Match d'écriture de 1h avec des amis des Imaginales.

Trois contraintes : Le mot "Conquérir", le genre "Bangsian fantasy", une émotion "l'anticipation".

(On a dû googler "Bangsian fantasy" : fantasy of the afterlife in which the ghosts of various famous men and women come together and have various, usually genial, adventures” On a découvert pour l’occasion…)

Un message à travers les âges

– Qu’est-ce que conquérir ? Que pouvons-nous posséder, que pouvons entre nos doigts tenir et de nos caresses chérir, avant que bien vite la chair ne se fripe, que les tendons ne se disloquent, que les os ne s’arthrosent, avant que demain la pourriture ne réclame sa livre de chair ?

L’encore-vivant est pétrifié par mon apparition. En face de moi il a le regard livide et n’a pas encore osé reprendre son souffle. Je tournoie sur moi-même en riant, traversant au passage quelques objets de la pièce et le poteau de la tente.

– Je te le dis, ô vivant, toi qui veux posséder le monde, entends mon avertissement à travers les éons ! Moi dont les chairs sont rongées par les vers et dont les yeux ne sont plus qu'orbites noirâtres, autrefois j’étais un conquérant couvert de l’or rutilant et des étoffes mirifiques arrachées aux vaincus.

– Qui…que… balbutie l’encore-vivant.

Il se tient à sa table de voyage, abasourdi. Mais j’ai toute son attention, il ne songe même pas à appeler à l’aide.

– Vous êtes un esprit ! parvient-il à dire.

– Est-ce comme cela qu’on nous appelle en ces temps modernes ? Je n’accepte qu’un titre : je suis un rebelle du Léthé. Je suis de ceux qui ne cèdent pas aux éons destructeurs ! Et si ce n’est point mon héritage qui persiste, que ce soit les leçons d’une vie de triomphe ! Je suis ici sous ta tente, jeune Siegfried, pour t’empêcher de commettre une terrible erreur.

– Moi ? Vous m’connaissez ?

Il n’a pas l’air vaillant, le Viking, dans son haut maculé de graisse, son pantalon encore posé sur le lit et sa culotte pendante. Je fais jaillir de ma tête translucide un bouquet d’étincelles.

– Je fais partie du flot du temps, je suis avant et après, je suis le kernel de la matrice… euh je veux dire de la rivière des époques, enfin… je sais tout ce qui est et tout ce qui sera, Siegfried ! Je t’ai vu, toi au confluent de l’Histoire, toi dont la vie bascule demain suite à ta seule et plus grande erreur !

Siegfried tombe à genou devant moi.

– Esprit, notre attaque de Paris va pas marcher alors ? Je vais mourir ?

– Périr ? Mais Siegfried, si ce n’était que cela, ce ne serait qu’une plaisanterie ! La mort, la vie, tout cela ne font que passer. Je suis là pour te parler de bien plus important : le destin d’un continent.

– Je ne suis que..

– Tu es l’instrument de la fatalité ! Si demain tu attaques la cité lacustre, tu t’enliseras dans un long conflit, dans un siège qui amènera l’ultime châtiment : ligués contre vous, tes ennemis s’uniront et construiront un royaume de France fier et puissant, une force à nulle autre pareille qui remontera tes fjords et massacrera tes fils, tes filles et jusqu’au dernier de tes cousins. Toi, petit être, tu sonneras le glas du joug de tes pairs !

Le type en face tremble. Je crois qu’il est à point, et de toute façon mon temps est écoulé.

– Ô pion de forces qui te dépassent, entends mon message ! Renonce au siège de Paris, détourne-toi et vis en d’autres lieux. Sinon, ce sera la fin de tout ce qui t’est cher.

Le type en face a l’air de cogiter à toute allure pour essayer de comprendre ce que je raconte. Je devrais peut-être faire plus simple.

– Et aussi, petit insecte, tu mourras !

Je disparais alors dans une gerbe de vaguelettes colorées, avec une détonation qui souffle la tente et projette le Viking au sol. C’est bien le maximum d’interaction dont je suis capable, plus d’un millénaire et demi avant mon temps.

De retour dans le labo, je me déconnecte et fais rouler ma chaise en arrière pour souffler un peu. Les serveurs autour de moi décompressent, j’entends les ventilateurs commencer à ralentir maintenant que l’effort est passé. D’un œil distrait, je vérifie sur chaque machine que je n’ai pas poussé le système trop loin… les indices intertemporels sont au vert, le cristal holographique brille normalement et la houle quantique semble retourner à une agitation normale… a priori, j’ai réussi mon coup sans déchirer le continuum spatio-temporel.

Mais ai-je vraiment réussi ? Il n’y a qu’une façon de le savoir.

Je jaillis hors de mon appart et descends avec fébrilité la volée de vieilles marches vers la rue. Je regarde mon smartphone pour savoir l’heure : 17h35. Dehors la foule et les voitures vont circuler à gros bouillon. Mais je n’ai pas besoin d’aller très loin. En une minute, j’ai traversé la rue et j’approche de la Seine.

Et elle est là , exactement comme je l’espérais ! Une promenade au bord de la Seine, un beau chemin juste au dessus du niveau de l’eau, parfaite pour les rencarts ! Elle ressemble trait pour trait à celle dont j’avais vu des esquisses au musée, celle dont le projet avait été abandonné après l’attaque viking.

Je vais enfin pouvoir me promener le soir sans me farcir le flot des voitures.