Les lumières éteintes

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Il est presque minuit. Je me sens complètement vidé. Vidé par tout ce que j’ai pu raconté. Il a fallu reprendre cette histoire depuis le début. J’avoue que ça n’a pas été facile, tellement la gendarme me mitraillait de questions. Et encore, c’est loin d’être terminé. Dès demain, nous devrons nous rendre avec Étienne à la gendarmerie pour reconnaître formellement ceux qui nous ont attaqués. Elle m’a aussi prévenu qu’après ça, ils devront me garder, car l’affaire ne concerne pas uniquement Zach et cette histoire de deal, mais aussi mon père. Celui-ci est actuellement entendu par la police, mais on ne m’en a pas dit plus. Pareil pour Zach. On m’a juste informé qu’il avait été emmené directement à l’hôpital. Les gendarmes l’interrogeront sur place lui aussi, mais seulement s’il est en état de l'être. Je suis rassuré de savoir que son père soit à ses côtés.

À présent, les gendarmes sont tous partis. Je suis rassuré de voir qu’Anoucka a retrouvé le chemin de la maison. La tribu de Zach est réunie autour de la table du salon. Mimie, Camille, Tony, Étienne et Pierrette. Ils sont tous là encore sonnés par cette soirée. Il règne un drôle de silence. Personne n’a envie de parler, je crois. Nos regards suffisent à nous apaiser. Le plus important, c’est que nous soyons ensemble, unis, soudés. Comme Étienne, je n’ai pas faim plus que ça, mais nous faisons plaisir à Pierrette qui tient à ce que nous ayons quelque chose dans le ventre pour tenir le coup. Nous picorons lentement des morceaux de brioche que nous avalons, la tête encore ailleurs.

La sonnerie du téléphone fixe de Pierrette nous fait sursauter. Notre hôtesse va répondre dans l’instant. Elle nous regarde tous avec un grand sourire, soulagée. C’est Joseph. Il apporte de bonnes nouvelles au sujet de Zach. Il est encore un peu dans le coltard mais devrait se remettre sur pied rapidement. Au moment de raccrocher, elle chancelle et s’agrippe au rebord de sa gazinière. Tony et Camille sont les premiers à réagir et la font asseoir délicatement sur son fauteuil. Son visage fatigué est pâle. Elle a la tête qui tourne. Étienne lui propose d’appeler son médecin, mais elle refuse catégoriquement. En revanche, elle lui demande de lui attrapper sa bouteille d’eau de vie qu’elle garde au fond de son placard et de lui en servir un verre. Étienne s’apprête à refuser mais à sa tête, il n’ose pas. Anouchka vient se poster à ses pieds et se laisse caresser. Nous la regardons boire cul sec. Son visage reprend aussitôt ses couleurs habituelles. Je ne peux m’empêcher de sourire en me disant que cette femme a un sacré tempéramment de feu. Il n’y a pas de doute, Zach est bien son petit-fils !

*

Nous sommes au beau milieu de la nuit et malgré la fatigue, je n’arrive pas à fermer les yeux. Étienne non plus. Il est allongé à côté de moi, les mains derrière la tête. Je l’entend respirer.

— Manu, tu dors ?

— Non, et toi ?

— Tu penses à quoi ?

— Tu veux vraiment savoir ?

— J’ai tout mon temps.

— Par quoi commencer ? Mon père peut-être, j’ai peur de ce qu’il va lui arriver et de ce que je vais encore découvrir sur lui.

La main chaude, Étienne vient se poser sur la mienne. Un frisson me parcourt le bras.

— T’as la main glacée.

J’hésite à me lancer. La chambre est plongée dans la quasi obscurité. Seul un filet de lumière encadre les rideaux de la fenêtre. Nos yeux sont rivés sur le plafond. Celui-ci pourrait être une voûte céleste, comme celui de quand j’étais enfant et que je m’évadais parmi les étoiles. Il est temps pour moi de raviver tout d’abord les beaux souvenirs que j’ai partagés avec mon père.

— Tu connais la constellation d’Orion ?

Voilà deux heures que je lui raconte ma vie et inversement. Les mots fusent, coulent, s’entrechoquent, se répondent. Notre enfance à la fois commune et si différente nous saisit. Mon nouvel ami de cœur accueille ma confession, et n'hésite pas à me donner son avis à la lueur de sa propre expérience. Il est particulièrement ému lorsque je lui apprends ce que je n’ai encore dit à personne. Ce n’est pas un hasard si je n’ai jamais eu la possibilité de revoir Thomas, mon premier crush. C’est seulement à mes douze ans que j’ai appris qu’à l’époque, mon père s’était brouillé avec ses parents, et cela peu après l’anniversaire des trente ans de ma mère. Celle-ci n’a jamais compris pourquoi, mais moi j’avais l’intime conviction qu’inconsciemment il savait pour moi et leur fils, même si nous étions encore jeunes. On parle beaucoup de l’instinct maternel, mais les pères eux aussi ressentent forcément des choses concernant leur enfant, je me dis.

Ce n’est pas non plus un hasard si mon père n’a jamais apprécié Fabrice, le meilleur ami de ma mère. Un homme aussi libre d’esprit ne pouvait pas cadrer avec son conformisme. C’est aussi à l’époque du collège que j’ai commencé à appeler mon père, Francis. Par esprit de rébellion, comme tout ado qui se respecte, mais pas seulement. Je ressentais une réserve chez lui me concernant, dans mes choix vestimentaires ou musicaux par exemple. Son regard en disait long. Je ne deviendrais jamais l’homme qu’il avait projeté en moi.

Quant à Étienne, son histoire est loin d’être simple. Au même âge que moi, ses parents divorcent. Sa mère quitte son père pour une femme. La tragédie totale pour lui. Étienne profite de cette séparation pour demander à rester définitivement avec sa mère qui emménage chez sa nouvelle compagne. Il comprend alors que son attirance pour son voisin de palier n’est pas contre nature. L’écoute attentive de sa mère facilite l’acceptation de ses sentiments, mais il doit bientôt affronter son père, persuadé qu’il est sous mauvaise influence. À lui de remettre son fils sur le droit chemin, celui de la normalité. S’engage entre eux un véritable bras de fer, ce qui amène Étienne, lycéen, à s’engager dans l’association parisienne gay et lesbienne de sa belle-mère où elle est très active. Il gardera de cette expérience un goût prononcé pour le combat et ceux de la liberté et la différence.

Bientôt, l’épuisement se fait sentir pour nous deux. Le silence prend sa place, les minutes passent. La respiration lente d’Étienne se fait doucement, le voilà endormi. Il faudrait que j’en fasse de même, pourtant je reste éveillé. Dans ma tête, une mélodie surgit. Une chanson que j’ai écoutée je ne sais combien de fois avec Zach. Je me souviens bien de cette soirée où nous l’avons découverte dans sa chambre. Allongés sur son lit, nous la partagions les yeux fermés, les paroles s’imprégnant en nous.

…Comme en rêve le fou… Les lumières éteintes…Tenez-moi, je suis saoul…vos amères absinthes… Comment rester debout …Vos baisers m’éreintent… À nos corps défendant, sur nos cœurs défoncés, et sur ces lits, chaque bataille reste à gagner…Comme sont brèves après tout, mes timides plaintes… Je vous donne mon cou… Laissez vos empreintes… J’y verrais après coup, les lumières éteintes…

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