne demeurait pour en apercevoir la flamme, elle ne pourrait guider personne hors de cet ouragan. Déterminée à tenir Seth éveillée, elle dégaina l'arme suprême : un jeu de cartes.

Sloane s'y connaissait en la matière. À cause de la fâcheuse addiction de sa mère, jusqu'à ses quinze ans, elle avait passé plus de temps dans les casinos que sur les bancs de l'école. On ignorait vite l'âge légal, pour les habitués. Sloane était née devant la diffusion en direct des championnats de poker, elle avait été bercée par le frottement des jetons et le tintement des pièces dans les machines, elle avait grandi dans un monde de velours vert, de cuir, de lumières tamisées, entourée de rois, de reines, d'as et de mises. C'était un mystère qu'elle n'eût pas fini croupière. Ça aurait payé mieux que cette besogne de misère, disait sa mère. Et elle n'avait pas tort. Mais Sloane avait fui l'addiction familiale, bien décidée à se protéger de l'attrait du luxe et d'une ruine certaine. Le paradoxe du hasard, c'est qu'il y en a pour qui il penche systématiquement du mauvais côté. En outre, Sloane avait échappé au monde de la nuit, du jeu et de l'opulence pour celui de la nuit, du trépas et de l'oubli. La roue tourne toujours, dit-on. Mais on se garde bien de dire que le jeu est truqué.

Cette nuit-là, un spectre jovial sortit du paquet de cartes et investit la chambre de Seth Eccles d'une douce nostalgie. Cela faisait des années que Sloane n'avait pas étalé devant elle les enseignes bicolores. Mais on n'oublie jamais ni le vélo, ni les lacets, ni les couleurs de l'arc-en-ciel. Même les recettes de sa grand-mère, on finit par s'en souvenir. Le Black Jack refit surface exactement de la même manière.

L'hôpital n'a jamais été le meilleur endroit pour trouver des jetons. Aussi Sloane s'en passa-t-elle. Elle inculqua à Seth les bases du poker avec pour seule et unique mise les pions d'un jeu de dames. La patiente assimila les règles avec beaucoup d'assiduité. Elles livrèrent partie sur partie jusqu'au petit matin, comme le font les riches accrocs dans les salles privées des grands casinos. Les manches successives et sa déculottée finale apprirent une chose à Sloane : Seth Eccles était douée.

Alors, une idée germa. Jamais de toute sa vie elle n'avait envisagé un plan aussi insensé. Jamais elle ne s'était sentie aussi cruelle. Mais les idées, en particulier les plus folles, collent généralement à l'esprit jusqu'à lui laisser leurs marques, telles les innombrables traces laissées sur la peinture lorsqu'on arrache nos vieux posters. Il y avait bien des célébrités que Sloane n'avouait plus avoir adulées et qui pourtant ponctuaient les murs de sa chambre de taches indélébiles. De même qu'elle avait fini par ne plus voir le scotch, elle digéra l'affreuseté de son idée sordide. Elle la considéra longuement, pesa bien pesé le pour et le contre et convint qu'il y avait là une chance à ne pas laisser passer. Elle interrogea Seth :

— Où êtes-vous allée, quand vous vous êtes endormie ?

— Maintenant que je vous ai mis une raclée monumentale, on pourrait se tutoyer, non ? Quelque chose me dit qu'on va se voir souvent.

— Où es-tu allée, Seth, quand tu t'es endormie ?

— Nulle part. Je rêvais.

— C'est de cela dont je te parle. Quel genre de rêve tu as fait ?

— Vous comptez entreprendre une psychanalyse ? Remarquez, j'en aurais bien besoin !

— Ce n'est pas mon domaine. Je me suis occupée de beaucoup de patients atteints du SRS. Beaucoup m'ont parlé de leurs rêves. Et quelque chose m'a frappée. Alors s'il te plaît, dis-moi de quoi tu as rêvé.

— Très bien. J'étais dans un port. Du moins, sur un quai. Un chien et un pirate ont voulu me faire monter à bord d'un bateau. Puis une dame dans une cape m'a proposé de libérer mon âme. Quand je lui ai dit que tout ça c'était complètement absurde, que ce n'était qu'un foutu rêve, elle m'a laissée. Et je me suis réveillée.

— Alors, toi aussi, tu as vu le bateau...

— Oui.

— Quand tu t'es réveillée, est-ce que c'était de ton propre chef ? Tu savais que tu rêvais. Est-ce que tu as choisi d'ouvrir les yeux ?

— Je ne crois pas. Même quand on sait qu'on rêve, on ne choisit pas de se réveiller. Si ?

— Certaines personnes y parviennent. Dis-moi, Seth, est-ce que tu aimes Emerson ?

— Bien sûr.

— Si jamais tu décidais de monter dans ce bateau, est-ce que tu te sens capable de revenir, pour elle ?

— Emerson ne reviendra pas.

— Elle va revenir, crois-moi.

— Alors, y a pas de raison, je reviendrai aussi. C'est elle qui m'a laissée. Et c'est la deuxième fois.

— Seth, je veux que tu montes à bord de ce bateau. Aucun de mes patients ne m'a jamais raconté ce qu'il y avait, au terme de la traversée. J'en ai déduit une chose très simple : monter dans le bateau, c'est partir pour de bon. Mais tu es suffisamment intelligente. Je sais que tu trouveras un moyen de revenir, une fois au moins. Fais-le pour Emerson. Je veux que tu découvres ce qui se cache dans ce rêve. Je veux que tu trouves la cause de ce syndrome. Si tu y arrives, j'aurai une chance de te guérir. Autrement, tu ne pourras plus jamais être avec Emerson. Tu comprends ?

— Tu lui ressembles, dans un sens.

— À qui ?

— Au Mage.