Chapitre 8. La promotion
Les semaines qui ont suivi ont été, pour ainsi dire, les plus misérables de toute ma vie. Depuis notre retour à Genève, Maria refuse catégoriquement de m’adresser la parole. Nous n’avons pas échangé un seul mot. Ni un geste. Ni un regard. Pourtant, je n’ai tué personne ! Blessé par sa réaction, que je juge tout à fait puérile et disproportionnée, je n’ai d’ailleurs pas cherché à renouer le dialogue. S’il faut jouer à celui qui a la rancune la plus tenace, pas sûr qu’elle ait une chance de gagner. Je suis un spécialiste de la discipline. Plus important peut-être : j’ignore si elle aura eu l’aplomb de relater les faits au service des ressources humaines. Non pas qu’il soit formellement interdit de coucher avec un collègue. L’institution n’est pas si puritaine. Mais les relations entre supérieurs et subordonnés sont particulièrement encadrées, pour des raisons évidentes. Il ne faut éviter les promotions canapé…
Hristov, pour sa part, m’évite soigneusement. Je ne m’en plains pas, ça me fait des vacances.
Seul Ulysse, fidèle parmi les fidèles, et surtout le seul à ne pas avoir été témoin de l’incident de la chambre d’hôtel à New York, continue de me parler comme si de rien n’était, sans vraiment comprendre ce qu’il s’est passé entre Maria et moi, mais trop poli pour demander plus d’explications. Il se sent sans doute d’autant moins concerné par les tensions au sein de l’équipe qu’il termine bientôt son stage. Le bourge n’a d’ailleurs pas hésité à choisir son camp, du moins temporairement, et à m’inviter à sa fête de départ, qui se déroulera dans un bar du centre-ville dans lequel Maria et moi avions nos habitudes. J’ai accepté l’invitation avec un léger pincement au cœur. Prévenant, il m’a assuré d’un air évasif que Maria ne serait pas là, ayant supposément déjà un autre engagement pour le même soir.
Hormis ce geste bienvenu de la part d’Ulysse, je n’ai pas vraiment d’autre motifs de me réjouir. Isolé dans mon bureau, posté devant mon ordinateur, je rumine ma solitude, morose. Le travail ne m’intéresse plus. J’ai perdu toute motivation. Toute curiosité intellectuelle pour les tâches qui m’incombent. Que je m’efforce de réaliser tant bien que mal. Et plutôt mal que bien, pour être tout à fait honnête.
Tout à coup, m’arrachant à mon apathie tirant vers lentement vers la mort cérébrale, je reçois un mail de Hristov. Lapidaire.
« Tu peux venir dans mon bureau, s’il-te-plaît, Loïc ? J’ai quelque chose à t’annoncer ».
Tout ça n’augure rien de bon. Je rassemble mon courage et sors de mon bureau pour me diriger vers celui de Hristov. Le ventre retourné par l’angoisse, je frappe à sa porte et attend qu’il me réponde. Il met quelques secondes. Comme s’il devait lui aussi prendre une grande bouffée d’oxygène avant notre confrontation. J’entre dans la pièce. Immense. Décorée de manière plus sobre qu’à l’époque de Catherine. Pas de tableaux d’art moderne. Seules quelques photos, certaines prises au travail, d’autres plus intimes. Quelques amis. Des parents. Pas de petit-ami, ni de mari ou même de femme, d’ailleurs. Je prends note.
Hristov m’attend derrière son large bureau de bois sombre. Son visage viril, d’ordinaire si bienveillant à mon égard, est désormais frappé d’une mine grave. L’habituel sourire avec lequel il m’accueille à complètement disparu. L’atmosphère est glaciale. Il me fait signe de m’asseoir. J’obéis.
- Loïc, commence-t-il d’une voix forcée, le ton faussement neutre et professionnel. Merci d’être venu.
- Je t’en prie, Hristov, dis-je d’un air détaché, bien que je sente mes entrailles bouillir de rage, en réaction au ton résolument faux-cul employé par Hristov.
- Je voudrais commencer par te présenter mes excuses. Je réalise que, depuis notre retour de New York, les choses n’ont pas été faciles, pour toi comme pour moi. Je tiens à t’informer, après avoir parlé avec Maria, que nous n’aurons aucun problème avec les ressources humaines. Maria a accepté de ne pas nous reporter.
- Bonne nouvelle, réponds-je, agacé que Maria ait été voir Hristov, et pas moi. Mais sans doute a-t-elle été convoquée par son supérieur, et n’a pas eu d’autre choix.
- En effet, c’est un soulagement. Ni toi, ni moi n’aurons à nous défendre devant la commission disciplinaire.
Si c’est le cas, pourquoi adopter un ton si artificiel, un visage si grave, et un regard si fuyant. Hristov me cache quelque chose. Et je sens que je ne vais pas tarder à le découvrir.
- Je pense, continue-t-il, que tu seras d’accord avec moi pour dire que la situation est un peu embarrassante, et que, pour toi comme pour moi, continuer à collaborer aussi étroitement que par le passé ne va pas être une chose aisée.
- Certes.
- J’ai étudié la questions sous plusieurs angles, et je tiens à préciser que je n’ai pas pris la décision à la légère, mais je pense être arrivé à un compromis acceptable pour toi comme pour moi.
- Je t’écoute, dis-je simplement, m’attendant au pire.
- D’ici la fin du mois, je vais proposer ton nom pour l’exercice annuel de promotion. Ce qui entrainera un changement de catégorie, et donc, possiblement, une mutation.
- Comment ça, une mutation ?
- Un changement de poste.
- Ca, j’ai compris, merci ! rétorqué-je avec férocité, commençant à perdre patience. Ma question est plutôt : quel nouvel poste, où, quand, et comment ?
- Dans un autre service. De telle sorte que je ne sois plus ton supérieur hiérarchique. Et qu’il n’y ait plus aucun conflit déontologique, ni pour toi, ni pour moi.
- Et tu sais déjà où je suis censé atterrir ?
- Le service climat, je pense que c’est le plus juste et le plus logique, au vu de tes compétences, de tes centres d’intérêt et de ton expérience au sein de l’institution.
- Ah, soufflé-je, quelque peu rassuré, donc, tu me changes de couloir ! Je vais en face, c’est ça ?
- Pas vraiment non, le seul poste disponible se situe au siège.
- A New York ?
- A New York, confirme-t-il, les yeux rivés sur le sol.
Je marque un pause, interloqué par la bombe informationnelle qui vient d’arriver à mon cerveau. Je ne parviens pas à y croire. Est-ce possible qu’il me déracine de la sorte, m’obligeant à accepter une mutation de Genève à New York ? Suis-je ne serait-ce qu’éligible à une promotion, seulement un an après mon recrutement ? J’imagine qu’il a vérifié, qu’il a couvert ses arrières, qu’il est sûr de son coup. Réfléchissant le plus vite qu’il me soit possible de le faire, j’analyse mes options.
Première possibilité, protester, et menacer Hristov de le dénoncer aux ressources humaines pour qu’il retire sa proposition. Je resterai ainsi sous sa direction, dans le service, à Genève, et continuerais mon travail comme si de rien n’était. Bien que, vue l’ambiance effroyable qui règne désormais entre moi et Maria, et la relation inévitablement détériorée avec Hristov, je ne suis pas sûr de vouloir rester…
Deuxième possibilité, ne rien dire, d’abord, puis me plaindre auprès des ressources humaines, et faire en sorte que ce soit Hristov qui paye pour cette sanction disciplinaire déguisée, puisqu’il est sans doute plus en faute que moi, dans l’histoire. C’est lui, le supérieur hiérarchique, lui qui aurait pu être considéré comme ayant exercé une influence sur moi. Peut-être même l’a-t-il fait, je ne suis pas sûr de pouvoir le nier complètement.
Dernière possibilité, me taire, et accepter la promotion et la mutation à New York. Je dois partir, certes. Quitter le service, la ville. Sans doute sans laisser de très bons souvenirs à Maria et à Hristov, et donc sans grand espoir de revenir un jour travailler ici. Mais, côté positif, je recommence à zéro, ailleurs, mon salaire augmente, et j’ai même une chance, infime, certes, mais une chance quand même, d’y retrouver Filip, s’il l’accepte.
J’ignore si ce dernier détail qui fait pencher la balance, mais je décide de prendre la troisième voie. Et réponds à Hristov.
- C’est d’accord. Je pense que c’est la meilleure issue possible, pour toi comme pour moi.
Je mime volontairement la formule au combien hypocrite « pour toi comme pour moi » qu’il n’a cessé d’utiliser lors de l’entretien. Espérant qu’il en saisisse l’ironie, lui qui n’a rien à sacrifier en optant pour cette issue. Il ne mouche pas. Et semble soulagé de ne pas me voir protester davantage. Son visage renfrogné s’adoucit. Et son regard s’apaise.
- La promotion sera effective dans quinze jours. Et tu commenceras à New York le mois prochain. Ça te laisse le temps de t’organiser pour déménager.
- Un peu de temps, oui…
- Tu auras l’aide logistique du service expatriation, ne t’en fais pas. Et Loïc, ajoute-t-il, d’un ton soudain plus familier, plus sincère, je suis vraiment désolé pour tout ça. J’aurais aimé que les choses se passent autrement.
- Ce qui est fait est fait, dis-je, philosophe, n’ayant pas le cœur d’insister plus.
Il acquiesce mollement. Le regard lointain, perdu dans ses pensées. Pensées que je devine pas tout à fait chastes, lorsque, ayant décidé de me retirer et de quitter son bureau, je constate médusé qu’il ne peut me saluer que d’une simple poignée de main, sans même se lever ni quitter sa chaise. Le pantalon sans doute déformé à l’entrejambe par une énorme érection. Que je n’aurais pas l’honneur de voir, ni de goûter, cette fois. Et plus jamais, d’ailleurs. Ce n’est sans doute pas plus mal comme ça. Il faut quand même être drôlement sadique et dérangé pour être excité par la perspective d’imposer une sanction administrative à effet quasi-immédiat à son ex-amant.
*
Je retourne à mon bureau, encore sous le choc de ma conversation avec Hristov. Je n’en reviens pas. Quelques phrases sèchement énoncées par mon supérieur hiérarchique ont suffi à mettre ma vie sans dessus dessous. Il y a un quart d’heure, je n’imaginais pas le moindre échappatoire à la situation intenable dans laquelle je me trouvais alors. Lâché par Maria. Fui par Hristov. J’étais malheureux et avais la ferme intention de le rester pour les semaines et mois à venir. Désormais, tout ça n’a plus la moindre importance. Mes jours dans le service sont comptés.
Enhardi par cette nouvelle situation où les cartes sont rebattues, et l’orgueil encore un peu anesthésié par l’adrénaline, je décide d’aller voir Maria. Et de crever l’abcès, une bonne fois pour toute. Je me présente à son bureau, combatif, et lui assène d’un ton cinglant :
- Maria, j’imagine que tu n’en as rien à faire, mais ta conversation avec Hristov a porté ses fruits. Je suis viré, ou plutôt muté, pour utiliser la terminologie officielle, et envoyé à New York dès la fin du mois.
Maria est estomaquée. Son beau visage, d’ordinaire si serein et confiant, est cette fois déformé par l’effet conjugué de la surprise, de la culpabilité et d’un relent de rancune. Clairement, elle ne sait pas sur quel pied danser. Je savoure le succès indéniable de ma tentative de déstabilisation. Elle balbutie, cherche ses mots, le ton hésitant et la voix tremblante :
- Loïc, je… je suis désolée… Je… J’ai parlé avec Hristov, c’est vrai, mais… Je n’ai évidemment rien demandé de la sorte… Et lui… Lui ne m’a rien dit qui laissait supposer qu’il allait prendre un telle décision. Je… encore une fois… je suis désolée.
La voir ainsi à la peine n’a pas l’effet jouissif escompté. Au contraire, je trouve la sincérité de sa réaction parfaitement désarmante. Elle est au bord des larmes. Ça me fend le cœur. Je n’ai donc pas le goût d’enfoncer le clou, et rends les armes sans pousser le combat plus loin.
- Maria, ce n’est pas de ta faute, réponds-je doucement. Excuse-moi, j’ai été un peu bête, de débarquer comme ça dans ton bureau pour te l’annoncer…
- Non, tu as le droit d’être en colère ! C’est moi qui te doit des excuses, je n’aurais pas dû réagir de la sorte, à New York, c’était ridicule, tu… enfin vous faites ce que vous voulez, toi et Hristov. Je n’y peux rien si tu as des goûts douteux, ajoute-t-elle avec un demi-sourire, reprenant lentement confiance en elle.
- Ca n’est arrivé que deux fois. Un peu par accident. Et c’est terminé, tu imagines bien.
- Oui, j’imagine…
Elle laisse sa phrase en suspens. Je ne lui en veux pas. Je crois que tout est dit sur le sujet. Son visage à la mine désolée retrouve petit à petit une expression qui m’est familière. Douce. Chaleureuse. Compatissante. Celle qu’arborait sans cesse la Maria que j’ai eu la chance de connaître et de côtoyer lors de ces derniers mois, et qui existe sans doute toujours. Une amie attachante, drôle, et attentionnée. Mon amie.
*
J’ai quitté le travail un peu plus tôt que d’habitude, n’ayant plus grand-chose à faire à part clôturer mes dossiers, mais aussi pour avoir le temps de me changer avant la fête de départ d’Ulysse. Après un passage éclair à mon appartement, je troque mon costume pour un jeans et un pull épais mais décontracté. Il fait froid dehors, l’hiver suisse ne faiblit pas. Quand j’arrive devant le bar, il fait déjà nuit noire, et la plupart des invités sont déjà arrivés. En grande majorité d’autres stagiaires en fin de contrat, qui n’ont donc pas eu besoin d’attendre un horaire décent pour quitter le bureau en douce. Je vérifie mes messages. Ulysse m’a écrit.
« On t’attend dans le fond de la salle principale. Dépêche-toi, l’happy hour est presque terminée ! »
Je pénètre dans le bar, et suis immédiatement assailli par une vague de chaleur étouffante. La pièce est surchauffée. Je retire ma veste, et cherche la table indiquée par Ulysse. Le lieu n’a pas changé, depuis mon dernier passage avec Maria. Toujours le même décor pseudo hipster, en fait assez luxueux, comme le confirment les prix pratiqués au bar. Je retrouve Ulysse entouré d’amis dont les visages me sont pour la plupart inconnus. Tout le monde à l’air guilleret et copieusement alcoolisé. Ulysse aussi. Il port un pull à col roulé bleu marine qui lui va à merveille. Et arbore fièrement son inimitable queue de cheval. Il me repère au loin et son visage rougi par la bière se fend d’un large sourire bienveillant. Il est visiblement content de me voir.
- Loïc ! hurle-t-il à travers la pièce avec de grands gestes pleins d’entrain.
La moitié du bar se retourne sur moi, y compris un groupe de trois ou quatre maghrébins à la carrure impressionnante, alignés au comptoir les uns à la suite des autres. Quel comité d’accueil ! Intimidé, je force un sourire timide et fonce tête baissée jusqu’à la table d’Ulysse. Sentant au passage les regards appuyés de la foule.
Comme je le craignais, les amis stagiaires d’Ulysse sont un peu trop immatures à mon goût. L’ambiance est sympathique, mais je remarque vite que mon statut de fonctionnaire titulaire intéresse plus que ma personne. On me pose mille questions sur le concours d’entrée, sur la fonction elle-même, et sur l’étrange sentiment procuré par le fait de représenter l’institution à l’extérieur. Je me plie à l’exercice, non sans échanger quelques regards amusés avec Ulysse, qui me remercie pour ma patience d’un geste discret de la tête.
Une fois l’indiscrétion des convives en partie satisfaite, je m’échappe un instant du groupe de curieux pour m’approcher d’Ulysse. Qui m’accueille avec un large sourire.
- Désolé pour ça, s’excuse-t-il. Les requins sont affamés, ils ont flairé le sang dès ton arrivée et t’ont tout de suite encerclé. Je n’ai rien pu faire pour te sauver.
- Je me suis sauvé tout seul, ne t’en fais pas.
- Ça me fait vraiment très plaisir que tu sois là, Loïc, dit-il d’un ton un peu appuyé, presque ambigu.
Puis, sans prévenir, il se penche sur moi et me prend dans ses bras. Quelque peu surpris par une telle démonstration d’affection de la part de mon géant belge, je ne refuse pas pour autant son étreinte. Ce doit être l’alcool tout autant que lui qui s’exprime de la sorte. D’ailleurs, en parlant d’alcool, Ulysse se décolle lentement de moi et, l’air un peu gêné, regarde son verre vide.
- Tu veux que j’aille chercher quelques bières au bar, pour que tout le monde puisse partager, lui demandé-je gentiment, espérant que le changement de sujet fera disparaître son embarras.
- Oh, ça serait super, Loïc ! Merci beaucoup.
Je refuse son « merci » d’un revers de la main, et m’éloigne en direction du bar.
Je passe la rangée de solides gaillards maghrébins et, une fois accoudé au comptoir, commande une demi-douzaine de bières au serveur, qui disparaît dans l’arrière-boutique pour aller chercher la précieuse marchandise. Soudain, une question me surprend.
- Tu vas bien, Loïc ?
Elle provient de l’un des membres du groupe, un jeune brun à la peau dorée, les lèvres pleines, légèrement cachées par une discrète barbe sombre. A priori, la voix m’est inconnue, et le visage aussi. Beau, séduisant, mais inconnu. Il a du retenir mon nom après qu’Ulysse l’ait crié avec la discrétion d’un poissonnier sur le Vieux Port de Marseille, à mon arrivée. J’ai un léger rire, et réponds du tac-au-tac, peut-être même un peu sèchement.
- Bon, tout le monde a pu entendre mon prénom, c’est cool… Mais je m’en remets, ça va, merci !
- Je n’ai pas eu besoin de l’entendre, je m’en rappelais.
- Pardon ?
- Un breton qui s’appelle Loïc, c’est difficile à oublier.
- Mais… attends, on s’est déjà rencontrés ?
- Je vois que je ne t’ai pas laissé un souvenir indélébile ! dit-il, visiblement un peu vexé. Oui, et c’était ici, d’ailleurs.
- Ici ?
Je creuse au plus profond de ma mémoire. La dernière fois que je suis venu dans ce bar, c’était au printemps dernier, avec Maria. La soirée avait été très arrosée, et, je ne me souviens pas tout à fait de ce qu’il s’était passé après une certaine heure… Et puis tout à coup, je me remémore les messages cryptiques qui avaient suivis. Peut-être étaient-ils de ce garçon mystérieux ? Ça ne me déplairait pas, ce serait même rassurant, même s’il serait franchement dommage que j’aie oublié quoi que ce soit qui puisse s’être passé avec un tel spécimen.
- Ecoute, je crois que ça me revient doucement, mais pour être tout à fait honnête avec toi, j’ai un trou noir dans le cerveau à la place de cette soirée-là, et je ne me rappelais pas du tout de ton visage.
- Ne t’en fais pas, j’ai assez vite compris quand mes messages sont restés sans réponse. Je m’appelle Sofiane, d’ailleurs, si jamais tu as aussi oublié ce détail.
- Touché…
C’était donc bien lui, les messages ! Je n’ai vraiment aucun souvenir d’avoir entendu ce prénom. Il n’a pas l’air de m’en tenir rigueur. Il propose même de m’offrir un verre, que je refuse poliment.
- J’ai déjà commandé, mais merci.
- C’est ton copain, le grand à la queue de cheval, là-bas ?
Il désigne Ulysse, au loin. Il a dû voir notre embrassade, depuis là où il se trouve. Je note un légère pointe de jalousie dans sa voix. Ou d’envie, je ne suis pas sûr. Toujours est-il que, si c’était le cas, la situation ne le laisserait pas indifférent. Il n’est donc pas peu satisfait de m’entendre dire que non, qu’Ulysse est « juste un ami ».
- Tu es tactile avec tes amis, toi, dis-donc.
- C’est lui qui m’a embrassé, moi je sais me tenir. Je crois qu’il est un peu saoul, si tu veux tout savoir.
- Toi, tu sais te tenir ? C’est marrant, c’était pas l’impression que tu m’avais laissé la dernière fois.
Je reste interdit. Je me demande bien ce que j’ai pu lui faire, à ce fameux Sofiane. Mais les souvenirs de cette soirée printanière restent flous dans mon esprit. Et le mystère reste entier. Finalement, le serveur revient avec ses bières, posées sur un plateau. Je paye, et salue Sofiane avant de retourner d’où je viens.
- Salut, beau gosse, me dit-il en me voyant m’éloigner. Peut-être à tout à l’heure, si tu veux te rafraîchir la mémoire, et sinon à une autre fois. En tout cas, tu peux ajouter mon nom à mon numéro dans ton répertoire, pour ne pas l’oublier, cette fois.
*
L’esprit encore confus après cette interaction aberrante avec le dénommé Sofiane, je retourne à la table pour retrouver Ulysse et les siens. Et ainsi leur remettre les bières promises. Je suis accueilli chaleureusement par toute la tablée, visiblement ravie de s’être trouvé un sponsor de boisson aussi généreux. Ulysse, particulièrement, rayonne lorsque je lui tends la bouteille encore givrée. Le ton plein d’entrain et la voix un peu dénaturée par l’ébriété, il me remercie un peu maladroitement :
- Merci Loïc ! Dis, par contre je n’ai pas de quoi te rembourser ce soir, moi.
- C’est moi qui offre, Ulysse, n’y pense même pas.
- C’est vraiment gentil de ta part.
- C’est la moindre des choses, tu veux dire ? Je ne vais quand même pas laisser mon stagiaire préféré se ruiner pour des bières qui ne valent pas celles de sa Belgique natale !
- Comme tu veux, chef, dit-il d’un ton plein de malice.
Il marque une pause. Et semble hésiter un instant. Comme s’il voulait en dire plus, sans oser le faire à voix haute. Je lui adresse un regard interrogateur. Il avale sa salive, et poursuit à voix basse, à mon attention seulement.
- Loïc, si tu veux, je te rembourse d’une autre manière ?
- Comment ça, réponds-je, interloqué ?
Le ton est aguicheur. Le choix des mots manque franchement d’originalité. Clairement, c’est l’alcool qui parle. Ce n’est pas le genre de mon bel Ulysse.
- Rejoins-moi aux toilettes dans une ou deux minutes, ajoute-t-il, et tu verras bien. Je t’y attends.
Puis il se lève d’un trait et quitte la table sans rien ajouter. D’un pas décidé, bien qu’un peu instable, il se dirige vers les toilettes, à l’opposé de la pièce, et referme la porte derrière lui. Un peu trop brusquement. Je sens une vague d’excitation prendre possession de mon entrejambe. Je me remémore notre baiser, l’été passé, dans l’eau claire et fraiche du lac. Et les mois de sous-entendus et de déclarations à demi-mot qui ont suivi. Ce soir est sans doute la dernière occasion pour moi de profiter d’Ulysse. Et vice-versa. Je décide donc d’accepter le défi. J’attends encore quelques secondes, suivant ses consignes pour ne pas éveiller les soupçons des autres. Puis je quitte la table à mon tour. En passant devant le bar, je remarque le fameux Sofiane qui me suit du regard. Je lui adresse un léger sourire et un rapide hochement de tête, la tête résolument ailleurs, avant de disparaître dans les toilettes.
J’entre dans la pièce, petite mais propre et carrelée de tuiles noires, et y retrouve Ulysse, appuyé contre le lavabo, dos au miroir, me toisant de son mètre quatre-vingt-quinze, l’œil brillant et le sourire aux lèvres.
- Je suis content que tu sois venu, Loïc, me dit-il en plongeant son regard brun dans le mien.
Il est incroyablement charmant, avec ses cheveux longs et clairs et son visage d’ange qui se dessine dans la pénombre de la pièce. Je m’avance doucement vers Ulysse. Mon cœur s’accélère. Je suis si proche. Mon nez frôle ses épaules, la naissance de son cou, dissimulé par le col roulé bleu marine. Le parfum de son torse chatouille mes narines. Il ne bouge pas d’un centimètre, paralysé par le désir et l’appréhension. L’alcool a suffi à délier sa langue, mais pas plus. Je lève donc la tête vers lui, et, lentement, viens déposer mes lèvres sur les siennes. Je ferme les yeux. Notre baiser est long et tendre. Sa langue se glisse timidement entre mes lèvres pour venir caresser la mienne.
Nous nous écartons une première fois. Ouvrons les yeux. Plongeons nos regards respectifs dans celui de l’autre. Mais cette rapide séparation n’est faite que pour nous permettre de mieux nous retrouver. Et d’échanger un baiser plus franc, plus fougueux. Et plus long encore. Sa langue se fait plus envahissante. Ses mains se posent sur mes omoplates. Les miennes viennent encadrer son visage d’ange, se perdre dans ses longs cheveux tirés en arrière, et caresser l’arrête droite de son nez. Nous nous embrassons ainsi pendant d’interminables minutes exquises.
Voyant que mon stagiaire préféré ne semble pas pressé de passer à l’étape suivante, je décide de prendre l’initiative et fonds vers son entrejambe.
D’un geste expert et rapide, je défais les boutons de son pantalon et découvre une large bosse dans son slip moulant, qui ne demande qu’à être caressée, embrassée, et très vite, dénudée. C’est le traitement que je lui impose. Et, ainsi, révèle le sexe d’Ulysse à l’air libre. Joli morceau de chair rose, pas spécialement grand, malgré le gabarit de son propriétaire, mais tout à fait praticable. Je le prends tendrement entre mes lèvres et y applique un lent va-et-vient qu’il accompagne de ses mains posées sur ma nuque. Ma bouche coulisse ainsi lentement le long de sa queue, l’avalant entièrement, sans la moindre difficulté. Je dois dire, qu’après Hristov, c’est indéniablement plus facile d’en faire autant. Ulysse semble apprécier, et je sens ses cuisses et son ventre se contracter à mesure que mes mouvements s’intensifient, renforcés par la caresse de ma langue sur les rebords de son gland.
Puis, sans laisser entrevoir le moindre signe avant-coureur, Ulysse se dérobe à mes yeux. Il pose un genou à terre. Puis deux. Il s’agenouille face à moi, et m’embrasse avec enthousiasme. Ensuite, il me fait signe de me relever.
- A ton tour, me dit-il à voix basse.
Je m’exécute. Ce qui place son visage à hauteur de mon torse, où il dépose un rapide baiser. Ses doigts, quant à eux, se précipitent sur la braguette de mon jeans, qu’ils abaissent en un rien de temps. Ulysse fouille alors dans mon boxer et, très vite, sors ma queue de sa cage de tissu. Il présente ses lèvres entrouvertes à mon gland enflé. Et avec une infinie douceur, fait disparaître mon sexe dans la tiédeur de sa bouche. Une vague de plaisir s’empare de mon bas-ventre, puis de ma poitrine, et remonte jusqu’à mon cerveau, enivrante. Le mouvement précis et régulier de ses lèvres sur ma queue me font entrer dans une transe légère et délicieuse. Je me laisse emporter, sans opposer la moindre résistance. Les yeux mi-clos. N’ayant pour seul contribution de défaire la queue de cheval d’Ulysse et d’enfouir mes doigts dans ses longs cheveux souples et soyeux.
Soudain, je suis sorti de ma rêverie par un léger cliquetis. Le bruit d’un loquet que l’on ouvre et que l’on referme. Je me réalise alors que, dans notre précipitation, ni Ulysse ni moi n’avons pensé à verrouiller la porte des toilettes. Dans un coin du miroir, j’aperçois une silhouette. Les épaules larges. La peau sombre. Les cheveux ras, très bruns. C’est Sofiane. Il me jette un regard noir et plein de défi, se mordant la lèvre inférieure. Je remarque rapidement qu’il a lui aussi la queue à l’air, et qu’il se branle doucement en admirant Ulysse me sucer. Joueur, il me fait signe de me taire, d’un doigt posé sur ses lèvres pleines.
Ne trouvant pas comment réagir, je décide de ne pas moucher, et de reporter mon attention sur Ulysse, qui, les yeux fermés et la mine concentrée, continue ses va-et-vient sur mon sexe, plus raide que jamais. Je laisse Sofiane profiter de ce spectacle résolument enchanteur. Puis, je remarque un mouvement dans la périphérie de mon champ de vision. J’interroge le miroir. Sofiane n’est plus dans le coin de la pièce. Il est tout près. De moi. D’Ulysse. Le visage dur et la queue aussi, tenue fermement dans sa main puissante, nervurée de veines gonflées.
Ulysse se réveille soudain, et, sans vraiment comprendre ce qu’il se passe, découvre le membre de Sofiane qui se dresse à quelques centimètres de son visage. Il est plus foncé et plus court que le mien, légèrement plus fin aussi. Mais son gland brun, large et luisant, a franchement l’air appétissant, il faut bien l’avouer. L’espace d’un milliseconde, j’ai même un vague souvenir de l’avoir eu en bouche. Mais le flash mémoriel est malheureusement trop court, et je n’arrive pas à en avoir le cœur net. Peu importe, de toute manière. Ulysse recrache ma queue et relève son visage d’ange vers moi, les lèvres humides et le regard plein d’incompréhension. Je n’ose pas ouvrir la bouche. Tétanisé par l’intrusion de Sofiane, et hypnotisé par l’imposante aura masculine qui se dégage de ce dernier.
Constatant que je ne serais pas celui qui brisera le silence, Sofiane prend les choses en main, et vient coller sa bouche contre la mienne, vorace. Ses lèvres sont chaudes, charnues, fiévreuses. Sa langue s’écrase sur mes lèvres et lèche une bonne partie de mon visage, du menton jusqu’à la pointe du nez. Sans que je ne parvienne à dire quoi que ce soit. Ni à m’y opposer. Une fois le baiser terminé, Sofiane se retire et lâche d’une voix provocatrice à mon attention :
- Bon Loïc, tu vas dire à ton mec de me sucer où il va falloir que je lui demande moi-même ?
Le sang afflue vers mon sexe, je suis complètement paralysé par l’excitation. Les secondes passent. Puis, j’abdique, et d’un simple geste de la tête, enjoins Ulysse à partager son attention entre ma queue et celle de Sofiane. Curieusement, celui-ci n’y trouve rien à redire, et prend le sexe du bel inconnu en bouche sans protester. S’en suit alors une interminable séance de plaisir régulièrement interrompue par l’alternance des lèvres d’Ulysse pour mon sexe et celui de mon voisin. Mon regard croise celui de Sofiane dans le miroir. Il ne perd pas une miette de la scène, magnifique, qu’il a savamment provoqué et qui se déroule sous ses yeux. Plusieurs fois, je crois perdre le contrôle, et parviens de justesse à retenir la sève brûlante qui point à l’extrémité de mon membre, rendu dur comme l’acier par cet exercice inédit.
Mais au final, c’est Sofiane qui craque en premier, et, profitant d’un moment où Ulysse délaisse sa queue pour la mienne, vient jouir contre la joue du belge accroupi, en de longs jets épais et saccadés. La figure en feu et le souffle coupé. Il met quelques secondes à reprendre possession de ses moyens. Le regarder de la sorte, tenant à peine debout, terrassé par le plaisir, me déconcentre quelque peu, en dépit des efforts d’Ulysse qui continue sans fléchir ses va-et-vient le long de ma queue, avec application et dévouement. Sans rechigner, ni prêter attention à la semence de Sofiane qui lui coule le long de la joue.
Contre toute attente, Sofiane décide alors de voler au secours d’Ulysse, et s’agenouille devant moi. Je baisse la tête, et découvre alors les visages côte-à-côte de Sofiane et d’Ulysse, si différents l’un de l’autre. Teint pâle contre teint hâlé. Lèvres fines contre lèvres pleines. Regard brun contre regard cendré. Cheveux longs et châtain contre cheveux coupés à ras et d’un noir de jais. Peau glabre contre barbe sombre. Ils se complètent à merveille. Visuellement, d’abord. Et dans la pratique aussi. Leurs gestes et leurs techniques respectives se renforcent mutuellement. Sofiane est fougueux, précipité, peut-être un peu maladroit, tandis que Ulysse est appliqué, méthodique. Et incroyablement endurant, je dois dire.
Très vite, leurs efforts conjugués font éclore en moi un plaisir jusqu’alors ignoré. Ma queue passe de la bouche de l’un à celle de l’autre, inlassablement. Je cesse de comprendre qui est à la manœuvre, quelles sont les lèvres qui se referment sur mon gland, à qui appartient la langue qui s’enroule autour de mon membre. Le désir monte en moi. Inarrêtable. Et soudain, je ne tiens plus.
D’un rapide pas en arrière, je m’écarte de mes deux amants et vient jouir dans le creux de ma main, pour éviter de trop les arroser. Je me vide dans une longue série de spasmes incontrôlables. A demi-conscient seulement. Les yeux fermés. Rassemblant tous les efforts du monde pour ne pas laisser échapper un hurlement de plaisir.
Après avoir repris mes esprits, je jette un regard à Ulysse et Sofiane, toujours à mes pieds. Ils partagent un air à la fois épuisé et satisfait. Et sans doute aussi un léger sentiment d’incrédulité qui subsiste malgré l’orgasme accompli. Nos regards se croisent. On éclate de rire. Tous les trois. Dans un geste d’une tendresse à m’en fendre le cœur, Sofiane vient affectueusement lécher la joue d’Ulysse pour y effacer les traces laiteuses laissées par son jus.
*
Je ne me rappelle pas bien si Ulysse a pu jouir, et si oui, quand et comment. Et où ? Bref, tout se mélange un peu, dans ma tête. Ce qui est sûr, c’est que nous avons terminé. Sofiane échange un dernier baiser, d’abord avec moi, puis avec Ulysse, puis remonte sa braguette d’un coup sec et se retire discrètement, sans dire un mot. Il déverrouille la porte et disparaît dans le bar. Me laissant seul avec mon stagiaire et désormais amant, le visage encore frappé par la surprise et l’excitation.
- Ce n’était pas un coup monté, je te le jure, dis-je à Ulysse d’un ton plein d’excuse. Je ne le connais à peine, ce type… Il m’a juste dragué au bar. Il a dû me voir te suivre aux toilettes et décidé de se joindre à nous…
- J’ai bien vu ta tête, tu étais aussi surpris que moi, répond Ulysse, songeur. En tout cas, je ne m’imaginais pas ma dernière soirée à Genève terminer comme ça…
- C’est le moins qu’on puisse dire…
- J’étais très content de faire ta connaissance Loïc, je tenais à te le dire. Je ne me plains pas, loin de là, mais j’aurais été tout aussi content de t’avoir pour moi tout seul, ce soir.
- Moi aussi, Ulysse.
- Une prochaine fois, peut-être ?
Sans trop savoir quoi ajouter, après une expérience aussi intense et inattendue, je prends Ulysse dans mes bras, et le serre fort contre moi. Espérant redonner un peu d’intimité à notre face-à-face interrompu par Sofiane. Notre étreinte, tendre et sincère, se prolonge pendant de longues minutes.
Puis nous retournons à la soirée, s’efforçant du mieux que nous pouvons pour ne rien laisser transparaître. Mais après tout, peu importe si un des amis d’Ulysse s’en rend compte. D’ici quelques jours, le stage sera terminé, Ulysse retournera en Belgique, et moi partirai pour New York. Il y a peu de chance pour que notre timide promesse de se retrouver, et seul à seul, cette fois, ne soit un jour tenue. Essayons donc de profiter de cette dernière soirée passée ensemble, avant qu’il ne soit trop tard pour le faire.
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