Révélation
La poupe grinçante du bateau fendait l'écume aussi légère et volatile que la brume qui noyait le port. Le quai avait disparu de l'horizon, englouti par des ténèbres sans fond. À l'avant sur le pont, Seth essayait vainement de tendre le regard, de saisir à la volée quelque vue de l'océan qui inondait ses songes. Elle entendait les caresses voluptueuses des flots qui léchaient la coque métallique. Les vagues, cependant, étaient imperceptibles. Rien qui aurait pu ressembler à une mer ne se donnait à voir dans les rares percées qu'épargnait le brouillard. On avait étalé sur le ciel une purée de pois si épaisse que Seth, en y passant les doigts, pouvaient y deviner des amas grumeleux. Elle se pencha un peu plus en avant sur le parapet, plissa les yeux. Elle voulait savoir de quoi étaient faits les flots qui emplissaient ce monde.
— T'fûre d'toi alors, gamine ?
Le chien s'adressait à elle. Seth détestait sa voix empâtée de salive. À peine tourna-t-elle la tête dans la direction de la bête pour lui répondre avec dédain :
— Fûre de quoi, clébard ?
— T'sayes de r'garder c'qui s'trame dans t'tête, m'grande. Mais j'crois t'sais pas encore à quoi ç't'engage. C'te flotte là en bas, c'est toutes les idées vagues qui t'traversent l'tête sans même qu'tu t'en rendes compte. Mais s'tu les r'gardes en face d'puis l'pont d'ce rafiot, tu s'ras exact'ment quelle tronche elles ont tes idées. Et là t's'ras bien obligée d't'en rend' compte.
— Articule, cabot ! Je pige rien quand tu m'causes.
— J'saye juste de t'prévenir.
— Ouais bah ferme ta grande gueule pleine de bleffe, ça me rendra service !
Ignorant le chien, Seth appuya à nouveau sa poitrine contre le parapet et bascula la tête en avant. Le brouillard s'agglutinait sur les flancs du bateau comme des boules de coton, intensément opaque. Seth avait beau plisser les yeux, la mer de songes sur laquelle voguait l'embarcation lui échappait toujours. Bientôt, le navire s'engouffra dans une colonne d'air, un morceau de ciel à l'abri du brouillard. Les vents y écartaient les nuées comme les vulgaires lambeaux d'un gigantesque rideau blanc. Dans cet œil clair et calme au cœur de la brouillasse, Seth fut enfin en mesure d'admirer l'océan qui portait le vaisseau vers la mystérieuse Cité.
La surprise fut immense. Là où Seth s'attendait à rencontrer de l'eau, d'étranges courants se dévoilèrent : des ondes sombres qui glissaient sous la coque grinçante du bateau, tels des serpents électriques bardés de noir et de pourpre qui auraient sur leur passage répandu des filets d'encre diffus et nébuleux. Leurs corps et leurs flux s'entremêlaient dans une lutte chorégraphiée des plus singulières. Les traînées miroitantes rampaient les unes sur les autres, s'entrelaçaient jusqu'à s'étouffer et disparaître finalement fondues les unes dans les autres. Certaines s'enroulaient comme des spirales, creusant des puits éclatants aux confins des abysses. Des typhons ainsi formés, jaillirent soudain des hordes de monstres, des revenants chargés d'écume qui s'accrochèrent désespérément à la coque lisse est glissante. Les ondes vomissaient des décharges fantomatiques. La mère de Seth brandissait d'un air menaçant sa bouteille à demi vide, chancelait et se noyait pour que s’élevât à sa place une nouvelle figure. Son père gueulait, tapait du pied et envoyait voler les meubles, puis il pleurait et implorait le ciel de lui accorder le pardon. Seth voulait détourner le regard, mais ses yeux étaient comme aimantés à la surface de cette mer confuse. Des chiffres se soulevaient et mitraillaient la poupe de l'embarcation. Des échos susurraient à lui percer les tympans.
« T'es bien la fille de ta mère ! »
« Cette catin ! »
« Tu ne feras jamais rien de bon ! »
« T'es un rat, Seth. Retourne avec les rats dans ton égout puant. »
Les rires perfides des enfants s'élevaient de toute part. Leurs visages moqueurs mutilés par les oscillations des vagues tordaient leurs rictus en d'atroces grimaces.
« C'est quoi ces fringues de clocharde ? »
« Eh, toi ! Tu vas où comme ça ? »
« T'es muette ou t'es juste attardée ? »
« Bah alors, face de rat, t'as donné ta langue au chat ? ».
Puis le tableau brouillé de la cour de récréation était aspiré par la houle électrique. La suite de la fresque s'amenait déjà en grondant sur les rouleaux. Des colonnes de verre avaient éclos au creux des typhons. Les vivariums grouillants, empilés les uns sur les autres, étincelaient de tous leurs néons, tendus vers l'infini. Les vitres se renvoyaient mutuellement les reflets décuplés de brillantes promesses. Seth ne savait déjà plus où donner de la tête. Ses synapses exaltées étaient sur le point d'exploser. Mais une voix s'éleva soudain de nulle part, douce et ferme. Ses mots brisèrent le vacarme du verre tintant et des vagues d'encre épaisse, ébranlant les serpents et les spectres marins.
« Des cloportes ? C'est une drôle d'idée, ça ! »
« Eh, Seth ! Ça m'a l'air lourd tout ça. Je te dépose chez toi ? »
« Tu as de très beaux yeux, vraiment. Je sais, c'est pas très original comme compliment. Tous les beaux parleurs disent ce genre de conneries. Mais c'est ce que je pense, je t'assure ! Tes yeux sont tellement noirs... J'espère que ce n'est pas vraiment le reflet de ton âme ! »
« Tu as l'air triste, Seth. Qu'est-ce qui ne va pas ? »
« Ça fait mal ? »
« Moi, je prendrai soin de toi. »
« Je te fais mal ? Dis-moi, si je te fais mal... »
« Je t'aime Seth. Je ne veux jamais te perdre. »
Ainsi la voix suave d'Emerson emplissait l'espace tout entier, inondait l'océan lui-même. Les serpents agonisaient sous la coque saillante du navire, étouffés par la passion. Tous les rêves qui grouillaient dans la vaste mer des songes prenaient le visage d'Emerson, chaque petit souvenir avait le goût de ses lèvres, même le tourbillon des vents charriait son odeur. Emerson et son putain d'idéal mielleux colonisaient la moindre petite onde onirique, envahissaient l'univers comme une flopée de parasites, achevant chaque embryon créatif dans ce bourbier de la pensée.
Seth n'était plus que douleur. Sa tête allait exploser. Son crâne allait partir en miettes et gerber sa cervelle de tous les côtés. Elle porta les mains à ses tempes. Elle voulut. Mais ses mains n'étaient plus. Elles avaient disparu quelque part dans son rêve et elle ne pouvait pas les trouver à l'instant. Un spasme la traversa – ce qui restait d'elle – et sa gorge expulsa une boule de paroles :
— Arrêtez ça ! Pitié ! Qu'est-ce qui m'arrive ? Pourquoi vous me faites ça ? Je ne veux pas les voir ! Je ne veux pas les voir ! Je ne veux pas la voir ! J'étouffe...
Alors ses mains apparurent, loin devant, au beau milieu de l'horizon tortueux. Sans même la consulter, ses doigts saisirent le monde par ses quatre coins et, dans une divine distorsion, le déchirèrent d'une traite. L'océan s'écroula, abattant sur le vaisseau un déluge ophidien saturé d'étincelles. La tempête ionique envoya la passion s'écraser sur de lointains rivages et, tandis que Seth tombait à genoux sur le pont du bateau, le calme revint régner sur la mer de ses songes – le calme plat. Elle n'avait plus depuis longtemps connu pareille quiétude.
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