Chapitre 4 : séance de pose - (1/2)
Aussitôt après l’office religieux, Sarin avait réintégré sa suite pour se changer. En un tour de main, la robe cérémonielle se retrouva en un petit tas sur le parquet. Puis elle passa sous la douche pour se nettoyer. Elle n’était pas sale pourtant. Mais le culte de Matak l’écœurait, même si elle savait que la prestation de Larein n’était que du spectacle. L’eau qui coulait sur sa peau la détendait, lui permettait de recouvrer sa sérénité.
Quand elle sortit de la salle de bain, elle constata que sa femme de chambre avait retiré ses effets. Elle avait aussi préparé sa tenue de travail : une blouse en tissu souple qui couvrait tout le corps pour lui éviter de se tacher. Pendant qu’elle s’habillait, elle examina la domestique qui rangeait la suite. Contrairement à Deirane, elle ne disposait pas d’un personnel attitré. Il changeait en fonction des disponibilités. Celle-là, Sarin ne l’avait jamais vue. Et c’était dommage, elle était bien mignonne. Elle ne dégageait toutefois pas l’aura de joie qui entourait Loumäi. Cette dernière était tombée sur la plus agréable des maîtresses. Celle qui se tenait devant elle pouvait se retrouver avec n’importe qui. Et certaines n’hésitaient pas à maltraiter celles qui travaillaient pour elles.
— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-elle soudain.
Peu de concubines s’adressaient à leur personnel. Certains ne semblaient même pas remarquer leur présence. Aussi, ils ne réagissaient pas toujours très rapidement quand on leur posait une question intime. Ce ne fut pas le cas de celle-là.
— Tea, répondit-elle avec vivacité.
— Tea, tu sais ce que je pratique un art au sein du harem.
Elle hocha la tête.
— Vous peignez les gens.
— Je peins tout ce qui mérite de l’être. Je capture la beauté où qu’elle se niche.
— Surtout les gens, s’entêta-t-elle.
— Veux-tu poser pour moi ?
La façon dont son visage s’éclaira valait toutes les réponses.
— Vous me trouvez assez jolie ?
— Bien sûr. Si tu ne l’étais pas, tu ne travaillerais pas ici.
La beauté constituait en effet un critère de sélection pour intégrer le harem. Il s’appliquait aux concubines, ainsi qu’aux domestiques et aux eunuques. Seules les élèves payantes de l’école y échappaient. Toutefois, elles n’y vivaient pas vraiment. Elles disposaient de leur annexe réservée et ne pouvaient pas en sortir pendant toute leur scolarité.
L’affirmation de Sarin fit apparaître un sourire sur le visage de Tea.
— Je peux voir d’abord.
— Bien sûr.
Il y avait justement une toile posée sur son chevalet dans le salon. Elle n’était pas achevée, pourtant l’essentiel y était. Sarin ôta le tissu qui la protégeait. Tea regarda le corps représenté dans une posture impudique, tout en conservant une certaine innocence.
— C’est Loumäi, s’exclama-t-elle.
— C’est la plus facile de vous toutes à joindre. Je sais toujours où la trouver.
— Cette façon de s’exhiber, ça ne lui ressemble pas.
Elle avait raison. Loumäi se montrait en général discrète. Elle effectuait son travail en silence et se mettait peu en avant. On avait tendance à l’oublier. Sarin ne pensait pas qu’elle accepterait de se poser, encore moins pour des nus. Et pourtant, elle avait manifesté de l’enthousiasme à cette proposition. Et quand elle avait enlevé sa robe, en découvrant son corps, l’artiste avait compris qu’elle avait fait le bon choix. Sans compter qu’une fois ses réticences vaincues, Loumäi s’était révélée étonnamment sensuelle. En temps normal, elle ne montrait pas cet aspect de sa personne, ce qui en ce lieu constituait la plus élémentaire des prudences. L’amant de la jeune femme, à qui elle réservait ses talents, devait être le plus heureux des hommes. La peindre avait été une partie de plaisir. Elle avait besoin de peu d’explications pour prendre la pose, elle comprenait de suite et trouvait les bons gestes. Et une fois le tableau achevé, en découvrant le résultat, elle avait cessé de manifester de la pudeur lors des séances, adoptant des postures plus osées que n’importe quel autre modèle. Leur collaboration s’élevait déjà à quatre portraits. Étrangement, tous avaient été réalisés depuis qu’elle était domestique de Serlen, bien qu’elle travaillât au harem depuis trois fois plus de temps.
— Elle est jolie, remarqua Tea.
— Et tu l’es encore plus. L’œuvre n’en sera que plus belle.
— Je ne pourrais pas dévoiler ainsi mon intimité.
— Elle disait la même chose avant. Tu trouves cette peinture obscène ?
— Pas du tout. Bien au contraire.
En effet, le tableau n’évoquait rien d’obscène. La jeune femme était assise nue sur un rocher, les jambes écartées pour ne pas tomber, le corps exposé aux rayons bienfaisants du soleil. Elle regardait l’eau dans laquelle elle envisageait de se baigner. De la verdure entourait la toile comme si elle était espionnée dans son intimité. On aurait dit une naïade qui s’était isolée pour profiter d’un moment de tranquillité. La scène respirait la paix.
— J’accepte, lâcha telle soudain.
Quelques calsihons plus tard, Sarin et Tea traversaient le jardin en direction du coin le plus éloigné. Elles atteignirent une arche qui perçait le mur d’enceinte pour se retrouver dans une forêt. Le nouveau jardin, ainsi que s’appelait cet endroit, avait été intégré au harem une quinzaine d’années plus tôt. Il était censé ajouter un aspect sauvage au parc pour contraster avec le côté artificiel de la zone principale ; un sauvage maîtrisé, sillonné de chemin et parsemé de bancs. Sa sécurisation avait occasionné des sueurs froides aux eunuques et aux gardes rouges. À l’époque, quand le roi Brun donnait un ordre, il était préférable d’obéir. Et ils avaient fini par y parvenir. Il était devenu aussi sûr que le reste du palais. Nul ne pouvait y entrer ni en sortir autrement que par le harem. La dépense s’était finalement révélée inutile. Le côté sombre des sous-bois effrayait plus d’une concubine, très peu d’entre elles s’y rendaient. Beaucoup ignoraient d’ailleurs son existence.
Au centre de cette forêt avait été percée une grande clairière. Elle était si vaste que l’on pouvait bien y apercevoir l’horizon. Le but de Sarin était de peindre Tea à la lumière du soleil couchant. Elle avait déjà envisagé plusieurs poses. Elle avait opté pour celle qui épargnerait le plus la pudeur de la jeune femme, quitte à ne pas révéler toute sa beauté. Bien que nue, elle tenait à la main un drap qui tombait souplement en cachant son intimité ne dévoilant en tout qu’un seul sein et la courbure d’une hanche. En arrière-plan, les arbres de la forêt faisaient du modèle une dryade. Cet effet était renforcé par la lueur rougeâtre de Fenkys sur le point de passer les collines, donnant à sa peau une couleur sombre qui n’était pas sans rappeler la teinte du bois. Malheureusement, ce tableau idyllique ne durerait pas. Elle devait se dépêcher de profiter de la lumière qui restait avant que la nuit tombât. D’autant plus qu’elle ne se sentait pas retraverser ce bois dans l’autre sens dans l’obscurité.
Elles étaient si concentrées qu’elles n’entendirent pas les intruses approcher.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda une femme derrière elle.
En reconnaissant la voix de Larein, elle frissonna de terreur. Si la concubine était venue la débusquer jusqu’ici, ce n’était pas pour cueillir des champignons, elle avait appris sa défection en faveur de la faction de Serlen. Et elle n’était pas du genre à accepter passivement ce genre de chose qu’elle considérait comme une trahison.
Larein n’était pas seule. Cela avait un petit côté rassurant. Quand elle déversait sa violence, elle opérait sans témoins, même pas de son propre camp. La rousse s’approcha du tableau et regarda. Ce n’était qu’une ébauche. Sarin n’avait qu’esquissé au fusain les contours de l’œuvre, ce qui ne donnait aucune idée de son aspect final. Larein compara ce qu’elle voyait avec la jeune femme qui hésitait sur la conduite à tenir. Cette dernière voulait couvrir sa nudité ; la peur de ce qui risquait de lui advenir si elle bougeait se montrait bien plus forte.
— Je ne te connais pas, remarqua Larein. Tu es arrivée au harem il y a peu ?
— Depuis trois ans, répondit Tea.
— Trois ans ! Comment une concubine aussi belle que toi a-t-elle pu m’échapper ?
Tea hésita. Devait-elle répondre ? Le silence de Larein lui fit comprendre que c’était préférable.
— Je ne suis pas concubine, je suis une domestique.
Larein avait l’air surprise. Elle s’approcha de la jeune femme et lui arracha le drap. Par réflexe, elle croisa ses mains sur son bas-ventre.
— Une domestique ! Avec un corps comme ça ! Les recruteurs du harem avaient du sable dans les yeux quand ils t’ont achetée. À leur place, je t’aurais envoyée parmi les chanceuses.
Larein tendit le morceau de tissu à Terel.
— Barre-toi, ordonna Larein à Tea.
— On pourrait s’amuser un peu avant, protesta la lieutenante.
Tea obéit sans demander son reste. Négligeant de ramasser ses vêtements qui traînaient bien trop près de la concubine rousse, elle se mit à courir vers le passage qui menait au palais. Dès qu’elle se fut éloignée, Larein revint vers Terel.
— Ne te mets jamais à dos les personnes qui t’amènent ta nourriture, lui assena-t-elle. C’est la prudence la plus élémentaire, surtout si tu tiens à tes intestins.
Puis, elle se tourna vers Sarin.
— Maintenant, à nous deux.
Quand Sarin vit Terel enrouler le drap sur lui-même pour le transformer en une sorte de cordon épais, elle comprit qu’elle allait avoir très mal.
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