Lâcher-prise
Je longe le bord de mer en vélo. J’aime la sensation de l’air marin emplissant mes poumons. J’ai prévu de revenir chez Fabrice pour manger un morceau sur le pouce et filer à la plage, j’ai hâte. La météo prévoit un grand soleil, cette journée va être parfaite.
Les courses déposés dans le frigo, je découvre un message de mon hôte sur la table de la cuisine. Attends-moi pour déjeuner, j’ai une surprise pour toi. Il n'était pas censé ne rentrer que ce soir ? Qu’il en soit ainsi, je m’affale sur son canapé avec mon nouveau roman. Je retrouve l’écriture de l’auteur et découvr son personnage principal, Vince, 16 ans, homo à la personnalité bien affirmée. Je sais au bout de quelques pages seulement que cette histoire va me plaire, même si je pressens que la romance ne va être de tout repos pour le héros.
— Hé oh, il y a quelqu'un. Manu tu es là ?
— Ouais, je suis dans le salon, j’arrive !
Dans la cuisine, je découvre un Fabrice radieux.
— Cette quoi cette surprise ?
— J’ai pris un congé exceptionnel cet après-midi et la journée de demain. Comme tu m’as dit que t’étais pas certain de rester longtemps, je me suis dit que c’était trop bête de ne pas profiter un peu de toi.
— Oh, c’est trop sympa.
— Comment ça va, aujourd’hui ? J’espère que je t’ai pas réveillé ce matin, avant de partir.
— T’inquiète, je dormais à poings fermés. J’avais vraiment besoin de récupérer cette nuit encore. Bon sinon, je suis passé Chez Babette au marché, il y avait un monde de dingue, mais j’ai compris pourquoi, la pêche du jour donne très envie. J’ai aussi trouvé deux trois trucs pour ce soir.
— T’es adorable, j’espère que tu ne t’es pas ruiné, tu es mon invité, je te le rappelle. Tu avais prévu quoi cet après-midi, avec un temps pareil, plage j’imagine ?
— Yep. Je pense aller sur celle que je connais, comme l’année dernière. On a qu’à y aller ensemble.
Je vois Fabrice hésiter.
— Je t’aurais bien emmené sur une autre. C’est plus sauvage, elle est très sympa, tu verras. Je pense que ça pourrait te faire du bien, t’aérer l’esprit. Et à moi aussi, par la même occasion.
— Carrément, tu te doutes bien qu’après le week-end que je viens de passer, j’ai besoin de me vider la tête.
Le repas frugal que Fabrice nous a préparé est tout simplement parfait. Avec la chaleur, je n’ai pas particulièrement faim, mais la vraie raison est que penser à Zach me coupe l’appétit. Je n’arrive pas à digérer notre dispute. La raconter à Fabrice m’a soulagé sur le coup, et malgré ses explications de m'amener à ne pas m'en vouloir outre mesure, je continue à ruminer, je ne peux pas m’en empêcher. Je déteste comment je me suis comporté avant de partir, et d’un autre côté, je ne le regrette aucunement. Je suis un vrai paradoxe à moi tout seul. Il était temps que je m’affirme un minimum. J’en ai assez d’être le Manu bien sage que tout le monde attend.
Il est inutile de me mentir, Zach me manque. Notre amitié vient de prendre un sacré coup dans l’aile. Le temps est mon allié comme n’a cessé de me répéter Fabrice. Quant à espérer qu’il se passe quelque chose d’autre avec mon beau yeux bleus, il est temps aussi de faire une croix dessus. Il n’y aura pas de deuxième baiser. Il va me falloir du temps pour le digérer.
*
Il nous faut une vingtaine de minutes en vélo pour nous rendre sur la plage qu’a choisie Fabrice. Arrivés sur le parking, nous les attachons avec un cadenas. Une grande dune nous attend, avant de retrouver l’océan en récompense. La chaleur ne facilite pas notre ascension. Nos efforts sont récompensés, nous admirons une mer turquoise de toute beauté et une plage dorée de sable fin à perte de vue. Je ne rêve que d’une chose : enfiler mon maillot de bain et me mettre à l’eau. Fabrice calme les ardeurs, nous allons devoir patienter, il faut marcher encore un peu. Après une dizaine de minutes, je commence sérieusement à en avoir marre.
— Tu m’emmènes où comme ça ? Il n’y a presque plus personne ici.
— Justement, je n'ai aucune envie de me farcir les familles avec leurs gamins qui hurlent pour un rien.
Je regarde autour de moi, il faut bien reconnaître que tout est plus calme ici. Il y a très peu de monde, des personnes seules et quelques couples. Rapidement je m’aperçois qu’à quelques exceptions près, ils ont tous oublié de porter leur maillot de bain.
— Tu plaisantes, Fabrice, ils sont tous à poil. Il est hors de question que…
— Tu trouves ça choquant ?
Je réalise que je viens de faire une bourde.
— Non, c’est que c’est la première fois de ma vie que je me retrouve sur une plage naturiste.
— T’inquiète pas, il n’y a pas de pervers ici, ou très peu.
— Pfff, c’est pas ce que je veux dire.
— J’aurais peut-être pas dû t'emmener ici. Je me suis dis que si je t’avais prévenu à l’avance, tu aurais sûrement refusé.
— Tu me prends au dépourvu. Mais fais ce que tu veux, tu es libre.
— Prends pas la mouche. Toi aussi tu sais, Emmanuel, tu es libre. Je ne suis pas venu ici avec toi pour te tendre un piège. Mais nos conversations à ton arrivée m’ont beaucoup fait réfléchir.
— Ah bon ? Et tu t’es dit quoi, que je n’aurais jamais dû me mettre en colère et partir sur un coup de tête, c’est ça ?
— Mais non, voyons. On en a déjà parlé. Tu ne vas pas t’excuser toute ta vie d’être toi. Je pense seulement que tu penses trop. Ton psy a raison, t’es un hyper, alors sois en fier. Et puis, entre nous, c’est normal à dix huit ans de se poser autant de questions. Rassure-toi, ça arrive à n’importe quel âge. Mais des fois, ça nous submerge. Il faut juste apprendre à surfer sur la vague et non se la prendre dans la tronche. Je te dis ça, parce que ça ne fait pas si longtemps que je commence enfin à comprendre comment je fonctionne dans ces cas-là. J’ai trouvé une clé pour ça.
— Oui, je sais, la méditation.
— Moque-toi, petit scarabé.
— Pardon, je ne voulais pas…
— Je sais, t'inquiète. Ce qui est certain, c'est qu'elle m’aide à gérer mes émotions.
— Depuis le temps que tu m'en parles, je devrais essayer.
— Chacun son rythme et son chemin. Tu sais, les pensées envahissantes, c’est comme les flocons d’une boule à neige que tu secoues. Il vaut mieux attendre qu’ils retombent tranquillement et tapissent le sol pour que tout devienne clair. Ça ne te donne pas la solution à ton problème, mais c’est ton regard sur les choses qui change.
— Je crois comprendre ce que tu veux dire, mais concrètement, je fais comment ?
— Il n’y a rien à faire, rien à penser, juste être.
— Je crois que tu viens de me perdre une fois de plus.
— Oui, je me doute. Range ce que je viens de te dire dans un coin de ta tête pour une autre fois. Et tu verras, le tiroir s’ouvrira quand tu en auras besoin.Tu m’as dit vouloir te vider la tête, non ?
— J’avoue.
— Il faut commencer par ton corps.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Je comprends que dalle. J’aurais peut-être dû suivre tes conseils au printemps et écouter les podcasts de méditation que tu m’as partagés.
— Ok, séance de rattrapage accélérée. Exercice pratique. A poil.
— What, mais t’es fou ? Jamais de la vie.
Fabrice prend les devant, hôte ses vêtements et me balance son slip à la figure. Je pique un fard.
— Le dernier à l’eau est une poule mouillée !
Je suis tellement surpris par ce qu’il vient de faire, que je reste planté, là, comme un idiot. J’ai une terrible envie de me foutre à l’eau moi aussi. J’enfile mon slip de bain et cours jusqu’au rivage. Fabrice me fait de grands signes pour que je le rejoigne. L’eau me rafraîchit instantanément. Elle est délicieuse. Je suis aux anges. Nous nous éclaboussons comme deux gamins. Les vagues nous propulsent ça et là et bientôt nous ramènent sur le sable. Fabrice nu, est face à moi, les yeux fermés, bras écartés, direction le ciel. Il est tout détendu. Moi qui pensais être gêné par sa nudité, étrangement je ne le suis absolument pas, malgré le fait que ce soit l’ami de ma mère. A cet instant, je m'aperçois qu’autour de nous, plusieurs personnes se sont mises à l’eau. Elles sont en tenues d’Eve et d’Adam elles aussi.
Un homme âgé vient à ma rencontre et me sourit.
— La mer est si bonne aujourd’hui, c’est tellement agréable !
Il n’y a pas de sous entendu dans son regard ou un côté libidineux auquel je m’attendais bêtement en étant sur ce type de plage.
— Oui, c’est vrai, c’est super d’en profiter.
Il se retourne vers l’océan, mouille tranquillement ses épaules et sa nuque avant d’exécuter un plongeon.
Le sable recouvre mes pieds au fur et à mesure que les vagues remontent. Je regarde Fabrice se dépenser dans sa nage. Puis, je reviens là où nous avons déposé nos affaires. Non pas pour me faire bronzer sur ma serviette, mais pour y déposer mon slip de bain. Nu à présent, je me sens observé par les personnes autour de moi, mais je réalise que tout le monde s’en fout. Je me souris à moi-même. C’était pas si difficile finalement. Fabrice a raison, je suis un être libre.
Je reviens tranquillement vers le large. La sensation grisante des rayons de soleil et du vent léger sur l’ensemble de mon corps me procurent une joie nouvelle que j’étais loin d’imaginer être aussi vivifiante. Je me jette de nouveau à l’eau. Le plaisir est décuplé. Fabrice applaudit mon audace. Je ne rougis plus.
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