Howard

4 minutes de lecture

Dans une annexe reculée du grand hôpital, loin des chassés-croisés du hall, des tickets déchirés à la chaîne, des sursauts des brancards dans les joints du carrelage ; par-delà encore l'entrée vrombissante des urgences, le concert des sirènes, le lino éraflé où claquent les talons, où crissent les crampons, où dérapent les béquillent ; après les cuisines aseptisées et leurs percussions d'inox, les vestiaires dans lesquels dorment sagement les blouses d'anesthésie et l'ascenseur grinçant qui descend droit au bloc ; plus loin même que le vide-ordures où se déversent les plastiques colorés, entre un point de sécurité aux allures de poste-frontière et l'entrepôt où reposaient les dépouilles entassées de vieilles machines à café, se découpait la porte du département 24. Au clignotement fébrile des néons du couloir répondait le son aigu et régulier du cardioscope. La lumière se figea, un son strident imprima son écho le long des murs jaunis. Puis plus rien. Rien qu'un silence de morgue.

Un soupir las échappa aux lèvres gercées de Sloane Berjäk.

— Howard… Tu as vu quelque chose ? Un bateau ? Je t’en prie…

Mais le visage de l’homme resta inerte, sa bouche muette. Le dernier de ses patients avait déjà quitté ce monde, emportant avec lui le secret de son ultime vision. L’infirmière n’osa pas le toucher, elle rabattit simplement le drap sur le corps à l’abandon. Le réveil de la chambre affichait 23H43. Après avoir consciencieusement noté l’heure du trépas, Sloane s’immobilisa pour feuilleter une dernière fois le dossier du patient : Howard Bergsen, trente-six ans, noms et contacts des proches à prévenir en cas de décès. Tout en quittant la chambre, puis en remontant le couloir, elle répéta douloureusement les phrases qu’aucune famille ne souhaitait entendre si prématurément. Des phrases qu’elle avait prononcées tant et tant de fois qu’elle peinait aujourd’hui à y glisser quelque émotion.

Le département 24 était désert. Personne excepté Sloane ne voulait plus travailler dans ces locaux, les bruits de couloir dépeignaient même son service comme maudit. Comment leur en vouloir ? Le personnel de l'hôpital avait été formé pour faire face à la mort, si lente et douloureuse fût-elle, à la folie et à l'horreur. Mais nul ne voulait demeurer dans un département dont tous les arrivants se trouvaient condamnés avant même leur admission. Nul ne pouvait supporter le Syndrome du Rêveur Seul.

Le phénomène s’était déclaré en novembre, de façon inexpliquée. Un cas, deux cas, puis des dizaines. Hommes et femmes, enfants comme vieillards, tous prisonniers d'un sommeil dévastateur, affluaient dans le service. Les patients ne se réveillaient que rarement et leur conscience du monde se délitait de jour en jour. Des hématomes affleurait sur la peau de certains, d’autres se révélaient soudain criblés de plaies suintantes. Nombre d'entre eux souffraient d’un sommeil agité. Si une minorité demeurait calme et exempte de blessures, tous portaient ce même vide en eux ; on eût dit que leur âme s'était évaporée.

Le département 24 avait vu le jour dans l'optique d’apaiser ces malades, d’étudier le SRS et d’y trouver un remède. Sloane Berjäk avait été parmi les premiers à se porter volontaire pour intégrer le service. Elle-même n’aurait su dire si c’était la compassion ou une curiosité malsaine qui l’y avait poussée.

À peine entrée dans la loge, l’infirmière fit chauffer la théière. De temps à autre, elle partageait son thé avec un collègue d’une unité voisine, affecté à la permanence pour qu’elle puisse s’accorder quelques heures de sommeil. La solitude, Sloane connaissait. Rêver, en revanche, elle avait oublié quel effet ça faisait.

À bien des égards pourtant, elle présentait un profil similaire aux Rêveurs Seuls : une vie sociale restreinte, des centres d’intérêt resserrés et des antécédents psychiatriques. Addicts et dépressifs résistaient rarement plus de quarante-huit heures aux effets du SRS. Si l’étude du Syndrome n’avait révélé aucun facteur de contagion, côtoyer ses victimes présentait des risques indéniables. Quiconque assistait à la disparition de l'un d'eux s’en trouvait changé à jamais, profondément traumatisé, ou pire.

Médecins comme auxiliaires, tous ceux qui avaient un jour fait vivre le département 24 avaient soit contracté soit fui le Syndrome. Incapable de leur emboîter le pas, Sloane était restée là, à batailler pour maintenir l’unité debout, quoique non plus capable d’y sauver qui que ce soit.

Que dirait-elle aux Bergsen ? Comment expliquerait-elle, cette fois encore, leur perte prématurée ? Ou l’impossibilité de récupérer le corps ? Elle aurait beau raconter les prouesses d’Howard, comme il avait lutté des semaines durant, à quoi cela avançait-il les proches ? À quoi cela avançait-il la science ? Comment avouer que chacun de ces rêveurs était parti en vain, sans pouvoir lui faire part de sa dernière vision ? Pour l’infirmière, la frustration avait depuis longtemps pris le pas sur la simple tristesse. Chaque adieu avait l’amertume d’un échec, chaque annonce le ton d’un mea culpa.

Devant l’inconnu, aussi terrifiant qu’un gouffre insondable, certains fuyaient, d’autres plongeaient. Longeant le bord, une main tendue vers l’abysse, Sloane Berjäk, elle, n’éprouvait qu’une seule peur : celle de demeurer à jamais sans réponses.

Annotations

Vous aimez lire Opale Encaust ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0