Vivariums
Sloane coupa le contact. Elle se pencha au-dessus du volant pour contempler le petit immeuble dégradé devant lequel elle venait de se garer, puis elle lança un regard inquisiteur à Emerson sur le siège passager.
— Ce n'est pas chez toi, n'est-ce pas ?
L'autre haussa les épaules.
— Qu'est-ce qui te fait dire ça ?
— Tu mens très mal, toujours. Tu es de loin la pire adversaire que j'ai eu aux cartes. Une aubaine que je n'aie pas eu à jouer avec toi une semaine de plus !
— Si tu savais jouer à autre chose qu'aux cartes, le problème ne se poserait pas.
L'idée de rétorquer ne traversa pas même l'esprit de Sloane. Déjà, parce que cela eut été inutile : il était vrai qu'elle ne connaissait les règles d'aucun autre jeu, et elle préférait ne pas avoir à ajouter qu'elle ne jouait qu'aux cartes car elle n'était douée pour rien d'autre. Pas même comme infirmière. Mais surtout, bien que Sloane s'amusât beaucoup de leurs fréquentes joutes verbales, elle laissait généralement Emerson l'emporter. Elle avait conscience de la terrible épreuve que venait de traverser la jeune femme, faute de pouvoir l'appréhender complètement. Elle savait par ailleurs que l'impertinence derrière laquelle se réfugiait Emerson n'était rien de plus qu'une façade destinée à la protéger d'éventuelles déceptions. Il lui avait fallu du temps et de cuisants échecs avant d'accepter de renoncer à Seth. Il faudrait sans nul doute plus de temps encore et bien de fulgurants espoirs avant qu'elle ne consentît à accorder de nouveau sa confiance. Tout cela, Sloane l'avait compris et le respectait profondément. Jusqu'au soir, Emerson demeurait sa patiente et, jusqu'au soir, l'infirmière avait la ferme intention de prendre soin d'elle en conséquence.
Cela faisait une semaine qu'Emerson Henson était revenue de son voyage de l'autre côté. En chemin, elle avait perdu l'usage d'un œil et s'était fêlé plusieurs côtes. Depuis son retour, elle ne rêvait plus. Son sommeil n'offrait désormais nulle autre vision qu'un écran noir, sans tache ni lueur. Elle s'était mise à croire qu'en renonçant à l'autre monde, elle avait abandonné la faculté même de rêver. Cela ne la dérangeait pas outre mesure.
Toute la durée de son hospitalisation, Emerson avait pu compter sur le soutien infaillible et la bienveillance de Sloane Berjäk. Ce qui était normal, après tout, puisque l'infirmière était payée pour veiller au bon déroulé de sa convalescence. Toutefois, Emerson repensait souvent à l'étrangeté de son réveil, au sortir du coma, aux lèvres aussi gercées que brûlantes de celle qui se croyait certainement sa sauveuse. Emerson n'avait pas le cœur de lui avouer que ce sauvetage n'était tout au plus qu'un léger coup de pouce ; pas plus qu'elle ne trouvait le courage de demander à l'intéressée les véritables raisons de ce baiser. Les raisons, elle préférait ne pas les connaître. Ainsi, elle conservait au moins la possibilité de les fantasmer.
Ce matin-là, alors qu'Emerson Henson sortait enfin de l'hôpital, Sloane Berjäk s'était proposé de la conduire jusqu'à chez elle. À vrai dire, la proposition tenait plus de l'impératif, puisque Sloane avait été jusqu'à confisquer à la patiente, soi-disant encore trop faible, les clés de sa voiture. Dos au mur, Emerson avait consenti à ce qu'on la raccompagnât. Seulement, au lieu de donner à l'infirmière son adresse, elle l'avait conduite jusqu'à l'immeuble de Seth.
— Tu peux me dire où on est ?
— Enfin, c'est évident.
— Et qu'est-ce qu'on vient faire là ?
Avant même de répondre, Emerson avait défait sa ceinture et empoigné son sac.
— Moi, je vais vider les vivariums. Toi, tu peux partir si ça te chante.
Sans laisser à Sloane l'occasion d'objecter, elle claqua la portière et gravit les marches qui menaient au hall d'entrée. L'infirmière sauta du véhicule pour s'élancer après elle, sans même prendre le temps de verrouillerl l'auto.
— Attends-moi. Je vais te donner un coup de main.
— Pourquoi ?
— Tu en poses des questions ! Je n'ai plus de patients : tous les autres sont morts, toi tu es réveillée. Le département 24 est vide, moi je suis au chômage. Qu'est-ce que j'ai de mieux à faire ? Maintenant, si tu préfères te débrouiller toute seule, dis-le. Je ne m'imposerai pas.
— Non, ça me va. Si tu t'ennuies, tu peux m'aider.
Emerson composa le code d'accès et Sloane lui emboîta le pas dans les escaliers. La peinture s'effritait sur les murs de la montée, là où elle n'avait pas été couverte de tags.
— C'est à quel étage ? demanda Sloane.
— Au cinquième.
— Franchement, même si j'avais un million de choses plus intéressantes à faire aujourd'hui, je ne te laisserais pas toute seule monter et descendre cinq étages avec les bras chargés. Ça ne pouvait pas attendre ?
— Non, ça ne pouvait pas attendre.
Emerson tourna la clé dans la serrure et poussa le battant. L'appartement de Seth sentait le renfermé. Elle avait perdu toute notion du temps. Impossible de dire si à peine plus d'une semaine ou des mois s'étaient écoulés depuis qu'elle l'avait retrouvée inconsciente. Machinalement, la jeune femme se dirigea vers le vivarium grouillant des Atréides, dans le séjour. Sloane la suivait timidement ; trop occupée à refouler l'envie d'imaginer quelle genre de vie les deux amantes avaient pu partager dans ce taudis pour véritablement prêter attention aux lieux.
Emerson souleva le couvercle de la cage de verre ; c'était le calme plat. Elle eut beau secouer la boîte dans tous les sens, elle ne décela qu'un unique cloporte qui s'y promenait encore.
— On dirait bien que Leto a bouffé tous les autres.
— Ils ont des noms ? Et toi, tu sais les distinguer ?
L'ancienne locataire esquissa un sourire gêné.
— Ouais, ça me fait plutôt honte qu'autre chose... Seth avait besoin de les reconnaître pour sa thèse. Mais, comme elle n'était pas très imaginative, c'est moi qui leur donnais des noms. Je lisais Dune, à ce moment-là...
— Eh ben, j'espère vraiment que Frank Herbert est allé trouver refuge de l'autre côté, sinon il doit sacrément se retourner dans sa tombe !
— Ah ça, avec un peu de pot, il retrouvera mon œil...
Emerson installa Leto-le-survivant dans un tupperware rempli de terre, puis fit de même avec la poignée de rescapés du vivarium de la cuisine où pullulaient autrefois les Corrino. La colonie des Harkonnen demeurait quand à elle bien vivace, sans doute favorisée par le taux d'humidité alarmant de la salle de bain, dont la pourriture avait bien entamé les joints depuis la dernière fois qu'Emerson elle-même avait entrepris de les refaire.
Après avoir soigneusement placé les tupperwares dans le vivarium encore peuplé, les deux femmes en soulevèrent chacune un côté et le portèrent jusqu'à la cage d'escalier. Elles descendirent prudemment et installèrent le cube de verre à l'arrière de la voiture de Sloane. Reprenant son rôle de copilote, Emerson la guida jusqu'à l'orée d'un bois. Là, elle insista pour porter elle-même le vivier le long du sentier. Cependant, en s'apercevant que ses côtes la faisaient toujours souffrir, Sloane le lui ôta des bras et la devança à grandes enjambées afin d'éviter que l'autre s'épuisât à tenter de le récupérer.
— C'est bon, arrête-toi là.
Sloane stoppa son avancée en bordure du chemin. Elle s'accroupit, ouvrit le vivarium et l'inclina pour laisser choir ses habitants dans l'humus frais de la forêt. De son côté, Emerson délivrait les passagers des boîtes en plastique. Passée la discrète euphorie de la libération, les deux femmes s'assirent sur une souche et regardèrent silencieusement les bestioles disgracieuses de dépêtrer dans la terre pour se frayer un chemin jusqu'à leur nouveau monde. Une terre promise et inquiétante.
Ce fut la patiente qui la première se décida à rompre la glace.
— Tu sais qu'ils changent de sexe ?
— Qui donc ?
— Les cloportes. Enfin, certains. Il y a une bactérie qui change un tas de mâles en femelles. Tu imagines, changer de corps d'un coup, comme ça ? Peut-être sans rien demander. Remarque, peut-être qu'ils s'en foutent.
— Ça te tenait vraiment à cœur de les remettre en liberté ?
— Ouais, on peut dire ça. Même un cloporte, ça a le droit de faire sa petite vie, sans être l'objet de tous les regards. Sans pour autant qu'on le laisse crever dans son bocal.
— C'est tout ce que tu en retiens ?
— Non. Quand j'étais sur le bateau, j'ai vu mon subconscient. Je ne peux pas juste prétendre que ça n'est jamais arrivé et poursuivre comme si de rien n'était. Et puis, il y a eu le perce-masque. Crois-le ou non, ça m'a changée. J'ai mis du temps à comprendre où cette lame m'avait frappée. Mais maintenant, je le sais. Ce qu'elle a percé, c'était un œdème, une saloperie infestée de pus que je passais mon temps à presser, encore et encore, sans jamais penser à le désinfecter. C'était ma petite addiction, cet attrait bizarre pour les problèmes des autres.
— Tu veux dire que tu as perdu tes talents d'exorciste ?
— Non, pas vraiment. Mais je sais que je dois n'en user qu'avec parcimonie, sinon cette plaie se rouvrira. Sinon j'aurais mal, là où j'ai toujours eu mal sans même m'en rendre compte. C'est ironique, non ? Finalement, ce Mage m'a libérée !
— Alors, dis-moi, qu'est-ce que tu vas faire de toute cette liberté ?
— Oh, je ne sais pas trop. Je vais aller voir Phebe, ma petite sœur. Prendre du temps pour moi. Prendre le temps. Penser à moi. Voir venir. Et puis, je ne sais pas, peut-être écrire des poèmes.
— Des poèmes ?
— Oui, pourquoi pas ? Écrire l'indicible pour sublimer le monde...
— Et de quoi ça parlera ?
— De ce monde, ou d'un autre. Et du plus grand mystère qu'il me reste à résoudre.
— Je peux savoir lequel ?
— Non... Pas encore. Mais je te le lirai, quand je l'aurai écrit... Enfin, peut-être.
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