Emerson Henson prit place sur le siège qu'on lui avait indiqué. La dame de l'hôpital lui proposa un café, qu'elle accepta volontiers. La femme inséra une dosette dans la machine et le breuvage coula tout seul. Elle posa le gobelet en carton fumant sur la table, devant Emerson. Puis elle s'assit en face.

— Mademoiselle Henson, c'est bien cela ?

La jeune femme hocha la tête.

— Pouvez-vous confirmer l'identité de la patiente ?

— Son nom est Seth Eccles.

— Son âge ?

— Vingt-six ans.

— Mademoiselle Eccles a-t-elle des habitudes de vie particulières ? Des problèmes ? Un trouble quelconque ?

— Si vous considérez que consacrer sa vie à étudier des cloportes c'est un trouble, alors oui, c'est le cas. Et puis, Seth a ce truc. Au début, je trouvais ça charismatique. Y en avait pas d'autre comme elle... Elle était comme personne. Mais je me suis vite rendue compte que sa différence, elle venait surtout de son penchant pour la solitude. C'est pas qu'elle n'aime pas les gens, ni vraiment le fait qu'elle ait du mal à communiquer avec eux. Je ne suis même pas sûre qu'elle aime ça, être seule. C'est juste ancré en elle, vous voyez ? Comme une propriété, un truc un peu instinctif dont elle peut pas se défaire. Parfois, ça en devient même flippant.

Emerson trempa les lèvres dans le café bouillant. Elle en aspira une gorgée.

— Mademoiselle Eccles vit-elle seule ? Exerce-t-elle une activité ? demanda encore la préposée aux questions.

— On a vécu ensemble un moment. Ça fait deux mois qu'elle est toute seule. Elle étudie à l'Académie des Sciences. Elle est assez brillante. Elle adore la biologie. Elle adore les sujets dont tout le monde se contrefout. Mais s'occuper de ce qu'on en dit, c'est pas vraiment dans ses habitudes.

— Elle aime ce qu'elle fait, alors ? Elle a d'autres passe-temps ? Une passion ?

— Non, pas vraiment. Je vous l'ai dit : elle consacre tout son temps à son élevage de cloportes. C'est ça son sujet d'étude. Elle a trois vivariums dans son appartement. La colonie dans la salle de bain grouille comme pas permis.

L'infirmière fronça les sourcils.

— Pourquoi les cloportes ?

— Allez savoir ! soupira Emerson. Seth fait sa thèse sur leur petite société. Elle pouvait pas s'intéresser aux fourmis, comme tout le monde. Non, il fallait qu'elle choisisse les bestioles les plus repoussantes de toute la faune terrestre ! Moi, vous savez, je m'en foutais pas mal au début. Ça ou autre chose... Mais c'est vite devenu envahissant. C'était une obsession : elle passait tout son temps à observer ses colonies de bestioles et elle essayait de définir une sorte de système social. Ils avaient même des noms, les cloportes... Comme s'ils avaient besoin de noms...

La préposée aux questions inspira profondément. C'était une femme plutôt quelconque, pas spécialement jolie. Elle aurait sans doute été le genre de Seth, songea Emerson. Seth n'avait jamais démontré un goût prononcé pour la beauté. La preuve, elle l'avait aimée, elle, Emerson, avec son visage terne et sa nature maladive.

La dame de l'hôpital se frotta les yeux.

— Mademoiselle Henson, quelles relations entretenez-vous avec la patiente ?

— Plus aucune, ces deux derniers mois.

— Que faisiez-vous chez elle ce matin, dans ce cas ?

— Je passais dans le quartier, par hasard. J'ai toujours le double des clés. Je me faisais pas de soucis pour Seth, vous savez. Avec ou sans moi... Je voulais surtout voir si elle faisait le ménage, si son frigo ne débordait pas de plats surgelés. Elle a beau être un génie, Seth est loin d'être une fée du logis !

Emerson balança son gobelet vide dans la poubelle, dans le coin de la pièce.

— C'est vide ici, remarqua-t-elle. Où sont passés vos collègues ?

— Il n'y a que moi. Avec une seule patiente, je pense que je m'en sortirai.

— Où sont les autres patients ?

L'infirmière ne répondit pas.

— Eh bien ? insista Emerson. Vous avez de quoi la soigner, au moins ?

Pour seule réponse, elle obtint ces paroles glaçantes :

— Vous savez qu'elle va mourir, n'est-ce pas ?