Chapitre 3. Le pot de départ
Tous les spécialistes de l’évolution s’accordent sur une chose : l’être humain dispose d’une capacité d’adaptation inégalée. Et l’être humain que je suis ne cessera jamais de me surprendre. Après quelques semaines seulement depuis ma prise de poste, je me sens comme un poisson dans l’eau dans ce nouvel environnement pourtant si particulier. Pour filer la métaphore animale : je me suis vite acclimaté à la vie en captivité. Je maîtrise les outils informatiques et le code couleur des dossiers utilisé par les secrétaires. Je connais la nationalité de mes innombrables collègues et reconnais celle de ceux que je rencontre pour la première fois au premier regard. A la cantine, je différencie d’un simple coup d’œil les plats insipides de ceux qui ont du goût. Et au sein de l’équipe, je sais à qui me fier et de qui me méfier.
Comme prédit par Hristov, Maria et moi formons désormais un tandem uni. Je lui raconte tout, et elle en fait de même. Une fois par semaine, nous nous retrouvons en dehors du travail. Pour boire un verre. Tester un nouveau restaurant. Arpenter les bars pour jeunes professionnels célibataires. Elle comme moi sommes des « cœurs à prendre », comme elle le dit si bien. Moi, ça me permet surtout d’oublier Filip, parti à New York il y a déjà quelques semaines. Et dont les nouvelles ne m’arrivent qu’au compte-goutte. Un peu plus brèves et distantes à chaque message. Ça m’apprendra à m’attacher aussi rapidement. Hier soir encore, Maria et moi avons erré de bar en bar sur les bords du lac jusqu’à la tombée de la nuit. Ce qui signifie, en plein mois de mai, jusqu’à minuit passé.
Tout juste avant dix heures, la mine défaite et l’esprit encore un peu embrumé par notre sortie de la veille, je retrouve Maria dans son bureau. Pimpante, comme toujours. Comme si l’alcool et le manque de sommeil n’avaient aucune prise sur elle.
- Pas trop fatiguée ? lui demandé-je en baillant à m’en décrocher la mâchoire.
- Jamais, répond-elle du tac-au-tac. Je suis avocate, je te rappelle. Le crime ne dort jamais, et moi non plus.
- C’est donc ça, ton secret ! Je savais que j’aurais dû passer le barreau, ça m’aurait évité la gueule de bois horrible que je me coltine ce matin.
- Il n’est jamais trop tard. L’alternative, c’est de se limiter à cinq gins tonic par soir.
- Plutôt crever. D’ailleurs quand est-ce qu’on remet ça ?
- Dès ce soir, je te rassure. J’ai un ami qui fait son pot de départ et tu vas m’accompagner.
- Parfait ! Qui est-ce ?
- Alvaro, du service climat. Je ne suis pas si tu l’as déjà rencontré. Son bureau est dans le couloir d’en face.
Je reste impassible. Evidemment, que je sais qui est Alvaro, le bel uruguayen à la barbe taillée en pointe dont j’espionne régulièrement le profil LinkedIn pour me mettre un peu de baume au cœur les jours difficiles. Mais comme ni elle ni lui ne connaissent encore mes talents de détective privé sur internet, mieux vaut rester silencieux et feindre l’ignorance. Je me contente donc de répondre à Maria par un vague sourire, l’air parfaitement stupide, avant de retrouver vaquer à mes occupations.
Une fois à mon bureau, j’allume mon ordinateur et vérifie mes mails. Maria m’a transféré l’invitation au pot de départ d’Alvaro.
« Rendez-vous ce soir à dix-neuf heures dans sur les pontons au bord du lac pour fêter mon retour en Uruguay. Venez seuls, accompagnés, les mains vides ou chargées de victuailles : l’important, c’est que vous veniez ! ».
Le texte colle parfaitement à l’image rêvée que je me suis fait d’Alvaro au fil de mes fantasmes numériques. Charmeur. Généreux. Il vous accueille à la porte de son ranch uruguayen, les bras ouverts et le sourire aux lèvres. Débouche une bouteille de vin rouge et sert la tablée tout entière, riant aux éclats. Quelques notes de tango retentissent, et il vous invite à danser, chemise ouverte sur un torse au poil noir et frisé, une rose rouge entre les dents. Et la fête peut commencer. Bref, je m’emballe. Il va peut-être falloir redescendre sur terre. Pour cela, je suis aidé par Hristov, qui débarque à l’improviste dans mon bureau. Le pas pressé et la tête baissée.
- Oh excuse-moi ! s’écrie-t-il soudain en levant les yeux vers moi. Je me suis trompé de bureau.
- Pas de problème, réponds-je d’une voix neutre.
- Tu as une petite mine, dis ! Courte nuit ?
- Longue soirée, plutôt. Mais je m’en remets bien.
- Courte nuit, longue soirée, c’est un peu la même chose. Tu joues avec les mots, Loïc ! En tout cas, j’espère que tu as encore un peu d’énergie. Il me semble qu’un collègue du couloir d’en face fête son départ, ce soir. Si tu veux, tu peux m’y accompagner.
- C’est d’Alvaro dont tu parles ? Maria m’a déjà invité à y aller avec elle...
Je peux lire la déception sur le visage de Hristov, qui efface d’un coup net le large sourire dont il me gratifie tous les matins depuis que j’ai commencé à travailler ici. Pour lui.
- Tant pis, dit-il, s’efforçant de reprendre ses moyens. Ou plutôt, tant mieux ! Ça veut dire que je t’y verrai ce soir !
Je dois lui reconnaître un talent indéniable pour tourner la situation à son avantage. Je ne me fends d’aucun commentaire supplémentaire. Hristov quitte donc mon bureau et me laisse à mon travail. Avant de commencer mes tâches quotidienne, je jette un œil à mon téléphone. J’ai reçu un message. D’un numéro inconnu.
« J’espère que tu as réussi à te lever ce matin. Tu n’avais pas particulièrement l’air d’y tenir, hier soir. En tout cas, ravi d’avoir fait ta connaissance et à bientôt j’espère ! ».
Je n’ai pas la moindre idée de qui il peut s’agir. J’ai beau fouiller dans ma mémoire, je n’ai pas le souvenir d’avoir discuté avec qui que ce soit en particulier, et encore moins d’avoir donné mon numéro de téléphone à un inconnu. Ou à une inconnue – après tout, le message ne laisse pas présager de la nature de cette rencontre fortuite. En tout cas, c’est assez préoccupant. Je ne crois pas qu’un tel cas de figure se soit déjà présenté à moi. Honteux, je laisse le message sans réponse. C’est décidé, ce soir, je ne me tiens à carreau.
*
Un rapide passage à l’appartement après le travail, histoire de changer de chemise, et je suis en route vers le lieu de rendez-vous mentionné dans l’email d’Alvaro. Quand j’arrive, je ne suis pas déçu. Le cadre est idyllique. Une cabane en bois flotté, accrochée à flanc de colline. Une pelouse verdoyante qui termine sa course dans l’eau limpide du lac Léman. L’air doux et parfumé d’un soir d’avril. Une constellation d’ampoules colorées pendues aux branches d’arbres fruitiers en fleurs, qui achève de donner au lieu un aspect à la fois festif et champêtre.
Au loin, je distingue Maria, en pleine conversation avec son ami et hôte d’un soir, Alvaro. Elle, élégante, comme toujours. La silhouette mince, filiforme, soulignée par une robe de velours violet et une paire d’escarpins vernis. Lui est vêtu d’une simple chemise blanche dont il a retroussé les manches, et d’un pantalon bleu sombre qui épouse à merveille le galbe de ses cuisses. Et de ses fesses. Mais ça, il ne faut pas le penser trop fort. Au risque de se voir le dire à voix haute.
Je scrute la foule des invités, encore un peu clairsemée en ce début de soirée. Je ne connais personne d’autre, et n’ait donc pas le choix que de venir intégrer le sulfureux binôme que forment Maria et Alvaro. J’avale ma salive et, malgré l’appréhension, me dirige vers les deux hispanophones. Je les interromps dans mon meilleur espagnol. Je tiens à faire bonne impression.
Maria se charge des présentations.
- Alvaro, je te présente mon ami Loïc, qui travaille avec moi au service environnement.
Je note qu’elle ne dit pas « collègue » mais « ami ». L’orgueil flatté, je reprends vite en confiance et serre la main du bel Alvaro avec assurance. Etrange sensation que de vous voir présenter à quelqu’un que vous avez tant de fois admiré en ligne. Je connais son CV par cœur, mais le reste n’est que fantasme. Ses yeux noirs comme la braise s’abattent sur moi pour la première fois. J’ai l’impression qu’ils me transpercent, me mettent à nu. Comme s’il pouvait lire en toutes lettres sur mon front l’intégralité de mon historique internet le concernant. Je tente tant bien que mal de ne pas laisser transparaître le moindre signe de malaise. Et la conversation reprend.
Dans un mélange d’espagnol d’Espagne et d’Uruguay auquel je tente tant bien que mal de m’adapter. Les plaisanteries fusent. La plupart me sont accessibles. Certaines sont plus intimes, témoignage de l’amitié que Maria se portent l’un l’autre.
Mais je ne me sens pas de trop. Alvaro me demande quelques informations essentielles sur ma personne. D’où je viens. Si le travail me plait. Combien de temps je compte rester en Suisse.
Protecteur envers son amie – d’aucuns diraient macho, au risque de tomber dans la caricature du latino misogyne – il me demande de veiller sur Maria. Comme si elle avait besoin de moi pour ça ! J’affirme pour ma part n’avoir jamais été en Amérique du Sud et de rêver voir l’Argentine, et pourquoi pas l’Uruguay. La magie opère, et, au fil de la conversation, les échanges se font plus chaleureux. Presque amicaux. Alvaro évoque même l’idée de revenir à Genève dès l’hiver prochain, « pour passer Noël sous la neige, et pas sur la plage, comme en Uruguay ». Nous nous promettons de se revoir à cette occasion, peut-être même d’organiser un séjour au ski. Bref, tout se déroule à merveille et je dois avouer être légèrement sous le charme du bel Alvaro.
Soudain, m’extirpant brutalement de cette parenthèse dorée, je sens une mais se poser sur mon épaule. Je me retourne. C’est Hristov. Le visage rayonnant. Ayant troqué son costume habituel pour une simple chemise bleu ciel rentrée dans son jeans brut. Une bouteille de champagne dans une main, quelques coupes encore vides dans l’autre.
- Parfait, s’exclame-t-il en anglais en intégrant notre cercle, mes deux collègues préférés et le roi de la soirée réunis en un seul et même endroit. Je n’ai nulle part d’autre ou aller. Je vous serre une coupe de champagne ?
Maria, Alvaro et moi échangeons un regard amusé. La réputation de Hristov le précède. Pour ne pas être impolis, nous acceptons tous la coupe de champagne et la présence du chef adjoint. La conversation se recentre immédiatement sur le travail et la vie du bureau. Et perd par la même occasion tout intérêt. Du moins en ce qui me concerne. Je ne dois d’ailleurs pas être le seul, puisqu’Alvaro prétend devoir saluer un groupe de collègues pour s’éclipser. Quelques instants plus tard, Maria le suit en prétextant devoir aller aux toilettes. Je reste donc seul avec Hristov, visiblement ravi d’être parvenu à m’avoir coincé de la sorte.
- Depuis le temps que l’on devait boire un verre ensemble, toi et moi ! me glisse-t-il d’un ton complice.
J’opine du chef et trinque avec lui sans trop savoir quoi rajouter.
Je suis toujours un peu sur la défensive, avec Hristov, ne sachant pas pas exactement ce qu’il attend de moi. Est-il gentil par nature, ou par intérêt ? Veut-il simplement sympathiser avec le jeune collègue de dix ans son cadet qu’il a lui-même recruté, ou bien ses intentions sont-elles moins pures qu’en apparence ? Cherche-t-il un ami, un allié, ou un amant ? Bref, je suis un peu perdu, et par conséquence circonspect.
Nous discutons un moment de choses et d’autres, puis, quand retentit la musique, je m’échappe en prononçant certainement l’excuse la plus ridicule qu’il m’ait été donné d’utiliser :
- Je dois absolument prévenir Maria, c’est sa chanson préférée !
Je décampe sans lui laisser le temps de réagir. Le laissant planté au beau milieu de la foule, tout penaud avec sa coupe de champagne encore à moitié pleine.
*
Je retrouve Maria et Alvaro sur la piste de danse.
- Désolée de t’avoir lâché tout à l’heure avec Hristov, me glisse Maria à l’oreille. Je le supporte déjà toute la journée, je ne peux pas faire semblant après dix-huit heures. Ce n’est pas dans mon contrat !
Je lui pardonne. Soulagé d’avoir échappé aux griffes de mon chef adjoint et surtout pas mécontent de me retrouver à quelques mètres seulement de mon uruguayen favori. Lui, moi et Maria dansons en cercle au milieu de la foule. Alvaro est résolument bon danseur. Son corps ondule au rythme de la musique, sensuel et viril. Je m’efforce de le regarder par coups d’œil furtifs, pour profiter du spectacle sans trop éveiller mon entrejambe. Je me concentre plutôt sur Maria, avec qui j’ai plus l’habitude de me déhancher en public. Tout à coup, cette dernière se penche à mon oreille. Elle va au bar nous chercher des boissons.
- Ne bougez pas, je vous retrouve dans une seconde, d’accord ?
J’acquiesce et continue à danser, pris d’une légère panique. Mon cœur s’accélère. L’angoisse me serre la gorge. Je me retourne légèrement et me retrouve seul face à Alvaro. Je n’ai plus aucun échappatoire. Et d’autre choix que de continuer comme si de rien était. Mais clairement, la situation est un peu embrassante. Pour moi, en tout cas. Malgré mes efforts, mon regard s’attarde de plus en plus longtemps sur ses hanches qui se balancent de gauche à droite. Sur son torse bombé qui se soulève à chaque petit saut. Sur ses bras épais qui se mouvent avec sensualité le long de son corps en transe. Je suis hypnotisé. Je tente de reprendre le dessus et relève le menton pour sonder son visage. Je le découvre me fixant du regard avec insistance. L’air interdit. Voire même un peu gêné. Puis, en y réfléchissant bien, peut-être même hostile. Je me mords la lèvre : il a dû remarquer qu’il me mettait dans un état second.
Quand la chanson s’arrête, Alvaro quitte brusquement la piste de danse, sans m’accorder la moindre explication. Ni le moindre geste. Me laissant seul au milieu de la foule. La mine défaite et le visage écarlate. Luttant contre un puissant sentiment de honte qui se soulève dans ma poitrine, je reprends mes moyens juste à temps pour que Maria, de retour de son expédition au bar, ne se doute de rien. Elle me tend un verre de spritz que je descends plus vite que de raison.
*
Une bonne demi-heure plus tard, alors que Maria m’a de nouveau fait faux bond, me délaissant cette fois pour un italien pour le moins insistant, qui n’a eu cesse de l’inviter à danser, je retrouve Alvaro, assis seul sur le ponton qui s’avance dans le lac plongé dans l’obscurité. Je m’approche d’un pas hésitant. Il me surprend, mais ne proteste pas. Et m’ignore avec superbe. Bravant mon appréhension, je tente de me racheter en lui lançant d’un ton piteux :
- Ecoute, Alvaro, je ne sais pas ce qu’il s’est passé tout à l’heure, mais je ne veux pas que ça t’empêche de profiter de ta soirée.
Malgré ma tentative, Alvaro se mure dans son silence. Je décide d’insister, au moins encore un fois.
- Je peux m’asseoir ?
- Oui, si tu veux, me répond-il d’un voix neutre, ni agressive, ni chaleureuse.
- Tu veux parler ou tu ne veux pas parler. On est des adultes, non ? Tu peux me le dire si j’ai dit ou fait quelque chose qui t’a déplu.
- Ce n’est pas ça.
- Qu’est-ce que c’est, alors ?
- Loïc, tu es gay, non ?
- Hmm…
Je marmonne en guise d’approbation. Sans aller jusqu’à dire « oui » ouvertement. S’il compte utiliser cette information pour me casser la figure ou me jeter dans le lac, peut-être vaut-il mieux laisser un doute planer là-dessus.
- La manière dont tu m’as regardé, tout à l’heure, quand on dansait tous les deux… C’est parce que je te plais, non ?
- Je te demande pardon si j’ai été insistant, réponds-je d’un ton quelque peu agacé. Ça ne voulait pas dire grand-chose. Tu es beau et bien foutu, et comme n’importe quel autre mec, je t’ai regardé avec un peu d’envie. Mais ça s’arrête là. Tu n’as rien à craindre pour ta virilité, si c’est ça qui t’inquiète.
- Ce n’est pas ça qui m’inquiète. Ça ne me déplait pas que tu me regardes comme ça, tout l’inverse.
Je rêve ! Il y a quelques secondes je l’imaginais m’enfoncer son poing dans le visage pour avoir osé le regarder danser trop ostensiblement, et il est désormais en train de m’avouer son homosexualité. Je refuse d’y croire. C’est trop beau pour être vrai.
- Je suis juste un peu triste, poursuit-il. Triste de savoir que demain tout s’arrête, Que je retourne à la maison. Et par la même occasion dans le placard. Dans le déni. Dans la clandestinité.
- Tu exagères ! L’Uruguay, ce n’est pas l’Ouganda…
- Non bien sûr. Ce n’est pas une question de pays. Plutôt le fait d’être de nouveau plongé dans l’environnement familial, avec mes parents, mes cousins, mes amis d’enfance. Personne ne sait. Ça fait si longtemps que je suis parti pour aller vivre en Europe.
- Je vois.
Je ne sais pas quoi ajouter. Mon cœur déborde. Il a le visage si grave. Si sombre. Et de la sorte, si beau. Il n’y a rien de plus sexy qu’un brun ténébreux à l’esprit torturé qui vous livre un lourd secret au bord d’un lac immense éclairé par le clair de lune, il faut bien avouer. A ce stade, ce n’est plus la vraie vie, c’est une scène de film !
Enhardi par ce sentiment d’irréel, j’approche mon visage du sien et l’embrasse furtivement. Les yeux clos. Priant pour qu’il ne le prenne pas mal. Il répond timidement au baiser, du bout des lèvres. Sans chercher à l’écourter ni à le prolonger. N’insistant pas, je me retire et rouvre les yeux. Je le découvre avec un demi sourire et la mine un peu moins sinistre. Il n’a pas l’air traumatisé.
- J’en avais envie, avoué-je d’un ton gêné. Excuse-moi, j’aurais dû te demander.
- Ne t’excuses pas, répond-il à voix basse.
Il s’arrête là. Même si je sens qu’il aimerait en dire plus. Visiblement, ça ne sort pas. Les mots restent bloqués dans sa gorge serrée. Jugeant l’avoir suffisamment poussé hors de sa zone de confort pour la soirée, je me garde d’insister.
- Retournons danser, alors, lui proposé-je.
- Oui, je crois que j’ai besoin d’un ou deux verres de plus.
*
Nous retrouvons Maria au bar, manifestement ivre, comme l’indique sa réaction légèrement excessive quand elle nous voit arriver l’un et l’autre ensemble.
- Oh, vous m’avez retrouvée ! Mes sauveurs ! Mes amis ! Mes amours !
Puis elle éclate de rire. Rire qui se transforme en une fraction de seconde en sanglots. Que d’émotions ! Ne sachant que trop que faire de notre amie à fleur de peau, Alvaro et moi échangeons un regard amusé.
Une fois calmée, Maria, capricieuse, nous tire de nouveau vers la piste de danse, où elle se lance dans un chorégraphie endiablée et légèrement vulgaire qui ne laisse visiblement personne indifférent. Les collègues sont médusés. Les mauvaises langues se fendent déjà d’un commentaire narquois. Heureusement, il semble que Hristov ait déjà quitté les lieux. Au moins, notre chef adjoint ne sera pas témoin de ce carnage…
- Je pense qu’on lui rendrait un service en lui commandant un taxi, murmuré-je à l’oreille d’Alvaro tout en contemplant avec consternation le désastre qui se déroule sous nos yeux. Maria est en train de ruiner sa réputation auprès de la moitié du bureau. Même l’insupportable italien qui l’a pourtant dragué toute la soirée semble quelque peu dégoûté à la voir danser ainsi. Alvaro hoche la tête, effaré par le ballet infernal de Maria, qui ne semble se rendre compte de rien.
Un quart d’heure plus tard, nous la conduisons de force jusqu’à son taxi, non sans quelques virulentes protestations de sa part. Quand la portière se referme sur son visage hagard, elle semble enfin avoir pris conscience de la situation et nous jette un regard plein de gratitude. Le taxi démarre en trombe, et emmène Maria loin des quolibets de l’assistance.
*
Les minutes qui ont suivi ont défilé à une vitesse telle que je ne me rappelle pas exactement de l’enchaînement exact des événements. La soirée s’est plus ou moins terminée avec le départ de Maria. Après un tel spectacle, la plupart des invités ont sans doute estimé que rien de plus intéressant ne se déroulerait ce soir, et tous ont quitté le bar du bord du lac par petits groupes. Je suis resté sur place pour aider Alvaro à mettre un peu d’ordre dans le bar. Ranger les verres. Séparer les bouteilles vides des bouteilles pleines. Jeter la nourriture qui ne pourra être conservée. Puis Alvaro m’a proposé de l’accompagner chez lui. Je crois même qu’il a osé dire « pour prendre un dernier verre » - comme si nous n’avions pas déjà assez bu et que la situation exigeât que l’on ajoute encore du cliché au cliché. Toujours est-il que je n’ai pas protesté. Et que je me retrouve désormais affalé sur son canapé, perdu au milieu des cartons de déménagement. La chemise grande ouverte et le corps chaud d’Alvaro pressé contre le mien.
De l’épisode de la piste de danse à celui du ponton pour finir sur le canapé, le tout en quelques heures à peines, nous sommes peut-être allés un peu vite en besogne. Mais il est vrai que le temps d’Alvaro à Genève est compté : il n’a donc pas le temps de tergiverser. Ni de tourner autour du pot. Sa langue inquisitrice qui tente vivement de s’introduire entre mes lèvres ne semble pas contredire cette théorie. Car cette fois, notre baiser n’a rien de timide. Mes joues. Mon front. Mon menton. La pointe de mon nez. Le lobe de ses oreilles. Ses lèvres charnues et rouge brique dévorent le moindre centimètre carré de mon visage. Je tente tant bien que mal de répondre à tant d’ardeur, mais suis dépassé par l’énergie avec laquelle il me couvre de baisers.
Je dois trouver un autre angle d’attaque. Ma main vient alors s’aventurer dans le col de sa chemise. J’en défait quelques boutons. Et libère sa poitrine large au poil brun et dru. Je passe mes doigts dans ce pelage tiède et soyeux. Caresse la forme carrée de ses épaules. Lui continue de m’embrasser, imperturbable. Nos bouches ne forment plus qu’un tout, le goût de sa langue se mêle à la mienne. Il me devient difficile de les distinguer.
Tenant à découvrir un peu plus de son corps viril, je finis de déboutonner sa chemise et la passe derrière son dos. Son torse est parfaitement proportionné, musclé à l’envie, et ce malgré la toison brune qui le recouvre. Ses biceps saillants se contractent à mesure qu’il me serre contre lui. Je dois cesser de l’embrasser pour pouvoir l’admirer un instant. Quand son visage s’écarte du mien, je suis de nouveau assailli par son regard de braise. La sève monte en moi. Inexorablement. C’est sans aucun doute le plus bel homme avec lequel j’ai eu la chance de coucher. Et je compte pourtant à mon tableau quelques beaux spécimens.
Sa main vient chercher ma nuque et m’enfouit le visage entre ses pectoraux velus. J’y colle mes lèvres. Ma langue. Qui glisse d’un téton dur et brun à son frère jumeau. Je me hasarde près de son aisselle. Il ne s’y oppose pas, et m’y ouvre l’accès. Dans ce repli de peau plus poilu encore que le reste de son corps, ma langue s’imprègne généreusement du puissant parfum musqué de sa transpiration. J’inspire une grande bouffée de phéromones et fonds de nouveau sur ses tétons pour les lécher à grands coups de langue. Il émet un grognement grave qui me pousse à poursuivre mon œuvre. Il grogne de nouveau. Et a un petit rire amusé. Je m’écarte, un peu vexé.
- Tout va bien ?
- Oui, c’est juste que… les tétons, ça me chatouille toujours un peu !
- Tu préfères que j’arrête ?
- Je préfère que tu dédies la même énergie et le même dévouement à ma queue, si ça n’est pas trop demander.
Il se lève d’une traite et dégrafe son pantalon qui tombe à ses chevilles. Il porte un simple petit slip blanc qui malgré tous ses efforts ne parvient plus à contenir quoi que ce soit. Son sexe se dessine nettement sous le tissus, qui disparaît aussitôt qu’Alvaro décide de se mettre complètement à nu. La vision qui s’offre à mes yeux est enchanteresse. Un large sexe à la peau sombre et nervurée, plutôt court mais délicieusement épais, coiffé d’une couronne de poils bruns coupés à ras. L’énergie et le dévouement seront assurément au rendez-vous.
Sans perdre une seconde de plus, je prends la queue d’Alvaro en bouche et entreprend de le sucer. Il m’encourage de sa main, posée sur le sommet de mon crâne, qui accompagne mes mouvements avec autorité. J’y mets également du mien, et m’évertue de joindre l’étau mouvant de mes lèvres aux tourbillons de ma langue sur l’encolure de son gland, qui semble lui procurer un plaisir divin, à en juger par les jappements qu’il laisse échapper.
- Je ne vais pas durer longtemps, à ce rythme-là, concède-t-il avant de me supplier de laisser son sexe en paix.
Docile, j’obtempère, et profite de ce moment de répit pour me déshabiller à mon tour. Je me présente à lui intégralement nu, la queue érigée vers le ciel, gonflée de désir. Mais il ne semble que peu s’y intéresser. Préférant venir palper mes fesses et harceler mon trou du bout de son index. Ça me va aussi. Je me mords les lèvres rien que de l’imaginer y enfiler son large sexe. Je dois l’avoir rêvé très fort, ou bien Alvaro lit-il dans mes pensées, mais le voilà qui court à la salle de bain chercher un préservatif et une bouteille de gel lubrifiant. Il en dépose un noisette sur le bout de ses doigts et, tout en plongeant son regard brûlant dans le mien, pénètre mon inimité avec dextérité. Par petites pulsations, il détend mon trou jusqu’à pouvoir y glisser deux, trois, puis quatre doigts. Je m’y plie sans grimacer. Ses gestes doux et précis ne m’infligent aucune douleur. Et très vite, je suis prêt à accueillir son sexe en mon for intérieur. Je lui fais savoir par un hochement de tête et une onomatopée mi française mi-espagnole qu’il n’a aucun mal à comprendre.
Souhaitant sans doute me faire une rapide démonstration de sa force musculaire, il me soulève à quelques centimètres du sol et me plaque contre le mur du salon. Face à lui. Mes jambes s’enroulent autour de sa taille, lui ouvrant de la sorte le chemin de mon derrière. Et il s’insère en moi tout en douceur. Sans aucune difficulté. Sans aucune douleur. Comme si nous étions parfaitement faits pour s’imbriquer l’un dans l’autre.
Une fois que son pubis se heurte à ma raie, il me fait un léger signe de la tête pour m’indiquer que le plus dur est passé. Commence alors un délicieux mouvement de balancier qui, à chaque oscillation, voit son membre entrer un peu plus profond en moi, diffusant une violente vague de plaisir à travers mon corps tout entier. Il ponctue ses va-et-vient de cris bestiaux. Qu’il étouffe en collant sa bouche à la mienne. Suspendu à ses bras puissants, le souffle court, je suis vite pris de tremblements incontrôlables.
Je peine à garder les yeux ouverts. Et manque de m’évanouir chaque fois que j’y parviens, découvrant alors son visage aux traits si parfaits déformé par le masque de l’effort. La jouissance est se rapproche dangereusement. Après une série de saillie plus brusques que les autres, Alvaro semble s’effondrer. Il a joui sans le vouloir. Il me le confirme d’un regard de chien battu. Je l’embrasse pour le consoler. Souhaitant sans doute se rattraper, il continue à me limer pendant quelques minutes encore, la queue déjà un peu ramollie. Mais il ne m’en faut pas plus. Dans un long jet continu, je décharge sur son torse velu une quantité ahurissante de liquide.
Soulagé, Alvaro se retire délicatement de mon trou qu’il laisse entrouvert, et me redépose sur la terre forme. Je tiens à peine debout, encore sous le choc de cette étreinte aussi jubilatoire qu’inattendue. Nous échangeons un dernier baiser agrémenté de la douce piqûre de sa barbe sur mon visage. Alors que je reprends mon souffle, je réalise que nous ne pourrons pas recommencer de sitôt. Après Filip, ce sera au tour d’Alvaro de quitter Genève et les Nations Unies. Je maudis cette ville et cette institution qui m’offre puis me prive un à un de mes meilleurs amants.
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