Pas le temps
Je ne comprends pas pourquoi Manu met autant de temps. S'il ne se dépêche pas, tant pis je devrais rejoindre la gare, tout seul, à contre-coeur. Je ne peux pas m'attarder plus longtemps dans mon appartement. C'est le premier endroit où ils viendront me chercher. Rester devient dangereux pour qui que ce soit. D'un autre côté, si je pars, que Manu arrive et ne me voit pas, il risque de s'inquiéter. Va savoir ce qu'il pourrait lui passer par la tête ? Pire encore, s'il débarque et que les gros bras se pointent et l’attendent dans l'appartement. L'horreur, ils s'en prendraient à lui pour lui extraire des informations. Il ne sait rien. Je ne lui ai pas raconté le pourquoi du comment. Hors de question qu'il touche à un seul de ses cheveux ou qu'ils amochent son joli petit nez.
Comment le prévenir de ne pas revenir, si je décide de lever le camp ? Je pourrais faire la route jusqu'à chez lui. Pas certain que cela soit une meilleure idée. Pas pire, mais pas idéale non plus. Son père, il dirait quoi si je me pointais avec ma lèvre tuméfiée et mon oeil au beurre noir. Je finirais au mitard pour la nuit. Je lui dirais quoi à Monsieur le Maire, un truc du genre "Pardon votre fils est-il chez vous ? Je souhaiterais le voir". Je pense qu'il me rirait au nez et me lancerait une vacherie du style :"Retourne dans les bas-fond, c'est ta place". Je me fais mon film et m’imagine son remake. Pour l'heure, je suis dans un bourbier pas possible. Pas sûre que quiconque puisse m'en sortir. Manu ? Mais pourquoi ferait-il ça ? Est ce que c'est raisonnable de l'entraîner dans ma chute ? Ce serait tellement injuste. Il y aurait bien Jérémie. À cette heure, je ne sais toujours pas où il crèche. Un des plus grands illusionnistes que je connaisse, à vrai dire le seul. Il apparaît et disparaît en un claquement de doigts. Par contre, si je suis dans la merde, lui, il sera toujours me retrouver. Il a le don de flairer les ennuis à cent lieues à la ronde.
Pas le temps de cogiter, on tape à la porte. Je vérifie par la fenêtre si je ne vois rien de suspect dans la rue. Personne, le calme absolu. Je me dirige vers l'entrée muni du premier truc qui me passe sous la main. Un parapluie mais oui c'est top, Marry Poppins pour accueillir les vilains méchants. J'espère surtout voir le visage déconfit de Manu en m'apercevant avec une ombrelle. Je suis pathétique. Je garde tout de même l'objet, mes doigts l'enserrent pour me donner un peu d'assurance. Je saisis la poignée et l’entrouvre légèrement.
— Géraldine, dis-je surpris.
— Oh Zach, tu es sain et sauf, à sa tête j'en doute, son rimel n'a pas coulé.
— Pourquoi tu me dis ça ?
— Parce que …
— Parce que tu sais très bien ce qui m'attendait.
— Mais je …
— … ne voulais pas me voir croupir dans une mare de sang.
— Ne dis …
— … Pas de conneries …
— Putain laisse moi en placez une. Tu fais flic de toujours vouloir avoir le dernier mot.
— J'aimerais surtout savoir ce que tu fous encore là. T'es pas parti en vacances? Ça aussi, c'était un mensonge.
— Non, ma mère m'attend vraiment. Je te promets je ne savais pas que tu allais te retrouver dans les griffes de mon frère et de sa bande, dit-elle m'attrapant le bras.
— Lâche-moi.
Dans un mouvement, Géraldine termine sa course les quatre fers en l'air dans le canapé. Je suis furieux, elle s'est bien foutue de ma gueule. Je me rapproche pour m'assurer de ne pas l'avoir blessée dans un geste excessif. Je l'aide à se redresser et commence à m'excuser quand je sens à nouveau un picotement en dessous de mes côtes accompagné d'un bon coup dans mes valseuses. Je m'écroule à genoux, grogui.
— Karl, stp laiiissse le… crie Géraldine en le saisissant par le bras. C'est bon je pense qu'il a compris, fréro. Tu vas faire quoi maintenant ? Le buter ?
— Non, je vais lui proposer un deal.
— Qu'est ce tu racontes ?
— Il va devoir me rendre un service.
— Mais pourquoi ferait-il ça ?
— Parce qu'il ne veut pas qu'on découvre qu'il est un dealer et que son pote Manu assure ses arrières.
— Je pense qu'il s'en tape de tes menaces.
— Sinon, je peux-être plus radical. Un accident est si vite arrivé.
— T'es pas fou. Vous êtes complètement barge avec tes potes.
— Tu le sais pas depuis le temps.
— Tu fais chier, Karl.
— Ouais, en attendant, occupe-toi du chien pendant que je cause avec le toutou à sa mémère.
Eh oh du bateau, je suis quand même là, ils discutent comme si je n'avais pas mon mot à dire. Il commence à me chauffer dur le grand frère. Géraldine me l'a joué à l'envers avec ses yeux de biche, ses mains baladeuses, ses envies de tester tous les coins. Elle m'a fait tourner la tête avec ses nibards à damner n'importe quel mec. Et moi, je suis pas mieux qu'un autre j'ai joué, j'ai perdu. Je la pensais différente.
— Laisse Anouch, elle n'a rien fait, dis-je en essayant de libérer la chienne.
— Rassure-toi. Je l'installe dans la salle de bain.
— Tu as bien su l'amadouer, elle est tombée dans le panneau.
— Oh mon trésor, tu es tellement prévisible. Un beau gosse comme toi, on a qu'une envie, le mettre dans son lit. Je te promets t'es un sacré coup.
— Tellement bon que tu en as eu marre, je ne te suffisais plus.
— On va dire qu'une fois que j'ai attrapé le gros lot, je me lasse.
— Sa…
— Oui tu peux, j'aime bien ce doux surnom.
— Pu…
— Ça aussi, si ça te soulage.
— Oh ferme là, arrête de faire ta maligne.
Karl stoppe notre échange de politesse pour me saisir et me balancer contre le radiateur. Une forte douleur remonte le long de ma colonne vertébrale. Je retiens un cri, je ne veux pas leur offrir ce plaisir. Une grimace lézarde mon visage. Il faut à tout prix que je me casse avant qu'il me fasse la peau.
— Bon tu as compris Zach qu'on n'était pas venu pour l'apéro, dit Karl.
— T'as raison casse-toi, tu me brises les cacahouettes.
— Tu plaisantes, si je peux m'amuser je ne vais pas m'en priver.
— Une fois que tu m'auras dérouillé, c'est quoi l'étape suivante ?
— Ça va dépendre de ta réponse.
— Commence par poser la question.
— Justement j'y venais, ajoute-t-il en me lançant un paquet.
Tais-toi Zach, mords ta langue et réfléchis plutôt à comment t'en sortir. Je sais très bien ce qu'il y a dans ce paquet, de la bonne weed. Il pense que j'ai une gueule d'ange pour passer inaperçu. Je ne suis pas non plus illusionniste pourtant je me berce d'illusions en ce moment. Ma plus belle a été d'être assez sot pour me mettre en couple avec Géraldine et je me suis fait avoir sur toute la ligne. En qui puis-je encore avoir confiance ? Manu. Il ne devrait plus tarder. J'espère que finalement, il a changé d'avis.
— Bon voilà la situation, tu pars avec ma sœur, pour assurer une livraison. Un petit couple d'amoureux en transit pour Madrid. C'est parfait ni vu ni connu.
— Parce que tu penses qu'ils sont assez fous pour ne pas découvrir ce que nous transportons.
— Écoute, ta chienne n'a pas bronché.
C'est vrai ça, Anouch aurait dû réagir dès qu'ils sont rentrés, elle aurait dû renifler le paquet. À moins qu'elle vieillisse et qu'elle perde cette faculté. Pourtant, la seule fois où j'ai eu un peu de résidu dans ma poche elle m'a tout de suite capté. J'étais mal, je l'avais balancé direct dans les toilettes. Là, rien de rien. Elle n'a même pas soulever ses oreilles comme elle sait si bien faire quand elle sent les problèmes. Mais non, ce n'est pas possible, ils veulent que je fasse le mulet pour faire transiter l'Antelax à l'étranger. Ils veulent passer à l'international.
— Eh Karl, c'est quoi ce plan ? C'était pas prévu que je sois du voyage, s'emporte Géraldine.
— Écoute, t'as pas le choix.
— Quoi pas le choix ! Tu ne peux pas me demander ça.
— C'est juste une livraison.
— M'embarquer pour une mission impossible, oublie.
— Pas le choix, c'est lui ou toi.
— Ton boss est un grand malade, s'écrit Géraldine.
— Si tu veux en avoir le cœur net, refuse. Je ne te donnerai pas cher de ton joli petit cul.
— Tu ne me protégerais pas ?
— Non.
Ce "Non" sonne le signal de ma fuite. Je profite du désaccord entre frère et sœur pour ramper vers la porte d'entrée. Karl me tourne le dos, c'est l'occasion où jamais. Je choppe le paquet pour le glisser dans mon sac. J'accroche le pied de la chaise qui s'écroule au sol. J'essaie de faire un petit signe à Anouchka, la maligne a déverrouillé la porte de la salle de bain. Géraldine essaye de la repousser à l'intérieur, cette fois la chienne n'est pas dupe, elle montre les crocs. Apeurée, la pimbêche recule.
J'en profite pour me relever. C'est sans compter sur la vitesse de réaction de cet abruti de Karl. Il m'attrape à nouveau par le bras. Je le repousse, surpris, il se déséquilibre. À son tour, il termine le nez dans le parquet. Sa sœur essaie de relever son frère, sonné. C'est le moment pour enclencher la seconde. Je prends mes jambes à mon cou, Anouch me devance. J'avance sans me retourner. Je dévale les escaliers en espérant ne pas tomber sur un autre des sbires. Il est temps de s'évaporer. J'arrive dans la rue, déboussolé, je ne vois pas la voiture débouchée à l'angle de la rue, elle arrive trop vite. Je crois que cette fois, ma dernière heure a sonné.
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