Démons
L'instinct se réveilla et il tira Emerson du sommeil. Elle s'était assoupie sans s'en rendre compte. Ses paupières venaient de s'ouvrir toutes seules, sans raison apparente. Elle sentait les cernes germer dessous ses yeux. Elle n'avait le souvenir d'aucun rêve troublant. Il n'y avait en elle que cette tension primale, une sensation soudaine qui l'avait mise sur le qui-vive : la certitude qu'un spectre venait d'apparaître dans la pièce. Elle devait le chasser.
Emerson avait développé la faculté de deviner leur présence. Elle avait dormi avec sa sœur des années durant, dans l'appartement du coin de la rue, dans le quartier de la vieille fabrique. Les spectres n'avaient de cesse d'envahir les rêveries de Phebe. Emerson avait appris à les dompter. Elle savait à l'époque quelles paroles chuchoter, comment passer ses doigts dans ses cheveux pour apaiser ses maux, à quel moment prendre sa main afin de la rassurer. Quand Phebe luttait contre ses songes en s'agitant dans son sommeil, Emerson avait toujours su quoi faire. Elle avait veillé sur les nuits de bien d'autres, lorsqu'elle était à l'internat. Les spectres se faisaient rares, en ce temps-là. Personne n'avait de rêves aussi troubles que ceux de Phebe. Et puis, elle avait rencontré Seth. C'était une personne calme, sur les bancs de l'Académie. C'était une personne calme au quotidien et même son sommeil semblait imperturbable. On aurait dit une morte, couchée sur le matelas. Elle s'endormait sur le dos, les bras le long du corps et le visage serein. Une fois assoupie, elle ne bougeait plus, elle ne sourcillait pas. On entendait à peine sa respiration. L'air soulevait sa poitrine de façon presque imperceptible. Si Emerson n'avait pas connu par le passé tous les spectres de la Nuit, jamais elle n'aurait vu ceux qui tourmentaient Seth.
Les démons qui hantaient Seth étaient de la pire espèce. Ils se tapissaient, immobiles, quelque part au fond de son cœur. Ils n'avaient nul besoin de montrer les crocs ou de sortir les griffes. Leur présence seule suffisait à la blesser. C'était le poids de toutes les ombres, stagnantes dans le marais où échouaient ses songes, qui seul changeait le flot de ses idées en une indémêlable bouillasse. Au cours des dix-huit mois pendant lesquels elles avaient partagé le même appartement, Emerson avait passé des nuits à éloigner les spectres. Elles les sentait, pesants, tourbillonner en l'air et essaimer dans la chambre de lourdes spirales. La pièce s'emplissait de vices et de pulsions. Tout ce que Seth enterrait le jour dans son mutisme, son âme l'expulsait la nuit. Ainsi, dans cette intimité austère, Emerson avait subi, tout éveillée, les cauchemars de sa partenaire. Elles les avait admirées prendre forme, ces ombres qui inlassablement rejouaient les mêmes crimes : s'élever, se répandre et renverser le monde dans une onde de souffrance – moment où la dormeuse gémissait faiblement – avant de s'essouffler dans leur propre folie, réduites à l'agonie par la lueur du soleil levant, tandis qu'Emerson, gagnée par la fatigue, finissait, accrochée au bras inerte de sa compagne, d'achever le monstre à grands coups de tendresse.
Rattrapée par un vieux réflexe, elle envoya voler toutes ses belles résolutions. Avant même de savoir ce qu'elle faisait, sans avoir eu le temps d'en débattre intérieurement, Emerson glissa sa main contre le dos de celle qui frémissait sur le matelas. Elles inséra ses doigts entre ceux de cette main et la pressa avec douceur pour apaiser ses tremblements.
— Je suis là, chuchota-t-elle.
L'autre main resta inerte.
Les grands yeux de Seth la fixaient. Dans la pénombre, le noir de ses pupilles avait grignoté ses iris ardents. Ce regard, Emerson le connaissait. Des mois durant, elle l'avait redouté. L'impassibilité avec laquelle Seth avait l'habitude de la considérer, à tous les coups, lui provoquait le même pincement au cœur. Seth la regardait. Toutefois, ce regard-là était pire que l'indifférence : Seth la regardait mais ne la voyait pas.
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