Chapitre 8 : Les Souvenirs d'Ard - (2/2)

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Ard prit longtemps à se préparer. Il y mit presque un calsihon. Enfin, il fut prêt. Il sortit de la chambre et rejoignit Deirane dans le couloir.

— Tu vois, j’y suis arrivé, lança-t-il.

— Je n’en doutais pas, répondit Deirane. Maintenant, tu peux toujours courir pour que je me déshabille devant toi.

— Arrête de te montrer impertinente et ramène-moi chez moi.

Elle lui tira la langue, ce qui arracha un éclat de rire au vieillard. Puis elle redevint sérieuse. Elle tourna la tête dans tous les sens.

— Tu cherches quelque chose ? s'informa Ard.

— L’eunuque. Je ne peux pas sortir du harem sans être accompagnée par l’un d’eux.

— Techniquement, j’en suis un, fit-il remarquer.

— Je ne suis pas sûre que cela compte. Tu ne sais pas rentrer. Et depuis l’infirmerie, moi non plus.

Deirane avait raison. Leur escorte ne se trouvait pas loin. Il arriva presque aussitôt.

— Je me demandais où vous étiez passé, l’accueillit Deirane.

— J’étais occupé. On y va.

Le ton peu amène avec lequel il avait prononcé ces quelques mots étonna tant Deirane qu’elle se tut. D’habitude, les eunuques étaient toujours polis avec les concubines. Un coup d’œil vers Ard lui montra que lui aussi avait été surpris. Ils lui emboîtèrent le pas en silence.

L’agressivité de leur guide avait été si inhabituelle, que Deirane n’osa pas lui demander de la conduire à la salle des tempêtes des chanceuses. À la place, il les amena à l’une de celles des concubines. C’était la première fois que la jeune femme y entrait. Du regard, elle chercha une présence amie. En vain. Comme le lui avait fait remarquer Mericia, la plupart d’entre elles étaient novices et elle avait établi son quartier général dans leur aile. Le soleil brillait malgré la saison et les lieux étaient presque vides, seules trois hétaïres s’y trouvaient. Et parmi elles figurait Mericia justement, qui profitait de sa solitude pour pratiquer des exercices de natation en compagnie de sa lieutenante Salomé et d’une inconnue.

En entendant la porte s’ouvrir, la belle concubine s’immobilisa, s’appuyant sur le rebord de la piscine. Ard possédait un statut spécial parmi les eunuques. Il était l’un des rares à ne pas s’acquitter d’une fonction domestique. Toujours disponible pour transmettre ses connaissances, il était très apprécié par les occupantes des lieux. Mericia ne faisait pas exception à la règle. En le reconnaissant, elle lui envoya un sourire. Le vieillard le lui rendit. Soudain, son visage se figea, exprimant son étonnement.

— Mademoiselle ! s’écria-t-il, que faites-vous ici ? Quand je vous ai laissé, vous viviez au palais de votre père.

Aussitôt, la gaieté qu’affichait Mericia s’effaça. Elle retrouva son masque habituel, dur et impassible. Ard continua sur son idée :

— Je divague, vous ne pouvez pas être mon élève, vous êtes une adulte et je suis en Orvbel maintenant. Quoique cela remonte à si longtemps que c’est elle qui doit être vieille aujourd’hui.

Ard et Deirane avaient atteint la porte de la salle. Avant de sortir, Deirane jeta un coup un dernier d’œil à la concubine. Elle avait entrepris de nager jusqu’à l’échelle.

Mericia se lança à la poursuite de Deirane, sans prendre le temps de se sécher. Elle les rejoignit avant qu’ils aient quitté le couloir. Sans prononcer le moindre mot, elle se mêla à leur groupe. Ce n’est qu’une fois dans l’aile des novices, trois étages plus bas, qu’elle ouvrit enfin la bouche.

— Vous m’avez confondue avec quelqu’un ? demanda-t-elle. Qui ?

Ard fouilla longuement dans ses souvenirs avant de répondre.

— Vous m’avez rappelé une femme que j’ai connue il y a… Je ne saurais pas le dire, je ne me souviens plus de quand nous sommes. Vous possédez presque le même visage qu’elle. Mais vous êtes beaucoup plus pâle de teint. Et ce n’était qu’une adolescente, ce qui n’est pas votre cas. À moins que vous ne soyez cette jeune personne devenue adulte.

— J’ai intégré le harem à six ans, précisa-t-elle. En quelle occasion l’avez-vous connue ?

— Six ans! Elle était déjà plus âgée à l’époque. J’ai été son précepteur quand elle vivait chez son père.

— Où était-ce ?

— Cela se passait…

— Stop ! intervint soudain Deirane. Ard ! Arrête de répondre !

Le vieil homme regarda Deirane sans comprendre, cependant il obéit.

— Pourquoi cette information t’intéresse-t-elle ? demanda-t-elle.

— Mêle-toi de tes affaires ! répliqua Mericia.

— C’est ce que je fais. Ard est un ami, presque un père. Et je ne te laisserai pas abuser de sa gentillesse.

— Serlen, fais attention ! Nous ne sommes pas encore ennemies.

— Je n’ai pas l’intention de le devenir. N’oublie pas qu’Ard compte plus que toi à mes yeux.

Deirane entraîna le vieillard par le bras. Elle n’avait pas parcouru deux perches que Mericia céda.

— Je n’ai aucun souvenir de ma vie d’autrefois.

Deirane se retourna.

— Tout ce qui me reste de mon passé, c’est le visage de ma mère et un bracelet d’identité.

— Un bracelet d’identité ? releva sa consœur. Pourquoi ne le portes-tu pas ? Brun a l’air de tenir à ce genre de chose.

— Je te l’ai dit. J’étais enfant quand je suis arrivée ici. Il est adapté au poignet d’une fillette de six ans.

— Et quelles indications contient-il ? Tu connaîtrais le nom de tes parents.

— Je ne sais pas. Personne autour de moi ne peut lire le vieil alphabet. Je n’ai pu que déchiffrer le sceau. Il a été signé par une certaine Ksaten.

Mericia se tut. Sentant qu’elle s’apprêtait à se confier, Deirane n’osait rien dire, de peur de la couper dans son élan. Elle attendait qu’elle lâchât ce qu’elle avait à dire. Ce ne fut pas long.

— Je ne me rappelle qu’une seule chose de ma vie d’avant. Je tenais ma mère par la main. Devant nous, il y avait un homme immense, une épée à la main. Soudain, il a baissé son bras et ma mère est tombée sur le côté. Elle m’a lâchée et n’a plus bougé.

L’air désemparé de la belle concubine, d’habitude si fière, toucha Deirane. Si elle avait bien compris ce que Mericia venait de raconter, elle avait vu sa mère mourir assassinée. Et vu les mots qu’elle avait employés, elle n’était qu’une enfant. Elle n’était pas surprise qu’un tel choc lui ait fait tout oublier de cette période.

— Je n’ai presque aucun souvenir de ma mère. Son visage et c’est tout. J’ignore même si elle était de noble naissance ou une simple roturière.

Ard hésita. Devant le silence de Deirane, il répondit :

— Si ma confusion dénote bien un lien de parenté entre vous. Alors elle était fille de prêtre.

Ard fouilla dans ses souvenirs. Mericia était suspendue à ses lèvres.

— Un prêtre ! La Nayt ! Ma mère venait de Nayt ! D’où ?

Cette origine ne surprit pas Deirane. Le teint de peau mat et les traits de Mericia évoquaient la présence de sang naytain dans son ascendance. À cause de la clarté de sa peau, elle aurait parié sur un grand-parent plutôt que sa mère. Elle se demanda si Ard ne s’était pas une fois de plus trompé dans ses souvenirs.

— Son nom m’échappe, déplora le vieil homme. J’ai oublié. J’ai été le précepteur de tant de gens quand j’étais un homme libre.

Le regard d’Ard se perdit dans le vague pendant qu’il cherchait à se remémorer ces évènements si reculés. Au bout d’un moment, il renonça.

— Je suis désolé, cela ne me revient pas.

Deirane avait commencé à s’éloigner. Il la suivit, abandonnant la concubine au milieu du couloir.

— Ard ! l’appela Mericia.

Le vieillard se retourna.

— Oui ?

— Merci.

Elle fit demi-tour afin de rejoindre Salomé qui l’attendait à l’écart.

Seules Dursun et Elya se trouvaient dans la salle des tempêtes. La fillette était donc rentrée de la plage, sans ses deux compagnes de jeu. Comme d’habitude à ce moment de la journée, elles révisaient les cours de la matinée. En voyant qui entrait, la jeune fille sauta de joie.

— Ard, ça fait longtemps que tu n’es pas venu.

Elle se précipita vers le vieillard et l’enlaça. Il hésita avant de lui rendre l’étreinte. Ard avait dû être un bel homme dans sa jeunesse et il en avait gardé la stature. Dursun, à peine plus grande que Deirane, lui arrivait tout juste à la poitrine. Il jeta un coup d’œil de détresse vers Deirane.

— Dursun, ne te montre pas trop brusque avec Ard. Il est très fatigué. Et toi aussi Elya, penses-y.

Ard envoya un sourire de remerciement à la jeune femme. Il connaissait maintenant le nom de ces deux filles.

— Deirane a raison, confirma-t-il, je me sens un peu las.

— Oh, tu es trop fatigué pour m’aider à faire mes devoirs ?

— S’il ne s’agit que de faire réviser, je dois pouvoir y arriver.

Il se laissa entraîner vers l’alcôve où Dursun avait posé ses affaires. Deirane les regarda s’éloigner. L’adolescente était intelligente, elle n’allait pas tarder à se rendre compte qu’Ard avait un problème. Elle était si proche du vieillard. Que celui-ci n’ait plus aucun souvenir d’elle allait la blesser. Au bout d’un moment, Deirane se décida à les rejoindre.

— J’ai raté la leçon de ce matin, dit-elle, vous pouvez me l’expliquer.

— Bien sûr.

Dursun poussa sa chaise et laissa une petite place à son amie qui fut obligée de s’installer contre elle. Pour une fois, Deirane ne se déroba pas face à ce qui constituait de toute évidence qu’une grossière manœuvre d’approche de plus.

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