Chapitre 20. Les vacances d'hiver
Les semaines qui ont suivi ont été éprouvantes, sur le plan physique comme psychologique. De ma courte mémoire de fonctionnaire international, jamais n’avais-je été confronté avec une telle charge de travail. Il y avait tant à faire… Tout était nouveau, dans ce ministère européen des affaires étrangères, tout était urgent. Les réunions et les demandes de briefing s’enchainaient à une cadence infernale. Je restais tard au bureau, le soir, parfois jusqu’à onze heures. Et ne dormais que quelques heures par nuit, rêvant à peine, me repassant en boucle le film de ma journée de travail. Je me réveillais épuisé, et paniqué par la quantité de choses à faire sur ma ‘to-do list’, qui ne cessait de s’allonger, sans que je parvienne à prendre le dessus. Je ne me considère pourtant pas comme quelqu’un qui se laisse facilement déborder, mais, manifestement, j’étais en train de m’approcher de mes limites. Mon corps commençait à somatiser. Mon dos, meurtri par le stress, me faisait un mal de chien. Mes mains tremblaient quasiment en permanence à cause de l’excès de caféine.
Le plus dur dans tout cela, c’est que je ne voyais que très peu Maria pendant la journée, en dépit du fait que nous soyons dans la même équipe. Et le soir, alors que nous dinions ensemble avec Ulysse, nous ne pouvions nous empêcher de nous attarder un instant sur les frasques de Kata, notre supérieure. Il faut dire que l’inflexible finlandaise était un sujet de discussion intarissable, elle qui flirtait en permanence avec la ligne qui sépare l’autorité hiérarchique du harcèlement moral. Elle était particulièrement coriace avec Ewelina, probablement agacée par la beauté de la polonaise, dont elle avait demandé « un peu moins d’efforts vestimentaires, et un peu plus de conscience professionnelle », laissant entendre à demi-mots qu’il n’était quand même pas compliqué d’être assistante, et qu’elle n’aurait pas de mal à trouver un remplacement si ça s’avérait nécessaire.
Fort heureusement, Kata n’était pas aussi vicieuse avec moi et Maria, dont elle commençait à apprécier la valeur et la ténacité. Maria, plus brillante encore que dans mes souvenirs, n’hésitait pas à remettre notre cheffe à sa place lorsque celle-ci osait mettre en cause sa maîtrise des dossiers, et ce toujours avec une élégance et présence d’esprit dont je n’aurais certainement pas été capable.
Non pas qu’il m’eût fallu en arriver jusque-là : au fil des jours et de l’avancement de mes projets, mes relations avec Kata s’étaient progressivement normalisées. En effet, à force de persévérance et d’un nombre incalculable de réunions et d’heures passées derrière mon ordinateur à rédiger des pages et des pages de rapports, mes efforts commençaient enfin à payer. Et remarquant que les préparations pour la mise en place du méga-fonds pour la transition énergétique allait bon train, mon exigeante supérieure ne trouvait rien à redire. Elle s’était même fendue d’un quasi-compliment à mon égard, admettant que « les anciens des Nations Unies n’étaient pas tous des fainéants bons à rien », et qu’avec un peu de pratique, elle parviendrait à faire de nous des eurocrates dignes de ce nom.
Bref, le tableau de ma nouvelle vie bruxelloise n’était pas tout à fait noir, et il y avait de l’espoir à l’horizon, mais l’arrivée des congés de février a tout de même été un sacré soulagement. Les fameuses « vacances de carnaval », comme le disaient les secrétaires, toutes belges de souche, arrivaient à point nommé pour nous offrir, à moi et Maria, un répit bien mérité. Et en prime, l’occasion de mettre enfin un vieux projet à exécution : passer une semaine complète à skier dans les Alpes suisses, accompagnés de notre ami et, en ce qui me concerne, amant de passage, Alvaro.
*
Quelques embrassades chaleureuses avec Ulysse, avant que le jeune carolo ne regagne sa famille et sa ville natale pour y passer la semaine de carnaval, et Maria et moi nous retrouvons seuls, éreintés par le rythme insoutenable du travail, mais heureux de pouvoir enfin passer du bon temps tous les deux. Le lendemain matin, nous nous réveillons à l’aube. Valises à la main, nous quittons la maison, qui disparait derrière nous en quelques secondes à peine, dévorée par l’épais brouillard matinal. La ville dort encore. Et, il faut bien le dire, s’est vidée d’une bonne partie de ses habitants, expatriés pour la plupart, profitant de cette semaine de congés pour fuir la Belgique et se réfugier à quelques centaines de kilomètres vers le sud. Ou à la montagne. Comme ce sera notre cas, à Maria et moi, dans quelques heures à peine.
A huit heures précises, nous nous dirigeons vers le comptoir de l’agence Europcar qui vient tout juste d’ouvrir, et récupérons notre voiture de location. Maria, déjà survoltée malgré l’heure matinale, insiste pour être la première à conduire :
- Les français conduisent comme des pieds, affirme-t-elle, catégorique. Et les belges, c’est pire ! Tu feras un excellent co-pilote... Et je te passe le volant quand on arrive en France.
Je ne bronche pas, pas mécontent de me laisser conduire et d’éviter le capharnaüm automobile, que dis-je, l’authentique roulette russe motorisée que suppose quitter Bruxelles en voiture un jour de grands départs. Une fois bien installés, nos ceintures attachées et notre destination entrée dans le GPS, Maria écrase l’accélérateur et démarre en trombe, propulsant la petite Audi de location dans l’arène d’asphalte du centre-ville de la capitale belge, où chaque carrefour, rond-point ou tunnel est régi par la loi du plus fort et du plus rapide. Après vingt minutes passées à serrer les fesses à chaque intersection, chaque changement de voie, nous atteignons enfin la ceinture verte bruxelloise, la forêt de Soignes, et, quelques instants plus tard, le ring. Que nous quittons finalement en direction du sud-est. Nous ne sommes pas les seuls. L’autoroute est encombrées de breaks et de SUV haute-de-gamme dont le coffre déborde de valises et la banquette arrière d’enfants de tous âges. Il ne faut pas s’en étonner. La route des Alpes est courue par les familles aisées de l’Europe entière, à ce moment précis de l’année.
Sur les hauteurs de Namur, le brouillard se lève enfin, mais la ville elle-même, située en contrebas de la vallée, à l’endroit exact où se rejoignent la Meuse et la Sambre, reste enfouie dans une épaisse purée de pois. Il faut attendre le Luxembourg pour que le voile nuageux qui obstrue le faible soleil d’hiver s’estompe légèrement.
Juste après avoir passé la frontière franco-luxembourgeoise, Maria décide de faire un pause sur l’aire de repos de « Thionville-Porte de France ». Tout un programme. Il n’y a pas de station-service, et donc pas de distributeur de café. Les nerfs à vif suite à ce périple à travers les autoroutes achalandées de Wallonie, Maria maudit la Belgique et la France, « on ne roule pas dans des conditions pareilles en Espagne, ça, je peux te le dire, et on peut s’arrêter partout pour prendre un café... Ce n’est quand même pas demander la lune ». Lorsqu’elle est fatiguée et qu’elle baisse la garde, les réflexes patriotes de Maria reviennent au galop. C’est de bonne guerre. Je joue le jeu, et lui prends les clés des mains.
- C’est bon, tu en as assez fait comme ça pour l’instant, la pasionaria du bitume ! lui lancé-je d’un ton amusé.
Avant de mettre le contact, je jette un dernier coup d’œil à mon téléphone. J’ai un message de Luiz. Il est à peine onze heures, cinq de moins au Brésil. Soit il vient de rentrer de soirée, soit il se lève tôt pour partir en reportage. Toujours est-il qu’il pense à moi, ce qui ne manque pas de provoquer un petit pincement ému au cœur :
« Si je me rappelle bien, c’est aujourd’hui que tu pars skier. N’attrape pas froid ! Et si tu vois un vallée glaciaire à sec, envoie-moi une photo géolocalisée, je répertorie ce genre de sites pour un projet de carte interactive du réchauffement climatique ! Enfin, si ça ne te rappelle pas trop le boulot, bien sûr... Je t’embrasse fort ».
*
Après Metz, le ciel lorrain prend de nouveau une teinte métallique, et l’asphalte se mêle à celui de l’horizon dans un camaïeu de gris tout à fait déprimant. Bon, je ne sais pas si vous l’aurez remarqué, mais je ne suis pas un grand fan de l’hiver dans ces contrées de l’est de la France, avec ses frimas et ses ciels chargés de lourds nuages toujours prêts à déverser sur le moindre quidam sa pluie glacée, ou pire encore, sa neige mouillée. Je déteste la neige... J’ai tout simplement horreur de ça ! Je n’y peux rien, c’est dans mes gènes... Autant vous dire que passer une semaine à la montagne, ce n’était pas vraiment mon idée… Mais bon, ce qui compte vraiment, c’est de passer un peu de bon temps avec Maria hors du cadre du travail, et de retrouver Alvaro, le bel uruguayen rencontré au pied des Alpes, et non pas au pied des pistes, dont la dernière visite remonte à près d’un an, lorsque nous avions festoyé tous les trois dans mon appartement de Brooklyn.
D’ailleurs, si je peux me permettre, Alvaro et moi avions fait un peu plus que festoyer. Sans que la pauvre Maria ne s’en rende compte, bien entendu, elle qui, vaincue par la fatigue et l’ivresse, s’était assoupie dans mon canapé avant que la soirée ne prenne un tournant plus érotique, quelque part entre la terrasse et la chambre à coucher. J’hésite quelque peu à lui en parler. Pas de cette soirée en particulier, ni de celles qui ont précédé... Mais tout simplement de mon attirance pour Alvaro. Et pour cause : je n’ai que très peu de doutes sur le fait qu’Alvaro et moi allons profiter de cette semaine pour renouer avec nos rituels nocturnes. Il y aura bien un moment – un soir, une nuit, peut-être même plus, si j’ai de la chance. Jusqu’à présent, il nous a toujours été possible de nous retrouver seul-à-seul, une fois la belle espagnole endormie ou trop alcoolisée pour réaliser ce qui était en train de se passer... Mais cette fois-ci, notre trio infernal va passer la semaine entière confiné dans un chalet en montagne, complètement isolé du reste du monde. Et je crains qu’Alvaro et moi ne puissions nous dérober à la présence de notre amie, certes pas toujours très attentive à ce qui se passe autour d’elle, surtout après quelques verres, mais certainement pas naïve ! Elle ne tarderait pas à découvrir notre supercherie, et je doute qu’elle approuve... Ou en tout cas, qu’elle apprécie d’avoir été mise à l’écart de la sorte.
Un peu nerveux, je décide donc de tâter le terrain auprès de ma volcanique colocataire, qui, bercée par le ronronnement du moteur et ma conduite souple et prudente, somnole paisiblement sur le siège passager.
- Dis Maria, lui demandé-je d’une voix douce, tu sais si Alvaro voit quelqu’un, en ce moment ?
- Tu veux dire est-ce qu’il est en couple ? répond-elle dans un bâillement.
- Oui… Enfin, en couple ou en relation libre avec un sugar daddy, ou même dans un ménage à trois avec un fétichiste et un sex-slave, je ne sais pas ! Ne sois pas si hétéro-normative, Maria, je t’en prie...
- Oh toi, ne commence pas, gronde-t-elle gentiment, je l’ai trop entendu le coup de l’espagnole coincée et élevée chez les bonnes sœurs ! Je pense avoir fait mes preuves en matière d’ouverture d’esprit !
- Certes. On doit avoir à peu près le même nombre de mecs au compteur…
- Bon, pas la peine de s’étaler là-dessus, et puis ce n’est pas une compétition… En ce qui concerne Alvaro, je n’en sais rien, pour tout te dire. Mais j’en doute. Pourquoi est-ce que tu me le demandes ?
- Pour rien…
Le ton que j’ai employé est pour le moins suspect, et je n’échappe pas à un interrogatoire mené dans les règles de l’art par mon amie, avocate de formation et grande amatrice de séries judiciaires.
- Mauvaise réponse. Essaye encore. Tu es intéressé ?
- Peut-être… Je ne suis pas « pas intéressé » en tout cas.
- N’essaye pas de jouer avec la double négation pour semer le doute sur tes intentions, je te rappelle que c’est moi l’avocate, ici ! Bref, tu fais ce que tu veux, mais je te déconseille de trop t’égarer dans cette voie avec Alvaro… Je n’ai pas l’impression que ça soit vraiment son truc, ces choses-là.
- Qu’est-ce qui te fait dire ça ? dis-je, un peu étonné par la réponse catégorique de Maria.
- Je ne sais pas, hésite-t-elle, c’est une impression, un sentiment… Il n’est pas du genre à tomber amoureux. En tout cas, je ne l’ai jamais vu s’intéresser à un garçon de cette manière. C’est terrible, mais il y a des gens comme ça...
- Hé ho, on se calme, je n’ai jamais dit que je voulais qu’il tombe amoureux de moi !
Maria marque une pause, visiblement amusée. Et, après avoir pris le temps de soigneusement calculer sa réponse, elle assène le coup de grâce à ma défense, fragile et laborieuse.
- Ah non mais si c’est juste pour baiser, tu as la bénédiction de la sœur Maria, mon fils ! Et ne me prends pas pour une buse, je sais très bien que tu ne l’as pas attendue pour goûter aux saveurs de l’Uruguay.
- Quoi ?! m’offusqué-je. Mensonge, calomnie ! Enfin… Pas tout à fait… Mais comment est-ce que tu le sais, tu étais censée être toujours soit trop saoule, soit trop fatiguée pour t’en rendre compte…
- Même ivre morte je ne suis pas aveugle… Vous vous êtes toujours dévoré du regard en dansant, lui et toi, que ce soit à Genève, à Buenos Aires ou à New York ! En tout cas, ça me va très bien, tout ça... Ça me permet de traîner avec vous deux sans que vous n’y trouviez rien à redire ! Je ne suis pas sûre que j’aurais réussi à te trainer en Suisse avec moi si je ne t’avais pas fait miroiter les beaux yeux d’Alvaro… J’espère juste que tu n’en attends pas beaucoup plus de sa part, parce que ça m’ennuierait de te voir déçu, mon petit Loïc…
Sans que je sache trop pourquoi, les mots de Maria me font l’effet d’une douche froide, et me retournent l’estomac. Tout au fond de moi, je refuse de croire que je n’ai pas la moindre chance avec Alvaro. Conforté par le souvenir de nos ébats passionnés, je crois avoir toujours nourri l’espoir qu’il y ait un peu plus qu’un simple désir physique réciproque, entre lui et moi… Et une chose est sûre : quand je ne pense pas à Luiz, c’est presque toujours au bel uruguayen que je dédie mes séances quotidiennes d’auto-gratification.
- Peut-être qu’il attend le bon pour se poser ? tenté-je, pour me rassurer plus que pour relancer le débat auprès de Maria.
- Ouais, et peut-être que le Pape organise des orgies chemsex dans les cryptes glauques du Vatican. Et encore, c’est peut-être même plus plausible... Tiens, en parlant du loup, il vient de m’envoyer un message !
- Le Pape ?
- Non, Alvaro, abruti, lâche Maria, feignant l’exaspération. Son avion vient d’atterrir à Zurich. On en est encore loin ?
- D’ici une heure, je pense, dis-lui qu’il va falloir nous attendre un peu.
- Tout de suite, Roméo ! Et je l’embrasse de ta part, aussi, si ça ne te gêne pas.
- Maria… protesté-je.
- Concentre-toi sur la route, répond l’impertinente madrilène, arborant un large sourire satisfait. Et prends la prochaine sortie « Bâle, Zurich ». Et si tu veux, je reprends le volant quand on passe en Suisse. Tu n’avances à rien, là…
*
- Ah, le voilà ! Alvaro !
Sans le moindre égard pour les us et coutumes suisses, en vertu desquels la discrétion et le respect du code de la route ont une valeur quasi-sacrée, Maria stoppe l’Audi au beau milieu de la chaussée, abaisse la vitre côté passager, et crie à l’attention du bel uruguayen qui patiente sagement, assis sur un banc à la sortie du hall de l’aéroport de Zurich. Intrigué par la spectacle, ce dernier lève la tête, et, une fois qu’il nous a reconnu, son visage s’éclaire. Il nous fait un signe de la main, récupère sa valise posée sur le sol, et se dirige vers la voiture à grand pas.
A le redécouvrir de la sorte, une seule chose me vient à l’esprit : il est décidément toujours aussi beau. Son regard de braise, un peu hagard, après tant d’heures de vol, sa chevelure sombre, sa barbe taillée en pointe, ses lèvres pleines, couleur brique. Il porte une doudoune volumineuse qui accentue encore un peu sa carrure athlétique, et lui donne des allures de super-héros, les épaules exagérément larges par rapport à sa taille étroite, marquée par le jeans noir et moulant qui épouse à merveille la forme galbée de ses cuisses et de ses fesses musclées. Un vrai régal pour mes yeux, éblouis par une telle perfection. Année après année, je ne me lasse pas d’admirer la plastique avantageuse du sud-américain.
Une fois sa valise déposée dans le coffre de l’Audi, Alvaro se hisse à l’arrière, et nous embrasse chaleureusement, Maria et moi, nous gratifiant chacun d’un baiser sur la joue, accompagné d’un flot intarissable de paroles dans cet espagnol si particulier et auquel j’ai toujours une peu de mal à m’habituer. Mais très vite, coupant court à nos retrouvailles émues, un automobiliste suisse visiblement agacé par la désinvolture dont nous faisons preuve vis-à-vis de l’étiquette au volant, nous exhorte de dégager la chaussée à grands coups de klaxon. Excédée, Maria peste contre le pauvre homme, pourtant dans son bon droit, et, après une longue tirade parsemée d’insultes que je n’oserai vous répéter, redémarre à pleins gaz. Nous quittons le parking de l’aéroport. Cap sur Saint-Moritz. Nous sommes désormais au complet, et ravis de nous retrouver. Les vacances peuvent enfin commencer.
*
Lorsque nous arrivons à Saint-Moritz, la nuit est déjà tombée depuis un bon moment. Pourtant, le petit village suisse brille de mille feu. J’avoue ne pas avoir vraiment prêté attention au choix de la destination, plus ou moins convaincu qu’il n’y avait pas de réelle différence entre les nombreuses stations alpines. Pourtant, à voir le spectacle qui s’offre à mes yeux, je comprends tout de suite qu’il y a plusieurs catégories de standing, et que Saint-Moritz appartient à la gamme supérieure. Les voitures de luxe s’entassent sur le parvis des palaces et des casinos. Les villas cossues ont un accès privé au lac. Les passants emmitouflés dans un manteau de fourrure ou une doudoune hors de prix promènent leurs caniches au poil long d’un blanc immaculé. Au premier étage des immeubles du centre-bourg, récents mais édifiés dans un style vernaculaire ridicule, on trouve un défilé outrancier de bijoutiers, de boutiques de montres et de magasins de haute-couture – Cartier, Rolex et Dior – en lieu et place des traditionnels loueurs de matériel de sports d’hiver, qui auraient pourtant été plus utiles, étant donné que la quasi-totalité des vacanciers semblent déjà bien équipés en matière de vêtements et accessoires ostentatoires.
Tout ça explique sans doute le prix astronomique payé pour le modeste chalet que nous avons loué, un peu à l’écart du centre, ce qui, finalement, n’est pas plus mal, vu mon absence totale d’intérêt pour les grosses cylindrées, les canidés à haut pedigree, les montres et les bracelets, et plus généralement les biens de consommation dont la principale vocation est la différenciation sociale... Je ne suis pas né dans ce monde où l’opulence est omniprésente, et même si mon salaire confortable me permet désormais d’y avoir un accès limité, je préfère m’en tenir à l’écart. Je suis donc rassuré à la vue de notre logis de la semaine, une petite maisonnette en bois brut à la décoration rustique, jolie mais pas somptueuse, confortable sans être luxueuse, et qui correspond donc parfaitement à mes attentes. Une fois nos valises montées à l’étage, et un rapide dîner avalé au coin du feu, Maria, Alvaro et moi décidons d’un commun accord de nous coucher de bonne heure, épuisés par le trajet, et avec la ferme intention de profiter pleinement de la journée du lendemain pour skier sur les pistes de Saint-Moritz.
Le lendemain, un soleil magnifique inonde la vallée que nous découvrons pour la première fois de jour, blanchie par la neige, abondante à cette altitude. Nous quittons le chalet de bonne heure, et nous rendons en voiture jusqu’à la station de sports d’hiver à proprement parler. Premier arrêt : le loueur de ski, lequel nous fournit également les combinaisons appropriées. Je ne peux m’empêcher d’être un peu déçu lorsque je constate que l’accoutrement, criard et informe, ne rend pas justice à la carrure impressionnante d’Alvaro, qui, après avoir enfilé le manque anti-UV, le pantalon et la veste imperméables, perd un peu de sa superbe. Soit… Je me rattraperai ce soir, lorsqu’il retrouvera sa tenue de la veille : un épais pull à zip en laine, moulant au possible, qui laissait entrevoir le relief majestueux de son torse musclé, au moins aussi agréable à regarder que celui des sommets enneigés qui entourent Saint-Moritz.
Après plusieurs heures passées sur les pistes, il a bien fallu se rendre à l’évidence. Ni Maria, ni Alvaro, et moi encore moins, ne sommes les espoirs du ski alpin. Loin de là. En dépit de nos meilleurs efforts et de notre bonne volonté, nous n’avons guère fait plus que nous ridiculiser face au public averti qui vient skier dans les Alpes suisses. En même temps, il ne fallait s’étonner, vu la composition de notre fine équipe. Maria, le prototype même de la citadine de toujours, bien plus à l’aise en talons aiguilles, à battre le pavé de Madrid, New York ou Bruxelles, que montée sur ski à dévaler les pistes dans la poudreuse. Moi, né et élevé en Bretagne, là où la neige ne tombe qu’une fois tous les deux ans, et quand elle tombe, paralyse la région pendant plusieurs jours. Et enfin Alvaro, originaire du « plat pays » dans sa version sud-américaine, plus plat encore que la Belgique, une vaste prairie herbeuse dépourvue de la moindre colline digne de ce nom, et dont le sommet le plus haut culmine à peine à cinq-cents mètres au-dessus du niveau de la mer. Autant vous dire qu’il n’y a pas beaucoup de champions olympiques uruguayens, lors des jeux d’hiver... N’ayant aucun mal à reconnaître notre défaite, nous avons donc terminé la journée à la terrasse du bar d’altitude, sirotant d’abord un chocolat chaud, puis un cocktail un peu plus corsé, la combinaison des deux breuvages et des rayons du soleil achevant de nous réchauffer pour de bon. Puis, anticipant d’une petite demi-heure la disparition de l’astre de feu derrière la crète blanche des montagnes, nous décampons et retournons à notre modeste chalet, le corps fatigué mais l’esprit léger, revigorés par le grand air.
Il nous faut rassembler nos forces pour préparer un repas digne de ce nom, une sorte de fondue savoyarde qui, pour le coup, n’est pas vraiment savoyarde, puisqu’on se trouve bien plus à l’est, en plein cœur des Grisons. Je laisse aux amateurs de géographie et de gastronomie alpine le loisir de débattre de l’origine du plat, et me contente de m’en délecter, tout en modérant mes ardeurs sur le fromage, histoire de conserver mes chances de passer la nuit avec Alvaro, s’il le veut bien. Certes, ce n’est pas très glamour, comme réflexion, mais ça fait partie du jeu, me direz-vous...
- Je tiens à dire que je me suis trouvée un peu moins empotée que vous deux, précise crânement Maria, affalée sur le canapé, contenant tant bien que mal un long bâillement. Surtout que toi, Loïc ! J’ai rarement vu quelqu’un avec aussi peu de qualités psychomotrices…
- Hé ho, on se calme, rétorqué-je sur le ton de la plaisanterie. Je n’étais pas monté sur des skis depuis dix ans, et je trouve que je ne m’en suis pas si mal sorti que ça…
- Moi je t’ai trouvé très bien, Loïc, me défend Alvaro avec un grand sourire. Pour ce que ça vaut...
- Merci Alvaro, lui réponds-je en lui rendant son sourire. Moi aussi, j’ai trouvé que tu te débrouillais bien.
- Ah mais ça, je n’en doute pas une seconde ! s’amuse Maria, le regard inquisiteur balayant l’espace qui me sépare d’Alvaro, un sourire en coin. D’ailleurs, je crois que je vais vous laisser vous congratuler mutuellement, tous les deux. Je monte me coucher, moi ! Je suis vannée…
- C’est fatigant d’être la meilleure en tout, lui lancé-je, joueur.
- La rançon de la gloire, je sais bien... Allez, passez une bonne soirée ! Demain, je remets mon titre en jeu. Soyez en forme !
Maria se lève et, avant de quitter la pièce, se fend d’un léger sourire à mon égard, en guise de bénédiction pour ce qui va immanquablement se produire après son départ. A cet instant précis, je ne peux pas imaginer comment espérer avoir une meilleure amie que la belle espagnole, qui remplit ce rôle avec talent, dévotion et abnégation, à tel point que j’ai presque envie de l’embrasser, là, tout de suite. Mais de telles effusions de sentiments ne feraient que retarder la suite des événements, je renonce donc, et laisse Maria se retirer à l’étage.
*
Sans la présence maternante de Maria, la tension monte d’un cran, entre Alvaro et moi. Décuplée par le cadre idyllique dans lequel nous sommes plongés, que l’on croirait inventé pour la scène d’ouverture d’un roman érotique écrit par un auteur débutant en panne d’inspiration. C’en est même en presque ridicule... La nuit noire et glaciale de l’hiver suisse, au dehors, qui contraste à merveille avec la chaleur tamisée du salon. Les murs de pin verni et le sol recouvert de peaux de bêtes. Le crépitement du feu de bois dans la cheminée... La lueur des flammes qui fait danser ses ombres folles sur le visage ténébreux du bel uruguayen... Le cliché est presque trop parfait !
La beauté troublante d’Alvaro n’arrange pas les choses. Vêtu de ce pull en laine gris clair qui lui remonte jusqu’à mi-cou, et du jeans usé qui lui serre les cuisses, mais pas trop non plus, juste ce qu’il faut, le parfait équilibre entre la provocation intentionnelle et la virilité désinvolte. Les cheveux noirs en bataille et le teint déjà légèrement hâlé après cette journée passée à dorer – plutôt cuire, en ce qui me concerne – sous le puissant soleil d’altitude. Ses yeux noirs rivés sur sa proie. Moi, en l’occurrence. Il est à tomber... Après quelques secondes de silence, le bel uruguayen sort enfin de son mutisme, et me demande d’une voix suggestive :
- Tu veux boire quelque chose ?
- J’avoue que… non, réponds-je. Ce n’est pas de ça dont j’ai envie…
Je me surprends presque à être aussi direct. Je ne sais pas ce qui me prend ! En tout cas, ma saillie lubrique fait mouche auprès d’Alvaro, dont le visage s’illumine. Un large sourire étincelant se dessine sur ses lèvres pleines. Il est visiblement satisfait par ma réponse... Son regard de braise se fait plus brûlant encore. Il pose son verre de vin sur le sol. Et, d’un simple geste de la main, me fait signe de m’approcher de lui. Je n’ai d’autre choix d’obéir – comment pourrais-je en faire autrement, complètement hypnotisé par l’aura masculine qui se dégage du beau brun – et je quitte mon fauteuil pour rejoindre Alvaro sur le canapé.
Je prends place à ses côtés, sagement. Je suis si près de lui que l’odeur virile de sa peau dorée vient me chatouiller les narines. Je saurais l’identifier entre mille, désormais... Je la hume avec envie. Et approche mon visage du sien, lentement, pour tenter de lui décrocher un baiser. Mais, alors que mes lèvres frôlent les siennes, Alvaro dépose un doigt sur ma bouche déjà entrouverte. Et me jette un regard plein de défi. Manifestement très excité à l’idée de me refuser ce baiser que je désire tant. Je joue le jeu. Feins l’exaspération. Retente ma chance. Sans succès. Alvaro est intraitable. Son souffle effleure mon visage, son pouce efface une tendre caresse sur mes lèvres, trop avides de contact pour se contenter de si peu. Puis, sans prévenir, avec un mélange désarmant de fougue et de douceur, Alvaro fond vers mon cou, qu’il embrasse à pleine bouche, faisant courir sa langue de la naissance de ma nuque jusqu’au creux de mon oreille. La sensation que me provoque ce geste aussi sauvage qu’inattendu est étrange. Inédite. Quelque part entre une envie d’éclater de rire et un désir presque irrépressible de me soumettre à la volonté du bel uruguayen, qui marque ainsi son territoire et son statut de mâle dominant.
D’ailleurs, Alvaro ne perd une seconde pour assumer le rôle qu’il vient d’endosser. D’un geste brusque, il défait le bouton de son jeans, et en abaisse la fermeture éclair. Puis dégage son sexe court et épais de son boxer. Je comprends immédiatement quelle est ma mission, et qu’il n’y a pas à discuter. Docile, je descends alors du canapé et m’installe à genoux sur le sol, entre ses cuisses ouvertes, face à sa queue qui se raidit à mesure que j’en approche mon visage. Décidant d’innover légèrement, je délaisse dans un premier temps son joli membre bandé, et me concentre sur ses couilles, lourdes, brunes et poilues, que je lèche avec appétence, provocant chez mon amant de petits gémissements de bonne augure. Puis, guidé par la pointe de ma langue, je remonte lentement le long de son sexe, pour finir sur son gland, que j’avale avec rondeur. Je commence alors à sucer Alvaro, avec application et dévouement. Irréprochable. D’ailleurs, lui qui d’ordinaire aime accompagner mes mouvements de sa main posée sur mon crâne s’abstient cette fois de m’imposer le moindre rythme, visiblement satisfait par la cadence que je lui propose de mon propre chef. Il se laisse faire, le bougre ! Et, à chaque fois que l’extrémité de sa queue gonflée touche le fond de ma gorge, je sens ses cuisses musclées se tendre légèrement sous le denim de son jeans.
Nous poursuivons ce petit instant de bonheur, souvent sous-estimé, pendant de longues minutes. Lui, réprimant chaque gémissement avec courage, basculant régulièrement la tête en arrière pour mieux se laisser aller à la jouissance. Et moi, répétant inlassablement mes allers-retours sur son membre brûlant, sans perdre le rythme ni l’envie de lui donner tout le plaisir dont je suis capable.
Finalement, posant sa main sur ma joue avec une tendresse qui dénote du reste de nos ébats, Alvaro me fait comprendre que je peux interrompre mon œuvre pour venir réclamer mon baiser, bien mérité. Retrouver ses lèvres, la légère piqûre de sa barbe sur mon menton, me plonge en plein rêve. Puis, immanquablement, une fois notre soif de baisers assouvie, Alvaro et moi commençons à retirer nos vêtements, un par un, sans presser inutilement les choses. Bien décidés à faire durer le plaisir le plus longtemps possible. Lorsqu’il retire le t-shirt noir et moulant qu’il porte sous son pull, je redécouvre son torse, large et musclé, dont la toison brune assure la virilité sans la moindre ambigüité. J’enfouis mon visage dans sa poitrine bombée. Ivre de désir pour ce corps puissant, qu’il ne m’est donné de toucher qu’une nuit chaque année, et dont je ne peux que rêver les trois-cent-soixante-quatre restantes...
Après m’être suffisamment enivré de l’odeur de sa poitrine, je décolle mon visage du torse d’Alvaro. Et nous terminons de nous mettre à nu. D’un geste tendre, le bel uruguayen me prend par la main, et, de son regard pénétrant, m’invite à quitter le canapé pour m’allonger sur le tapis qui fait face à la cheminée. Il m’y rejoint à quatre pattes. Et me surplombe de toute sa superbe. D’un geste plein d’assurance, il replie mes jambes contre mon torse, et se libère ainsi un accès à mon trou, qu’il vient détendre de ses doigts mouillés d’un peu de salive. Dans le même temps, il branle lentement ma queue, qui durcit davantage alors que je prends pleinement conscience de ce qui va suivre. Trop excité à la simple idée de me faire prendre à même le sol par mon bel étalon sud-américain. Une fois mon trou suffisamment élargi pour y accueillir son membre, qu’il prend le soin de lubrifier d’une généreuse quantité de salive, Alvaro place son gland contre ma rondelle, et, lentement, prenant garde à ne pas forcer, me pénètre de toute la longueur de son sexe. Comme toujours, il ne provoque en moi aucune douleur, véritable miracle anatomique. Et, alors que ses saillies débutent, lentes, d’abord, puis plus affirmées, plus audacieuses, les vagues de plaisir se succèdent, traversent mon corps en transe, partant de mon derrière pour se répandre dans mon bas-ventre, dans ma poitrine et mes cuisses, et jusqu’à l’extrémité de mes membres.
Je crois qu’il m’embrasse, j’en suis même sûr, mais je n’y prête guère attention, complètement obnubilé par la sensation incomparable que me procure les va-et-vient de sa queue en mon for intérieur. Que je ferme les yeux ou que je les garde ouverts importe peu : je suis aveuglé par le plaisir. Et, à mesure qu’Alvaro intensifie son effort, j’entre dans un état second, où ma respiration se cale sur le rythme de ses à-coups, et j’en oublie le reste. Tout le reste.
Ce n’est que quand je sens la semence d’Alvaro se répandre violemment en moi, alors que le bel uruguayen interrompt brusquement son mouvement de balancier, terrassé par la jouissance, que je reviens sur terre. Et encore. Je ne suis pas encore en pleine possession de mes moyens quand, souhaitant que j’accède moi aussi à l’extase ultime, Alvaro juge utile de branler avec vigueur mon sexe violacé. Je n’ai besoin de quelques secondes pour jouir copieusement contre le torse de ce dernier. Un des jets est tellement puissant qu’il échoue sur la lèvre supérieure de mon amant, qui, alors qu’il y rechigne d’ordinaire, s’accorde cette fois le droit de goûter à mon jus, d’un coup de langue, certes un peu timide, mais finalement pas tant que ça. Je retrouve le goût amer de ma semence quelques instants plus tard, alors que nos bouches se retrouvent pour un baiser, que l’on imagine le dernier, interminable, comme il se doit, et qui pourtant ne le sera pas. Bien au contraire. Il se répétera maintes fois lors de ce séjour hivernal. Quasiment chaque soir, jusqu’à ce que les vacances se terminent, à mon plus grand regret.
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