Prologue
Le stagiaire en bibliothèque jeta un coup d'œil à la lycéenne qui flânait encore dans les rayonnages, haussa un sourcil et esquissa un sourire.
« Elinor, il faudrait que tu partes, lui dit-il en enfilant son manteau. Il est déjà dix-neuf heures trente et j'ai dépassé mes horaires d'une demi-heure.
— Je suis vraiment désolée, répondit l'adolescente. Je viendrai plus tôt la prochaine fois.
— Oh, ça ne me gêne pas personnellement, bien au contraire. Seulement, si les bibliothécaires débarquent pour faire l'état des lieux, je risque d'être pris sur le fait. Pas le droit de faire des heures sup'.
— Elles n'étaient pas là, aujourd'hui ?
— Non, elles sont parties très tôt ce matin pour assister à une conférence. Elles m'ont laissé à moi-même pendant huit heures ! Mais je me suis débrouillé. Après tout, ça fait déjà une bonne semaine que je m'entraîne, et ce n'était pas trop mal, pour une dernière journée ! »
Elinor le regarda un moment, étonnée.
« Vous partez déjà ? demanda-t-elle.
— Alors comme ça, tu appréciais vraiment ma compagnie ? rit-il. Ça fait plaisir. En général, les gens pensent que je ne suis qu'un pauvre type et que j'ai raté mes études. Ce n'est pas complètement faux, mais je travaillais bien autrefois. Il a fallu que la vie m'arrache à ce que j'aimais... »
Elinor baissa la tête, se questionnant sur la nature de l'incident, mais elle n'osa pas lui demander. Il devait avoir vingt ans de plus qu'elle, ou même trente, et elle ne connaissait même pas son nom.
Elle l'avait trouvé très étrange la première fois qu'elle l'avait vu. Il lui avait semblé vieux pour être stagiaire, mais elle n'avait pas voulu lui poser de questions, craignant de le vexer. Au fil des jours, elle avait appris à le connaître et lui parler, et l'avait trouvé de plus en plus élégant. Il était vrai qu'il se vêtait avec goût et se coiffait soigneusement, mais son visage, bien qu'extrêmement lumineux et délicat, n'avait rien d'extraordinaire. Elinor avait cherché à prouver le contraire à sa famille, le qualifiant « d'adorable » et « d'angélique ». Sa petite sœur ne lui avait rien trouvé d'admirable. Cette dernière, à l'aube de ses trois ans, l'avait d'ailleurs traité de « vieux monsieur », et devant lui (ce qui lui avait valu une réprimande par sa mère). Mais qu'importe, se disait Elinor. C'est un stagiaire en bibliothèque. Dans un mois, je ne me souviendrai plus de lui. Et Mila a raison, il n'est pas tout jeune.
Après avoir coupé le téléphone, éteint l'électricité et refermé le cahier d'emprunts, le stagiaire se saisit de son parapluie et ouvrit la grande porte en verre de la bibliothèque. Elinor en sortit la première, murmurant un merci, et il lui sembla recevoir quelques gouttes de pluie sur le crâne. Immédiatement, elle couvrit de son foulard ses longs cheveux noirs et referma sa parka d'hiver en fronçant du nez. Elle n'avait jamais aimé la pluie - c'était de famille - et n'était malheureusement pas née sur les bonnes terres. Son Angleterre ployait souvent sous les averses, hiver comme été.
Le stagiaire vint à elle et partagea son parapluie avec elle quelques instants.
Il y eut un très long silence, et on n'entendait plus que l'eau ruisseler dans la gouttière de la bibliothèque.
« Je vais rentrer, décida Elinor en se tournant vers le stagiaire. Ma mère m'attend sûrement à la maison, je ne voudrais pas qu'elle s'inquiète.
— Libre comme l'air, à ce que je vois ! Ne prends pas froid, la prévint-il.
— Au revoir !
— Eh, Elinor... »
Elle se retourna.
« Accroche-toi à tes études.
— Ne vous inquiétez pas pour ça. »
Elle disparut sur le chemin cahoteux et poussa le portail du parc, laissant derrière elle sa bonne humeur et le seul semblant d'ami mature qu'elle eût jamais vraiment eu.
En refermant la grille, elle entra dans une nouvelle période de vie, et celle-ci s'annonçait encore plus difficile que la précédente.
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