Chapitre 1 : Nouveau départ - (1/2)

8 minutes de lecture

Chenlow toussota. Il avait beau pouvoir se montrer patient, il avait ses limites. Une seule fois, Deirane l’avait vu sortir de ses gonds. Elle en avait fait les frais. Il l’avait avertie, elle n’en avait pas tenu compte, ce qui lui avait valu la correction de sa vie. Même Biluan ne s’était jamais comporté de manière aussi violente. Elle se demandait ce qui serait arrivé si les gamines ne s’étaient pas jetées sur elle dans le but de la protéger de leur corps. Sa seule certitude était qu’il ne l’aurait pas tuée malgré sa rage, son tatouage l’en aurait empêché.

C’était du passé maintenant. Chenlow semblait avoir oublié les griefs qu’il avait contre Deirane et elle avait bien pris soin de ne plus contrevenir aux règles de l’eunuque. Depuis, il n’existait plus de litige entre eux. En fait, il appréciait la jeune femme. Quelques-unes des concubines présentes dans le harem s’y sentaient bien et manigançaient dans l’espoir d’acquérir du pouvoir. Et Matak savait qu’il y en avait du pouvoir en cet endroit. Certaines pensionnaires, dont Deirane, possédaient des entreprises à l’extérieur du palais. Elles étaient devenues très riches. D’autres avançaient leurs pions pour viser la place encore vacante de reine. Elles finissaient par prendre un état d’esprit assez nauséeux qu’il trouvait détestable. Deirane, elle, arrivait à garder une certaine innocence, une certaine droiture. Il était difficile de ne pas l’aimer. Heureusement, elle pouvait compter sur des amies fidèles, sans quoi elle n’aurait pas survécu longtemps en ce lieu.

Sur l’instant, Chenlow surveillait la petite jeune femme. Elle méritait d’être regardée, même le plus blasé des individus aurait été intéressé. Il fallait dire qu’elle était exceptionnelle à plus d’un titre. Ce n’était pas dû à sa beauté. Elle était belle bien sûr, bien plus que la plupart des femmes, plus que certaines de ce harem où les qualités esthétiques constituaient les principaux critères de sélection. Et en prenant de l’âge, elle embellissait. L’adolescente repérée par les espions quelque temps plus tôt était devenue une adulte. Depuis quelques mois, elle avait atteint sa majorité selon les lois de son pays. Elle disposait d’un visage et d’un corps qui ne laissaient personne indifférent, sans compter que la mode locale les mettait bien souvent en valeur.

Justement : ses tenues. Voilà qui participait à son innocence. Alors que beaucoup de concubines n’hésitaient pas à s’exhiber – certaines se promenaient carrément nues dans l’enceinte du harem –, Deirane n’avait jamais réussi à s’habituer aux robes très déshabillées qu’elle devait porter maintenant. Chenlow se souvenait encore à quel point elle avait été malade lorsque Brun l’avait forcée à ne revêtir qu’un simple pagne à l’occasion une réception officielle et la honte qu’elle avait éprouvée – et qu’elle éprouvait encore quand elle y pensait. Aujourd’hui, elle avait masqué sa poitrine d’une bande de tissu blanc alors que ses congénères l’auraient exposée. Elle avait même rajouté une tunique dont la présence suffisait à la mettre à l’aise malgré sa transparence.

Pourtant, sa beauté n’était pas ce qui attirait le plus l’œil chez elle. Deirane présentait une particularité extraordinaire qui la rendait unique parmi toutes les femmes d’Uv Polin : elle ne portait pas de bijoux, elle en était un elle-même. Deux ans plus tôt, un drow lui avait inséré dans la peau des pierres précieuses qui formaient une sorte de tatouage. Elle avait sur elle, des diamants, des émeraudes, des saphirs, l’ensemble étant sous-tendu par un maillage de fils d’or d’inspiration foliaire. Le pinacle de cette broderie était représenté par un énorme rubis, digne de figurer sur une bague de roi, posé au milieu de son front. L’eunuque ignorait comment tout tenait en place. Il ne savait pas comment les fils ne cassaient pas, ou ne lui tailladaient pas les chairs quand elle pliait le bras ni comment son ventre pouvait se développer lors des grossesses. Il y avait certainement de la magie là-dessous. D’origine gems, puisque les drows, comme tous les nouveaux peuples, ne maîtrisaient pas cet art.

Deux petites fusées noires foncèrent sur Deirane et lui sautèrent dessus. La jeune femme s’accroupit afin de les recevoir. Elles se précipitèrent dans les bras ouverts. Il s’agissait de deux enfants, Lesia et Fallen, les nièces de son amie Dovaren qu’elle avait prises en charge à sa mort.

— Tu nous quittes, s’inquiéta l’une d’elle, tu nous laisses toutes seules ?

— Bien sûr que non, répondit Deirane, vous venez avec moi. Ma chambre est assez grande, vous pourrez dormir avec moi.

— On n’a pas préparé nos affaires !

— Loumäi va s’en charger. Elle est là pour ça.

Le fait d’évoquer la Salirianer ramena à la mémoire de Chenlow les événements qui en avaient fait la domestique personnelle de Deirane. C’était à cette occasion qu’il avait découvert que malgré ses dehors indolents, elle pouvait faire preuve d’une étonnante force de caractère. Celle qui n’était alors qu’une novice – une chanceuse selon le jargon des harems – s’était formellement opposée aux autorités qui voulaient passer Loumäi à la question à la suite d’une affaire d’empoisonnement. Si elle avait été une concubine, choisie en raison de sa beauté, les gardes rouges se seraient assurés de la conserver intacte. Seulement, Loumäi était une domestique. Elle était remplaçable, les inquisiteurs n’auraient pris aucun gant avec elle. Elle aurait certainement fini défigurée, expulsée du palais et morte avant la fin de l’année. Deirane lui avait évité tout cela. Depuis, elle lui était totalement dévouée.

— N’est-ce pas ? répéta Deirane.

Chenlow, perdu dans ses pensées, ne s’était pas rendu compte que la jeune femme lui parlait.

— Oui, bien sûr, répondit-il.

— Vous voyez, dit-elle aux jumelles, Chenlow est d’accord.

Un moment, il se demanda ce qu’il avait bien pu accepter. La question concernait les deux petiotes, elle ne devait pas être bien importante. Et puis, cela faisait longtemps que le harem n’hébergeait plus d’enfants, depuis le début du règne de l’actuel roi, quand il avait acheté une fillette dans le but d’occuper sa mère. En tant qu’eunuque, il ne pouvait pas engendrer de descendants ; ne pas avoir eu d’enfants à élever ou de petits-enfants à bichonner lui manquait. Il allait devoir se surveiller, sinon il risquait de trop les gâter. Elles le considéraient déjà ainsi qu’une sorte de grand-père bienveillant et pas comme le maître des lieux.

Deirane prit son usfilevi. C’était à ses yeux ce qu’elle détenait de plus précieux. Elle ne le confiait jamais à personne. En fait, elle en possédait deux : celui d’entraînement que les domestiques avaient transféré plus tôt dans son nouveau domaine, et un luxueux en bois rare marqueté – qu’elle avait en main – que lui avait offert Orellide lors de ses douze ans, quelques mois auparavant.

— On y va, dit-elle.

Comme elle était encombrée, les deux fillettes se tournèrent vers Chenlow. Il prit les menottes qu’elles lui tendaient. Tous ensemble, ils se mirent en route.

En quittant l’aile des novices, ils croisèrent plusieurs hétaïres dont la silhouette allait de très belle à sublime. Deirane elle-même aurait paru insignifiante face à certaines. Et pourtant elle était magnifique. Les regards qu’elles adressèrent à la petite Yriani étaient variés. Certains semblaient hostiles. D’autres calculateurs. Rares étaient ceux qui reflétaient de l’amitié ou de la bienveillance. En réalité, les concubines ne s’aimaient pas entre elles.

L’eunuque chercha quelques-unes des meneuses. Larein n’était pas là. Que cette vipère sournoise ne s’intéressât pas à Deirane était une bonne nouvelle. Mericia était en revanche bien présente. Elle ne paraissait cependant pas hostile à Deirane, elle semblait plutôt évaluer sa rivale. Elle désirait déterminer si elle devait en faire une alliée ou pas. Il espérait qu’elles collaboreraient, parce que si elles entraient en guerre, le harem deviendrait un véritable charnier.

Deirane suivait le vieil eunuque. El0le ne montait pas souvent aux étages. Une seule de ses connaissances y logeait et elle préférait dormir dans l’aile des novices plutôt que dans son propre lit. Le nouveau domaine de Deirane se situait dans le couloir en face de celui qu’elle occupait jusqu’alors, quatre niveaux plus haut. En tout cas, c’est ce qu’elle croyait, parce qu’en haut de l’escalier, au lieu de tourner à gauche, ils prirent à droite.

— Nous sommes dans le harem public ! s’écria-t-elle soudain.

— Pas du tout, répondit-il, nous sommes bien dans le harem privé.

— En bas, cette cour, c’est bien le harem public ?

De la main, elle désigna le dallage, en contrebas.

— La cour oui. Les étages non.

— C’est facile de passer de l’un à l’autre dans ce cas.

— Essaye.

Elle se pencha pour regarder le hall. Le vertige qu’elle éprouva se révéla si violent qu’elle dut se reculer jusqu’au mur. Elle ne comprenait pas. Pendant toute son enfance, elle avait travaillé sur le toit des serres à réparer les vitres afin d’éviter les infiltrations des pluies de feu. Certes, elles n’étaient pas aussi hautes, mais Deirane n’était pas assurée non plus par la présence d’une barrière. Elle s’approcha à nouveau avec le même résultat. Il y avait un truc là-dessous, peut-être à base de magie gems, à moins que ce fût l’effet d’un artefact feytha destiné à empêcher les concubines de s’enfuir par là. Cette deuxième hypothèse lui semblait improbable, cependant. Pourquoi les feythas auraient-ils mis en place des systèmes servant à contrôler les concubines alors que le harem n’existait pas encore quand ils avaient été défaits ?

Elle regarda par la fenêtre qui donnait sur la petite cour que délimitaient les deux ailes sud. À leur extrémité, elle pouvait distinguer les bâtiments où logeaient les membres du gouvernement. Les suites de Brun et de sa mère se trouvaient dans celui de gauche. Celui de droite abritait plusieurs appartements, actuellement inoccupés, sauf un qui était attribué à Dayan et Cali. Les deux bâtiments étaient reliés, au premier étage, par une passerelle couverte qui bloquait la vue vers la mer. L’ayant souvent empruntée, elle savait que cette passerelle constituait le seul accès, en dehors du harem, au logement de Brun.

Chenlow s’approcha de la jeune femme, tout en prenant soin de rester à distance du vide.

— Que t’arrive-t-il ? demanda-t-il, je n’avais pas l’impression que tu étais sujette au vertige.

— Je ne le suis pas.

— C’est peut-être le bébé qui te perturbe.

— Sûrement.

— Ou autre chose de plus subtil ? Une chose invisible qui agirait sur toute personne qui voudrait emprunter ce passage.

Il confirmait les soupçons de Deirane. Le concepteur des lieux y avait intégré de quoi enfermer les concubines dans la plus efficace des prisons tout en leur donnant un sentiment de liberté.

— Suis-moi. Je te montre ta chambre, tu vas pouvoir te reposer.

Il retourna sur ses pas jusqu’à revenir au balcon qui surplombait la cour centrale du harem public et l’entraîna dans le couloir qui menait à sa suite. L’endroit paraissait neuf. Il sentait encore la peinture fraîche, la colle et l’encaustique. Le tapis sur le sol n’avait jamais été piétiné et les banquettes ne portaient aucune marque de fesses.

— Vous avez tout rénové en prévision de mon arrivée, fit-elle observer.

— Non, nous avons tout construit. Cet étage n’était pas occupé, il n’avait jamais été aménagé. Il y a un mois, les cloisons n’existaient même pas. Autrefois, le harem était une forteresse, et ces immenses espaces vides servaient de dortoir.

— Je loge dans la chambre des soldats !

L’étonnement de la jeune femme arracha un sourire d’amusement au vieil eunuque.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Laurent Delépine ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0