Dopamine
Emerson s'avança sur le pont du navire. Les voiles flottaient dans le ciel pâle et d'étranges marins s'affairaient autour d'elle. Alors qu'elle approchait du parapet, désireuse de contempler le vaste horizon qui la séparait de Seth – plus pour très longtemps, espérait-elle – une main velue la retint par le poignet. Aussitôt, Emerson fit volte-face et tomba nez à truffe avec le grand chien qui l'avait accueillie à bord.
— Tu viens pour elle, s'pas ? articula la gueule baveuse.
— Seth ? Oui, je viens la retrouver. C'est une mise à l'épreuve...
— M'vaise raison...
Les longs poils de son museau étouffaient les syllabes. Pourtant, Emerson comprenait. Elle avait conscience que son entreprise relevait du tabou ; elle pénétrait les contrées incertaines du Songe pour satisfaire un égoïsme puéril. Elle ne pouvait pas même affirmer avec certitude si c'était à Seth qu'elle devait faire ses preuves, ou alors à elle-même. Un monde sans démons tapis au fond des cœurs, un monde où tout serait mis à nu, où nul n'aurait besoin de ses talents d'exorciste – où nul n'aurait pour ainsi dire besoin d'elle – et où elle-même n'aurait plus le luxe de se complaire derrière un masque rassurant. Cela l'effrayait bien davantage qu'elle n'osait se l'avouer.
Elle leva les yeux sur l'homme-chien, planté à ses côtés.
— Tu as un nom ?
— Varys.
— Dis-moi, Varys, tu as déjà entendu cette comptine ? Tu sais, celle qui raconte l'amour impossible d'un poisson et d'un oiseau ?
— S'pas l'genre d'souv'nirs qu'on emport' d'l'aut' côté...
Emerson expulsa un soupir silencieux.
— Ne plus se souvenir... comme ça doit être confortable. Vivre sans attaches. Sans passions. Sans chaleur...
Sa voix tremblait, comme mutilée au sortir de sa gorge par une violence barrière. Un grillage de ronces ou une clôture électrifiée. L'esprit n'était-il pas par essence le lieu de tous les désirs ? La Cité ne serait-elle pas un havre de paix bariolé de fantasmes, tous plus débridés les uns que les autres ?
Néanmoins, la scientifique en elle ne cessait de se poser la question : à quoi ressemblerait l'amour, sans le concours des hormones ? Pouvait-on réellement n'aimer que l'esprit de quelqu'un, sans jamais s’imprégner du parfum de sa chair, du goût de ses baisers ? Sans jamais s'empêtrer les doigts dans ses cheveux ; l'étreindre à l'étouffée, jusqu'à l’ébullition ? Pouvait-on seulement éprouver l'ardeur ineffable du réel érotisme en ne se confondant l'un en l'autre que par la seule pensée ? Emerson doutait que nulle relation platonique suffît à son bonheur. Non, elle était certaine de ne pouvoir s'en contenter.
Elle inspira profondément. Alors, elle remarqua que les embruns ne portaient plus la moindre odeur. Ou plutôt, que son corps commençait à égarer les sens. Sans qu'elle y eût pris garde, tout son être s'était mis à lutter pour demeurer entier. Ses mains ne demandaient qu'à s'envoler par-delà la mer des songes, ses chevilles flanchaient et ses entrailles au grand complet tentaient de se confondre en un gigantesque organe. Emerson se serrait le ventre dans une étreinte imaginaire. Varys haussa les épaules :
— Bah, l'mal d'mer !
— Ça ne t'affecte pas, toi ?
Il secoua la tête, et ses grandes oreilles se balancèrent en une sorte de danse étrangement élégante.
— Nan, j'suis d'jà lib'ré d'puis l'temps.
— Comment est-ce qu'on se libère ?
— Faut r'garder par d'sus bord. Mais faut êt' prêt avant. S'pas beau à voir, t'sais. C'te flotte, c'est toutes les idées qui t'trottent dans l'tête. Y'en a qu'tu veux pas voir, d'vrai. Mais si tu t'penches, faudra faire face, m'grande.
— Je vais regarder, alors. Juste un petit coup d’œil...
La détermination fourmillait dans toute sa poitrine lorsqu'elle leva les yeux, défiant les flots qui devaient lui révéler le fond insoupçonnable d'une pensée réprimée. Comme Seth auparavant, Emerson vit les couleuvres miroitantes qui répandaient sur leur passage des nuées d'encre opaque. Les corps ondulants des serpents s'enroulaient, creusant dans la quiétude de l'océan des puits d'un noir intense. Bientôt, les typhons se muèrent en projecteurs et crachèrent sur la surface lisse de l'eau des ombres du passé. Emerson assistait littéralement au film de sa vie, diffusé en aquacolor haute définition sur l'écran des vagues. Elle voyait la lumière, la première lueur de son existence au sortir du ventre étouffant de sa génitrice. Les cailloux farceurs des allées du square qui lui lacéraient les genoux à chaque chute de vélo. L'essaim menaçant des spectres qui planaient, la faim aux tripes, au-dessus du berceau de la petite Phebe. Bientôt, l'écran fut saturé par la multitude de ses exploits ; chacune des fois où elle avait dompté les ombres cauchemardesques qui grignotaient les rêveries de sa petite sœur, des camarades avec qui elle partageait son dortoir d'internat ou encore de Seth. Dès lors, la mer des songes ne fut plus qu'un gigantesque kaléidoscope édifié à sa gloire – le miroir absolu de son égocentrisme. Un ego si proéminent qu'elle avait été contrainte, pour le soutenir, de le glisser nuit après nuit dans les cœurs d’autrui, obligés de l'aimer. Une sauveuse compulsive, accroc à la reconnaissance : voilà ce qu'elle était, au fond. Voilà par quels éclats d'âme son subconscient entreprenait désormais de la lapider.
Emerson roula des yeux, sans toutefois s'abaisser à détourner le regard. Elle soutint sans se démonter le narcisse iodé qui germait des tréfonds de son âme, à présent dévoilée. L'océan tout entier se couvrait en son honneur de fleurs autolâtres. Les bourgeons fleurissaient par milliers, et elle était le pistil de chacun d'entre eux. Une individualité virale, qui engloutissait indifféremment l'Univers au complet dans sa propre quête d'éros. Syndrome de vie multiple.
— Je me cherchais toujours à travers les autres. Je n'existe que par eux. Moi, toute seule, je ne suis rien. Un exorciste sans démon... Mon existence est au chômage.
Soudain, contre toute attente – contre la sienne, de surcroît – un fou-rire infantile brisa la barrière de ses lèvres. L'indécence étant de mise, elle s'octroya quelques secondes d'honnêteté.
— Franchement, je n'apprends rien ! Faute de vraiment le savoir, je l'ai toujours senti. Je pare mes vices de vertus. Quitte à survire comme un virus en empoisonnant tout mon entourage de mon trop-plein de bienveillance, j'essaye au moins de les soulager un peu. C'est si mal que ça, d'essayer de mettre ses pires défauts au service de ceux qu'on aime ? C'est toujours mieux que de les accepter tels quels. Vouloir donner le meilleur de moi-même, ça ferait de moi une hypocrite ?
Varys, qui n'avait pas quitté la jeune femme de toute la durée de son introspection, se tordit les babines en examinant le subconscient étalé par l'écume, comme un cœur disséqué.
— Ouais. C'pourrait sûrement êt' pire. Tu d'vrais pas rester là, t'sais. T'es pas à t'place ici. J'pige pas. Pourquoi tu veux t'donner l'mort comme ça ?
— Dis-moi, Varys, que se passe-t-il lorsqu'un oiseau tombe amoureux d'un poisson ?
— I' pleure. Ou i' l'gobe.
— Ça pleure vraiment, un oiseau ?
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