Chapitre 15 : La Chute de glace
Comme tous les pays vivant dans les zones exposées aux pluies de feu, l’Orvbel bénéficiait d’un service de prédiction du temps. Bien qu’en pleine saison des pluies, ils disposaient une bonne journée de soleil devant eux. Après avoir été enfermées dans les locaux, d’abord à cause des intempéries, ensuite du problème d’égout, les concubines s’étaient égaillées dans les jardins malgré la courte durée prévue de l’accalmie.
Dans leur coin isolé habituel, Deirane et ses amies avaient repris leur entraînement si longtemps mis en pause. La présence permanente de Naim au harem leur facilitait les choses. D’autant plus que cette dernière, habituée à l’indépendance que lui avaient procurée ses missions, rongeait son frein cloîtrée dans cet espace étroit. Biluan, par sa bêtise, l’avait exposée sous les projecteurs de l’Helaria. Les guerriers libres avaient validé un mandat contre elle. Elle ne pouvait plus sortir de la cité-État sans risquer sa vie. Même si elle se rendait sans résister, elle savait qu’elle serait exécutée un jour. Elle avait commis un meurtre sur le territoire de la Pentarchie.
Le soleil ne brillait pas très fort, ainsi que l’avait vu Deirane dans son rêve. Après les journées étouffantes de ces derniers temps, c’était agréable. Un coup d’œil dans le ciel lui montra que les météorologues de la cité s’étaient trompés. Ils ne bénéficieraient pas une journée entière avant de se faire arroser. Quelques monsihons tout au plus. Elle désigna les nuages à Naim.
— Et alors, la rabroua celle-ci. Ces nuages ne semblent pas porter de particules de feu. On sera un peu mouillées, voilà tout. Ce n’est pas un peu d’eau qui va te faire peur.
Deirane ne savait pas comment Naim pouvait l’affirmer. Cependant, la Naytaine ayant vécu la plus grande partie de sa vie en bordure du désert empoisonné, elle fit confiance en son jugement.
Dans le jardin, les concubines avaient aussi remarqué les nuages. Elles s’étaient préparées de diverses façons à recevoir la pluie. Si certaines avaient choisi de rentrer, la plupart étaient restées dehors. Quelques-unes avaient même ôté leurs habits ; enfin, celles qui en portaient d’habitude.
En se rendant à leur lieu d’entraînement, elles croisèrent Mericia. Celle-ci ne manifesta aucune réaction face à ses concurrentes. Deirane, en revanche, ne put s’empêcher de la suivre du regard. La belle concubine ne portait, comme d’habitude, que son seul pagne comme vêtement. Deirane se demanda comment elle pouvait supporter cette nudité. Le soleil était voilé, la température était un peu fraîche. D’ailleurs, une de ses alliées avait carrément revêtu un pull épais. Pourtant Mericia, en dehors d’une légère chair de poule, ne semblait pas s’en rendre compte. Elles arrivèrent finalement au coin discret qu’elles utilisaient pour pratiquer l’escrime.
Au bout d’un moment qui resterait dans l’histoire comme la plus molle leçon jamais donnée, Naim les interrompit.
— Vous êtes concentrées sur ce que vous faites ? les rabroua-t-elle.
— Excuse-nous, répondit Nëjya, après tous ces jours cloîtrées à l’intérieur, on espérait un peu profiter du beau temps.
— Beau temps, il vaudrait mieux parler d’accalmie, répliqua Dursun.
Naim regarda les nuages gris qui s’accumulaient au-dessus de leur tête.
— Vous avez disposé de la journée entière pour vous amuser. Et si vous vous exerciez réellement, vous auriez plus chaud. Nëjya, tu passes avec Deirane. Dursun avec moi.
— Pourquoi je ne peux pas travailler avec Nëjya ? demanda la petite Aclanli.
— J’ai peur que votre entraînement change de nature.
Elle avait prononcé cette phrase sans manifester le moindre humour. Mais Deirane ne put s’empêcher de pouffer. La Naytaine se tourna vers elle.
— Quelque chose te fait rire là-dedans ?
— Non, non.
Les exercices reprirent, avec plus de vigueur.
Alors que l’initiation battait son plein, Nëjya interrompit brusquement son geste. Deirane, emportée par son élan, la toucha violemment.
— Aïe ! s’écria-t-elle.
— Excuse-moi. Pourquoi t’es-tu arrêtée comme ça ?
— Regarde.
Deirane se retourna dans la direction que la Samborren pointait du menton. Un peu à l’écart, juste devant les buissons qui marquaient la limite de leur terrain, Cali les observait. Elle hésitait, partagée entre la fuite et l’immobilité.
Deirane s’approcha.
— Veux-tu te joindre à notre entraînement ?
— Je suis la compagne de Dayan. Je n’ai jamais eu à me défendre depuis que je vis dans le harem.
La jeune femme attendit patiemment que son aînée continuât. Ce qui ne tarda pas.
— Quand Mericia m’a attaquée, je n’ai jamais eu aussi peur. Je ne veux plus que ça se reproduise.
— Rejoins-nous, et je te garantis que plus personne ne pourra lever la main sur toi sans se mettre en danger.
La danseuse hésita un moment avant de suivre la petite Yriani au milieu du cercle des bretteurs novices.
Pendant un instant, personne ne sut que dire. Heureusement, Dursun brisa la glace.
— Tu sais tenir une épée ? demanda-t-elle.
Elle lui tendit son instrument d’exercice en bois. Naim interrompit son geste de la main.
— Je pense qu’elle n’aura jamais l’occasion d’utiliser une telle arme ici.
— Alors, pourquoi tu nous entraînes avec …
— Parce que si un jour vous sortez du harem, vous aurez besoin de cet entraînement. Mais Cali n’a pas l’intention de partir. Je me trompe ?
— Je ne quitterai jamais Dayan, confirma-t-elle.
Naim hocha la tête comme pour renforcer les paroles de la femme.
— Je pense que le combat à mains nues ou en utilisant une arme légère comme une dague correspondrait mieux à tes attentes.
La Naytaine s’écarta et détailla le corps de la nouvelle venue. Elle évaluait ses capacités.
— Tu es souple et musclée à la fois…
— La danse, suggéra Deirane.
— Je connais une technique qui te conviendra. Elle ne demande pas beaucoup de force, ce qui te conviendra très bien.
Naim alla ranger son épée à côté de la pile d’équipement.
— Pas besoin d’accessoires concernant ce que je vais vous apprendre. Posez votre arme et rejoignez-moi ici.
Elle entraîna sa troupe sur un carré où le sol était intact, sans traces de piétinement. La danseuse retira son manteau qu’elle pendit à une branche basse de l’arbre qui les abritait normalement du soleil.
Quand tout le monde se fut regroupé autour d’elle, Naim commença ses explications.
— La technique d’aujourd’hui s’appelle l’aïkido. Comme la plupart des arts martiaux efficaces de ces soixante dernières années, elle est originaire de Frovrekia. Quelqu’un sait-il où cela se trouve ?
Dursun leva la main. Naim l’invita à répondre.
— En Kushan, sur le bord de la mer.
— Bravo. C’est une ville militaire un peu particulière parce qu’elle innove constamment dans le combat. La technique que je vais vous apprendre aujourd’hui provient de là-bas. Ils l’ont conçue afin de permettre à des individus faibles de se défendre contre des adversaires bien plus forts et plus lourds que soi. Ce qui sera certainement votre cas.
— Deirane plus que moi, plaisanta Dursun.
Naim ne put s’empêcher de sourire. Il était vrai que Deirane était petite. Seulement Dursun pouvait bien se moquer, elle était à peine plus grande. Un instant, elle pensa que si l’Aclanli avait été blonde au lieu de brune, elle aurait facilement pu se faire passer pour elle. Elles se distinguaient par beaucoup de différences, le teint de la peau, la forme des yeux, la silhouette plus juvénile de Dursun. Tout ceci pourrait être compensé par un peu de maquillage et de rembourrage.
Elle revint à ses préoccupations premières. Naim répartit ses élèves par paires. Amusée, elle remarqua que Nëjya et Dursun s’étaient débrouillées pour se retrouver ensemble. Ces deux-là, elles ne manquaient jamais une occasion de se tripoter. Le seul moment où elles ne le faisaient pas, c’était quand elles prenaient, ensemble, Deirane comme cible. Ce que cette dernière avait appris à esquiver avec succès.
Naim leur montra d’abord une passe. Elle avait utilisé Cali comme cobaye, seule personne assez grande dans le groupe pour regarder la Naytaine dans les yeux. Puis elle les avait fait rejoindre leur partenaire. Le résultat s’avéra surprenant. Malgré les nombreuses explications de Naim, personne ne parvint à réaliser le geste correct. Et finalement, l’exercice se termina par terre dans une crise de fou rire.
Cali se retrouva tête-bêche à côté de Deirane.
— C’est toujours comme ça vos entraînements ? demanda-t-elle.
— Parfois.
— Ça faisait longtemps que je n’avais pas autant ri.
Deirane non plus n’avait pas souvent l’occasion de rire depuis qu’elle était arrivée dans ce harem. Quand elle vivait chez ses parents, elle était d’humeur joyeuse. Son insouciance avait disparu depuis sa rencontre avec le drow.
— Tu jouais de l’usfilevi avant, reprit Cali, mais tu as arrêté. Pourquoi ?
Deirane ne répondit pas. Une angoisse brutale venait de lui étreindre les entrailles. Elle se redressa sur un coude et regarda autour d’elle. Rien, si ce n’était les arbres et les buissons qui les entouraient. Elle respira un bon coup. Cela ne calma pas la peur qui était en train de l’envahir.
— Il faut se mettre à l’abri ! s’écria-t-elle soudain.
— Pourquoi ? demanda Naim.
— Nous sommes en danger ! Nous devons rentrer ! Immédiatement !
— Que veux-tu qu’il nous arrive ? Même si un nouveau tsunami se produisait, il n’atteindrait jamais cet endroit.
— Je ne sais pas, une impression.
Dursun remarqua l’air agité, voire paniqué, de son amie.
— Une impression comme celle qui a précédé le tsunami ? demanda-t-elle.
— Oui !
L’Aclanli ne chercha même pas à discuter. Elle se releva et ramassa ses affaires.
— Nous ferions mieux suivre l’instinct de Deirane, et nous mettre à l’abri.
— Que peut-il nous arriver ? s’écria Naim.
— Je ne sais pas. Mais si Deirane dit que nous sommes en danger, je la crois.
Elle avait prononcé ces mots d’un ton hystérique. Nëjya ne chercha pas à discuter. Elle connaissait son amante, cette attitude ne lui ressemblait pas. Sa panique commençait à la gagner. Naim préféra suivre leur instinct, il s’était révélé fiable plus d’une fois ces derniers temps. Cali leur emboîta le pas.
— Un instant ! s’écria Deirane, les concubines.
— Quoi, les concubines ! protesta Naim.
— Il faut aussi les faire rentrer, elles sont autant en danger que nous.
Naim hocha la tête.
— Foncez vous abriter, je m’en occupe.
La guerrière laissa ses compagnes se débrouiller seules pendant qu’elle s’éloignait vers les profondeurs du jardin. Un simple regard leur suffit pour s’accorder. Elles s’élancèrent vers le palais et la sécurité.
Le premier choc se produisit non loin à leur droite. Quelque chose frappa un arbre, une branche craqua. Un groupe d’oiseaux qui s’était réfugié dans sa ramure s’envola. Puis un autre à leur gauche. Et encore un autre. Elles se mirent à courir. Quelque chose tomba juste devant eux. Sans Cali qui les avait retenues, l’une d’elles l’aurait reçue sur le crâne. Dursun regarda l’objet. C’était une sorte de caillou blanc légèrement plus petit qu’un œuf de jurave. Sa chute avait été si violente qu’il avait imprimé sa marque dans le sol.
— De la glace ! s’écria Dursun. Depuis quand la glace tombe-t-elle du ciel ?
Un cri de douleur proche, le premier d’une longue série, les fit revenir à la réalité. Elles abandonnèrent leurs affaires sur place et reprirent leur course vers le palais.
Les promeneuses avaient compris le danger. Elle convergeait vers les portes du hall d’accueil. Certaines étaient blessées, plusieurs se soutenaient. Les eunuques en transportaient quelques-unes. Mais eux même avaient eu à souffrir du déluge.
Enfin, elles atteignirent le bâtiment et la sécurité. Deirane entra dans le hall du harem ou une partie des concubines s’étaient réfugiées. Il en manquait quelques-unes à l’appel. Mericia notamment n’était visible nulle part. Si elle était dehors, son habitude de se promener presque nue allait aujourd’hui lui coûter cher. Deirane se plaça devant la porte pour surveiller l’arrivée de la dernière d’entre elles.
La chute de grêle était maintenant si intense que les crépitements sur la construction étaient continus. Deirane s’inquiétait au sujet de son amie. Personne ne pourrait survivre à un tel bombardement. Un craquement lui fit lever la tête. Elle regarda la verrière qui les protégeait de cette pluie mortelle.
— Ça ne résistera pas ! s’écria-t-elle. Il faut aller dans les couloirs.
Comme personne ne bougeait, elle attrapa un eunuque par le bras et lui désigna le plafond.
— Regardez.
Il suivit des yeux la direction indiquée par le doigt. Quand il vit les lézardes qui commençaient à se former dans les vitres, son visage devint blême.
— Sortez d’ici, ça va craquer.
Tout le monde était en état de choc. Personne ne réagit. Un bruit de verre brisé les tira de leur torpeur. Heureusement, il provenait de la partie publique du harem. La verrière tenait encore bon. Ceux qui le pouvaient se levèrent et se réfugièrent dans les couloirs. Les eunuques valides s’occupèrent de ceux qui ne pouvaient pas se déplacer seuls.
Il était temps. Elle put à peine projeter les deux nièces de Dovaren à l’abri que la verrière s’effondra. Dursun allait les suivre quand la porte se referma soudain. Une cascade de glace et de verre s’abattit sur le sol marbré du hall. Les éclats tranchants déchiquetèrent les plantes qui le décoraient. Dursun tambourina contre le battant en criant. Deirane ne réfléchit pas davantage. Elle jeta l’adolescente à terre et s’allongea sur elle dans l’espoir de la protéger de son mieux. Sous la douleur causée par cette pluie de lames aiguisées comme des poignards et de boulets de la taille d’un œuf, les deux jeunes femmes se mirent à hurler. Et cet enfer n’en finissait pas.
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