Douche froide

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Nous arrivons enfin à la maison de Grandma. Je me gare le long du jardin. À peine descendu de la voiture, Anouchka nous fait la fête. Je finis les fesses par terre quand elle pose ses pattes sur mon torse. Je suis heureux de la retrouver en pleine forme. Je lui adresse à mon tour des papouilles et elles des léchouilles. Puis, elle offre les mêmes attentions à mon père. Notre chienne a des pouvoirs magiques, elle nous apporte tant de joie simple et spontanée. Lorsque Maman et Anouchka étaient de mèches, il était impossible de leur résister plus d'une minute. L'une nous enveloppait de ses bras réconfortants pendant que l'autre distribuait des câlins. Si nous tombions dans leur piège, nous n'avions qu'une envie, rester prisonnier à jamais.

Après ses charmantes retrouvailles, c'est au tour de Pierrette de nous accueillir. Je m'empresse de la rejoindre pour la prendre dans mes bras, elle resserre l'étreinte. J'adore cette sensation, je suis comme cet oisillon tombé du nid qui retrouve la chaleur du cocon. Je ne compte plus le nombre de fois où avec Grandpa nous avons sauvé des bébés. Ces petits intrépides pressés de prendre leur indépendance, oubliaient les consignes de sécurité. Ils n'étaient pas prêts pour faire le grand vol. D'ailleurs dans ma cabane, il y a toujours deux nids. Chaque année des petits naissent, s'en vont et reviennent à leur tour procréer dans leur nid douillet. À cette heure matinale, je suis tel un volatile. Je grandis étape après étape, prêt à déployer mes ailes et pourtant je me suis scratché encore une fois et ça fait mal.

— Joseph, comme je suis contente de te voir.

— Moi aussi Pierrette, dit mon père en l'embrassant.

— Tu as l'air en grande forme, les vacances ont cet effet sur chacun de nous.

— Peut-être, à moins que ce soit d'être ici au cœur de la forêt des Landes en votre charmante compagnie.

— Vil flatteur, tu sais que tu es mon gendre préféré.

— Facile pour moi, je suis le seul, répond-il en souriant.

— Allez, rentrez. J'ai fait couler le café. Toute la tribu va arriver. C’est le grand jour pour scalper Beauseigneur.

— Pierrette…

— Oui, je sais mon choupinou,c'est peut être un peu excessif. Mais il est temps de passer à l'action.

— Une manifestation pacifiste ? demande alors Joseph inquiet.

— Oh si tu écoutes Mimie, une révolution.

— Bon, en attendant, allons prendre des forces, dis-je pour éviter d’aller sur un terrain glissant.

Dans la cuisine, une bonne odeur de confiture de figues se loge dans mes narines, la marmite est posée sur la gazinière. Mon ventre gargouille. La table est mise. Je me demande si Grandma a l’intention d'accueillir un régiment. Je comprends mieux pourquoi Bruno m'a confié une cagette remplie de viennoiseries. L'horloge annonce sept heures et demie.

— Manu est bien arrivé ? demandé-je par curiosité.

— Oui, il avait l'air fatigué. Il a dû perdre la notion du temps. Étienne m'a dit qu'il s'occupait de lui. Je ne les ai pas entendus rentrer. Il faut dire que j'étais crevée, je me suis couchée avec les poules.

— Oh connaissant Manu, la plage a été son point de chute.

— Ou la cabane, il m'a dit qu'il voulait bouquiner, ajoute Grandma me tendant ma tasse.

J'avale mon café et dévore une brioche aux pépites de chocolat sous le regard amusé de mes deux compagnons de table. Papa et Grandma se sont toujours bien entendus. Leur lien s'est renforcé dans l'adversité. Ils ont perdu leur âme sœur à si peu d'intervalles. Ils ont une passion commune, préparer des bons petits plats. Noël dernier, ils nous ont concocté un repas de réveillon digne des grands chefs.

— Je monte voir si les marmottes dorment toujours. J'en profiterai pour me doucher, dis-je, voulant les laisser discuter paisiblement.

Je suis pressé de voir Manu. Arrivé en haut des escaliers, j'hésite. Je n'entends aucun bruit. Je choisis de passer en premier par la salle de bain. Un bon décrassage ne sera pas du luxe. Je jette mes affaires dans la corbeille de linge sale et fais couler un filet d'eau. Je me souviens de la tête de Manu quand Grandma lui a fait croire que la douche se trouvait juste derrière les toilettes au fond du jardin. Au départ, il ne savait pas trop sur quel pied danser. Quand elle a ajouté qu'il fallait récupérer l'eau de pluie au puits pour remplir le ballon, il est resté la bouche ouverte avec des yeux tout ronds. Je me glisse sous l'eau tiède, les gouttelettes roulent sur ma peau. D'un coup les lèvres de Manu m'apparaissent en souvenir quand l'eau glisse sur le bord des miennes. Je ne peux résister de les attraper avec le bout de ma langue. Cette sensation électrise tout mon corps, mon sexe réagit.

Un volet claque, le robinet crachote, l'eau devient glacée : effet garanti. Je me frictionne pour ne pas grelotter. Une bonne douche froide rien de tel pour éteindre un feu naissant. J'essaie d'attraper la serviette. Elle glisse au sol. Je dérape sur le rebord de la douche et rate de peu le coup de foudre avec le lavabo. Je me rattrape par je ne sais quel tour de passe passe au bidet. Je me tape le genou contre le rebord. J'échappe un cri, des plus sexys. Quel maladroit. Gaston la Gaffe dans ses grandes heures. Il faut que j'arrête de lire des BD. Elles déteignent sur moi.

Je reprends mes esprits, le cul posé sur la chaise. Cette nuit, j'ai raté d'un cheveu de tomber dans les griffes d'un cinglé, prêt à se débarrasser de ma carcasse. Ce matin, j'aurai pu m'ouvrir le crâne tout seul. Rien de mieux pour faciliter la vie du balafré. Hors de question de lui faire une fleur. J'ai la tête dure. D'ailleurs, un truc vient de me traverser l'esprit. Sûrement le trop plein d'émotions. Ce n'est pas l'idée du siècle , mais elle n'est pas si absurde. Si j'en sors idem, je me fais un tatouage. Humm, sur quelle partie du corps ? À réfléchir.

Je finis de m'essuyer et vérifie dans le miroir qu'il n'y a pas plus de dégâts. Ouf, je n'ai pas ajouté de cicatrice à ma gueule amochée. J'attrape des affaires propres dans mon sac. Je mets mon short bleu foncé et une chemise blanche. Il faut tout de même avoir un peu de classe pour manifester. Je referme la porte de la salle de bain. Avec tout ce vacarme, j'ai bien dû réveiller Étienne ou Manu.

Dans le couloir, le silence accompagne mes pas. Je pousse la porte de la chambre des lits jumeaux, personne. Le lit est fait. Manu a dû se lever pendant mes exploits. Le connaissant, je ne suis pas étonné, il a rendu l'espace aussi nickel qu'il l'a trouvé. Il est monsieur méticuleux, je suis monsieur bordélique. Il range, je dérange. Il borde, je déborde. Il plie et replie, je me fais un plaisir de le mettre en boule. Il organise et planifie, je fonce et après j'oublie. Il n'y a qu'une chose pour laquelle, j'ai été soucieux et vigilant : le montage du dossier sur la mort de ma mère. Je n'ai rien voulu laisser au hasard.

Je me dirige vers la chambre au lit double. Je passe ma tête dans l'embrasure. Je ne veux pas faire de bruit. Si Étienne dort encore, pas de raison de le réveiller. Je réalise qu'il n'est pas seul. Merde, j'aurai dû frapper.

Ses bras entourent celui qui partage son lit. Ça doit être Oscar. Son chéri a dû le rejoindre pour passer la nuit. Cool, ça veut dire qu'ils se sont retrouvés et en ont profité pour recoller les morceaux. Étienne mérite un mec qui prend soin de lui. Je tire la porte, un rayon de lumière me tape dans l'œil. Surpris, je frotte ma paupière et m'appuie sur le battant. Il s'ouvre en grand. La porte grince. Ce n'est pas vrai, je les collectionne ce matin. Je me précipite pour la rattraper avant qu'elle ne claque avec le courant d'air.

Et là, deuxième douche froide. Pire. Elle est glaciale. J'hallucine. Les mots restent coincés dans ma gorge. Un cauchemar. À chaque fois que je fais un pas en avant, dans la foulée une claque m'envoie voler dix mètres en arrière. Je n'en crois pas mes yeux. Tant pis pour moi. Je suis un pauvre idiot. Tu croyais quoi Zach ! À force de tergiverser, de tourner en rond. Pourquoi Manu t'aurait attendu ? Les papillons se sont envolés, l'oiseau s'est écrasé au sol. Le volcan s'est éteint. Un séisme force cinq vient d'ébranler mes espoirs. C'est le vrai bordel. Je suis déboussolé. Il faut que j'aille prendre l'air. Maintenant.

Je dévale les escaliers et au passage préviens Grandma et mon père :

— Je les laisse dormir encore un peu, ils devaient en avoir bien besoin. Je vais faire un tour avec Anouchka.

— À la cabane ou à la plage ? C'est au cas où on me demanderait, ajoute Pierrette.

Je ne prends pas la peine de lui répondre et me précipite vers la forêt. Anouch a du mal à me suivre. Mon pouls s'emballe. J'essaie de m'éloigner au plus vite. J'ai envie de hurler que je suis le roi des cons. La vision de leurs corps emmêlés m'est si douloureuse. Il aurait pu m'attendre. J'avais promis à Manu que je serai là à temps. L'océan s'étend devant mes yeux. Les nuages grossissent au loin. J'enlève mes chaussures et mes chaussettes, jette mon short, ma chemise et fait valser mon caleçon. Je plonge dans l'eau, le contraste avec l'air chaud me saisit et je me lance à l'assaut des rouleaux.

Après plusieurs brasses, je m'installe sur le dos. La colère emportée par les nuages, je me sens plus léger. Pourquoi serais-je jaloux ? Je sais que je peux avoir confiance en Manu. Étienne m'a prouvé que je pouvais compter sur lui.

Je me suis peut-être fait un film. J'ai été blessé dans mon amour propre. Maintenant, je sais ce que je veux. Une certitude, je dois avant tout donner une chance à Manu. Il la mérite après tout ce que je lui ai fait endurer. Je regagne la plage, me rhabille et prend une grande inspiration. Je vais prendre sur moi, enfin tout au moins je vais essayer.

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