18 quai de la Palice
Nous sommes assis, une Guignette à la main, en train d’attendre sagement Zach. J'ai l'impression que nous nous sommes quittés il y a des semaines, alors que cela ne fait que quatre jours. Je ne suis pas très à l’aise à l’idée de le revoir. C’est le même embarras que la fois où nous nous étions donné rendez-vous dans un bar, le lendemain de mon coming-out en classe.
Je me souviens de ce jour-là, comme si c’était hier. Annoncer à la terre entière (ou presque) qu’on est pédé, il paraît que ça vous marque. J’avais passé la nuit à tourner le speech que j’avais préparé dans ma tête et imaginé les réactions de mes camarades. Je me sentais prêt, du moins, c’est ce que je croyais.
Je revois très exactement la scène. Nous sommes vendredi matin, première semaine de la rentrée de terminale. Nous avons cours d’anglais avec la plantureuse Kylie English (ça ne s’invente pas), notre prof de l’année dernière que je sais toujours en retard. Je profite de ce laps de temps pour réclamer le silence. Tout le monde se retourne vers moi. Cédric me siffle en me félicitant de remplacer la prof, il a hâte de voir comment je vais leur donner des cours de langue. Il enchaîne en mimant une fellation. Éclat de rire général. Sans le savoir, ce demeuré me tend une perche inattendue, même s’il chamboule mon scénario. Je lui répond qu’il ferait un parfait cobaye. Nouvel éclat de rire général. Surpis et surtout choqué, il se défend en affirmant qu’il n’est pas un gros pédé. Je lui répond que moi, oui, et que s’il a un problème avec ça, je serais ravi d’en parler avec lui. J’affronte les autres élèves, dont les regards, entre étonnement, considération et indifférence me rassurent. C’est à ce moment-là que Kylie arrive, avec ses gros seins, réconfortant Cédric dans son attirance pour le sexe féminin.
Zach, quant à lui, n’exprime rien de spécial à mon encontre, si ce n’est un léger sourire. À présent qu’il sait, le revoir le lendemain en tête à tête m’intimide. Va-t-il réagir aussi bien que la veille ? Avec le recul, je me rends compte que j’ai été ridicule d’en faire toute une montagne, puisqu’il débarque détendu, comme d’habitude. Il parle du dernier exposé qu’il repousse depuis des semaines et nous enchaînons sur je ne sais plus sur quel sujet. Mais pas un mot sur le fait que je kiffe les mecs. Je suis à la fois dérouté et bien content de la situation. Je suis partagé entre l’envie de revenir sur mon secret dévoilé la veille et celui de passer à autre chose, de peur de me livrer trop facilement et qu’il réalise que je l’ai dans la peau.
Et aujourd’hui, va-t-il se produire la même chose ? Zach préféra-t-il une mise au point ou se focaliser sur Jérémie ? Ce dernier sourit à son téléphone en pianotant frénétiquement dessus. Je ne sais pas quoi penser de ce type, il me déconcerte. Je ne comprends pas comment il peut être ami avec Zach, ils sont si différents ! Zach est beau, intelligent et drôle. Jérémie, lui, est beau (même si ce n’est pas mon type), intelligent (dire le contraire serait déplacé) et drôle (dans un autre registre). Ok, ma démonstration tombe à l’eau, je suis totalement de mauvaise foi. Manu, tu ne serais pas jaloux par hasard ?
Un autre doute m’envahit. A présent que je sais que Jérémie est gay lui aussi, serait-il possible qu’il soit in love de son ami d’enfance qu’il n’a pas vu depuis des années ? Non, c’est ridicule. Manu, rappelle-toi les paroles de Fabrice, tu imagines toujours le pire. Ce sont des vrais amis d’enfance, c’est tout.
La vibration de mon téléphone me fait sortir de ma bulle. J’ai un nouveau message. Numéro inconnu, une fois de plus. Sans avoir besoin de cliquer dessus, je peux lire les premiers mots : “18 quai de la Palice”. Je reconnais aussitôt qui en est l’auteur. J’ouvre le message dans son entier : “18 quai de la Palice page 59, cargo Valmy". "Désolé, j'ai vraiment merdé." Je souris. Il me connaît tellement. Comment ai-je pu douter de lui un seul instant ?
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