Chapitre 19 : Le dîner - (1/2)
Deirane avait beau appréhender le rendez-vous chez Brun, elle n’avait aucun moyen d’y échapper. Et le réconfort que lui apportaient ses amies se révéla en fin de compte peu efficace. Elle s’était retrouvée face à un vrai casse-tête. Devait-elle mettre une tenue qui la couvrait de la tête aux pieds et laisser le soin à Brun de la déshabiller ou au contraire se présenter comme Mericia, vêtue seulement d’un morceau de tissu entre les jambes ? En temps normal, ce genre de dilemme portait à rire. Ce n’était plus le cas quand on se préparait à rencontrer un homme qui allait vous violer. Car c’était bien de ça qu’il s’agirait. Il allait la prendre de force sans qu’elle eût le choix uniquement parce qu’il l’avait achetée. À aucun moment, il ne lui avait demandé son avis. Et même s’il l’avait fait, il n’en aurait pas tenu compte. Ceux qui voyaient du romantisme dans le fait d’être intégré parmi les concubines dans l’un des plus grands harems du monde étaient des imbéciles. Elle s’incluait dans le lot. Lors de son adolescence – pas si lointaine –, elle imaginait cela comme une sorte de conte merveilleux et la plus extraordinaire chose qui pouvait lui arriver. Maintenant qu’elle était confrontée à la réalité, elle comprenait à quel point ses rêves d’autrefois étaient stupides.
Face à son indécision, elle aurait pu parler à Orellide. Elle avait préféré laisser à Loumäi le soin de choisir une robe adaptée. Comme d’habitude, la domestique avait accompli des miracles. Elle avait sélectionné une jupe longue dans un tissu blanc légèrement translucide qui tombait en plis souples jusqu’à ses chevilles et des sandales en cuir doré. En haut, elle avait préparé un boléro de la même couleur agrémenté d’un liséré argenté. À son goût, il lui couvrirait assez bien les seins tant qu’elle ne lèverait pas les bras. Dans la glace, elle remarqua qu’on devinait le rouge sombre de ses tétons à travers la fine soie. Heureusement grâce à la douceur du tissu et la chaleur encore élevée, ils ne pointaient pas.
C’était un compromis apte à satisfaire le roi tout en préservant la pudeur de la jeune femme. Tout au moins jusqu’à ce qu’il la déshabillât. Et ce dernier point n’était pas assuré. Il convoquait une concubine tous les soirs. Cependant, il arrivait que, quand la journée avait été épuisante, ce ne fût juste que dans le but de passer un moment de détente autour d’une bonne table. Enfin, comme on disait : « L’espoir fait vivre ». Il avait payé cher l’acquisition de Deirane : la perte de son réseau au Lumensten, l’arrestation de trois de ses agents et une gems qui surveillait ses moindres faits et gestes pour se contenter d’une simple discussion. Il voudrait certainement admirer son tatouage si particulier. Elle finirait donc la soirée entièrement nue, même s’il ne la possédait pas – ce qui semblait fort improbable. Beaucoup de monde se montrait curieux du contraste entre la peau douce et ces pierres rudes. Ses sœurs autrefois, et ses amies aujourd’hui, avaient du mal à se retenir de la toucher alors qu’elles n’ignoraient pas ce qu’elle en pensait. Comment un roi dont seuls ses désirs comptaient aurait-il pu s’en empêcher ?
Comme d’habitude, Brun était habillé avec simplicité et élégance. Il attendait Deirane dans un petit salon, assis dans un fauteuil confortable, un verre d’alcool à la main. C’était une amélioration par rapport à sa première nuit avec le roi. Cette fois-là, il l’avait reçue directement dans la chambre. Là, il avait l’intention de passer un instant en charmante compagnie, peut-être autour d’un bon dîner, avant de lui faire l’amour.
En comptant un peu sur la chance, il ne voulait rien d’autre. Il avait l’air soucieux. Ce fut tout juste s’il leva la tête quand Deirane entra.
— Bonsoir Serlen, dit-il simplement, merci d’être venue.
— Je suis au service du Seigneur lumineux, répondit-elle.
Elle agrémenta ses présentations d’une révérence.
D’un geste, Brun congédia l’eunuque qui avait introduit Deirane. Puis il alla l’accueillir. La prenant par la main, il la guida jusqu’à un fauteuil, en face du sien, où il l’invita à s’asseoir.
— Pas de ce formalisme ridicule entre nous. Il est destiné à éblouir la foule des inférieurs. Nous sommes trop intelligents, toi et moi. De telles futilités sont inutiles ! Ce soir, et chaque fois que nous serons seuls, je serais Brun et tu seras Serlen.
Tout en parlant, le roi s’était dirigé vers un mini bar qui renfermait une profusion d’alcool. Deirane le regardait disposer les verres. Elle hésitait à exprimer sa demande. Sur le moment, il semblait de bonne humeur, décidé à lui offrir un début de soirée agréable. Seulement, il avait déjà bu. Elle ne savait pas comment il tenait l’alcool. Certains hommes devenaient violents.
— Que désires-tu boire ? demanda-t-il.
— Je n’ai pas tellement l’habitude de l’alcool. J’étais jeune quand j’ai été retirée à ma famille.
— Tu étais une adulte quand tu as quitté l’ambassade de l’Helaria. Et tu as vécu plusieurs mois dans une exploitation agricole. Tu n’as jamais eu l’occasion d’y goûter ?
— Très peu. Les Helariaseny semblent ne pas surveiller leurs enfants. Pourtant, chaque fois que j’ai commis une bêtise, ils l’ont su aussitôt. Après, j’étais enceinte. Et chez mon mari, j’allaitais.
— J’avais oublié.
Brun choisit une bouteille en argile émaillée verte fermée par un bouchon en cire. Il n’en versa qu’un fond. Il revint en rapportant les deux verres et tendit le sien à Deirane.
— Du vin cuit de Tolos, expliqua-t-il. Modérément fort, et le goût de cette boisson masque celui de l’alcool.
— Merci, monseigneur. N’est-ce malgré tout pas un peu trop fort ? Je suis enceinte.
Il la regarda fixement dans les yeux. Elle se reprit.
— Merci Brun.
Il lui répondit d’un sourire engageant.
— Tu as peut-être raison, reconnut-il. Quelque chose de moins corsé serait peut-être préférable. Je ne voudrais pas mettre mon héritier en danger.
Il substitua au vin cuit un verre de cidre qu’il offrit à son invitée avant de s’asseoir à son tour. Puis il s’enfonça dans son fauteuil. Le voyant détendu, elle se décida.
— Puisque nous en sommes à nous appeler par nos prénoms, j’ai une requête à formuler.
— Expose-la.
— Je peux ? Vous n’y voyez pas d’inconvénient ?
— Je ne suis pas mon père. Je n’éprouve aucun problème à recevoir des demandes raisonnables. La décision d’y donner suite ou pas m’appartient.
— Qui juge si elle est raisonnable ou pas ?
Le visage de Brun s’éclaira. Quoi qu’elle voulût obtenir de lui, la perspective d’une joute oratoire, même sur un sujet futile, ne lui semblait pas déplaisante. Ses courtisans n’osaient pas débattre avec lui. Il ne faisait qu’acquiescer ses affirmations. La jeune femme sentait que si une telle obséquiosité lui permettait de diriger efficacement son royaume, elle le frustrait aussi beaucoup.
— Voilà. Je comprends qu’en public mon anonymat doive être respecté. En privé, serait-il possible d’utiliser mon vrai nom ?
— Pourquoi ?
— Ce sont mes parents qui me l’ont donné. C’est la seule chose qui me reste d’eux et j’y tiens.
— Ils t’ont donné ce corps aussi. Et tu l’as toujours, répliqua-t-il d’un ton ironique.
— Ils ont choisi mon prénom, pas mon corps. Lui, il est comme le destin l’a décidé. Mes parents n’en sont pas responsables. D’ailleurs, je ne ressemble à aucun des deux. Ma mère est grande et maigre, mon père petit et musclé. Et tous les deux ont les cheveux bruns.
— Le destin a bien fait les choses. Avant de te connaître, j’ignorais que les yeux bleus existaient chez les humains. Quant à tes cheveux, si j’ai déjà rencontré des femmes blondes auparavant, très peu possédaient cette luminosité qui te caractérise. Y a-t-il d’autres femmes comme toi dans ta famille ?
— Mes yeux me viennent de mon père. Concernant le reste, je suis plutôt comme mes sœurs. D’ailleurs, si nous n’étions pas nées si rapprochées, on aurait pu penser que je suis la fille de Cleriance plutôt que celle de ma propre mère. Nous nous ressemblons beaucoup, cependant elle n’a pas mes défauts.
— Tu te trouves difforme ?
— Quand même pas. Bien que si je me compare à une femme comme Mericia…
Brun l’interrompit.
— Ne te compare pas à Mericia. Cette femme est exceptionnelle. Elle pourrait rivaliser avec la pentarque Vespef. Tu n’as pas grand-chose à lui envier. Même sans ton tatouage un peu particulier, tu es déjà belle. Et je suppose, quand tu évoques ta difformité, que tu parles de ta petite taille. Ta sœur est identique à toi, bien que plus grande. Ai-je raison ?
Deirane n’osa pas répondre. Elle venait de se rendre compte qu’elle avait attiré l’attention du roi sur une meilleure version d’elle-même. Elle aurait mieux fait de tenir sa langue. Maintenant, sa famille se retrouvait en danger. Il comprit ce qui la préoccupait.
— Ne t’inquiète pas au sujet de ta parentelle, elle ne risque rien. Je n’ai aucunement l’intention de monter une expédition dans le nord de l’Yrian afin de la ramener. Ta sœur aînée a déjà enfanté et ta cadette est vraiment trop jeune. Et tu te tiendras plus tranquille en les sachant en sécurité. Sans compter que les Sangärens n’ont jamais attaqué cette région alors qu’ils ne se sont pas gênés sur le reste de l’Yrian. Je ne souhaite pas découvrir à mes dépens pourquoi ils l’évitent.
Deirane était soulagée. Seulement, pouvait-elle faire confiance à Brun ? Elle but une gorgée de sa boisson qu’elle tenait toujours. Elle n’était pas accoutumée à l’alcool. Le breuvage lui arracha une quinte de toux. Brun rit. Puis il lui retira prudemment des mains le verre qu’il reposa sur la table.
— C’est une habitude à prendre, dit-il, tu verras.
— J’en doute, répondit Deirane.
Quand elle retrouva son souffle, il se renfonça dans son siège. Il la regarda avant de continuer.
— Deirane, je veux te confier une mission, reprit-il.
— Une mission ?
Deirane s’attendait à tout sauf à cela. Une mission ! De la part de Brun ! Cela signifiait-il qu’elle appartenait maintenant au gouvernement de l’Orvbel comme d’autres concubines avant elle ?
— Le panarque d’Helaria nous a envoyé un message, elle désire connaître notre situation face à la grêle et au tsunami. De toute évidence, l’Helaria s’attend à des moments difficiles et se prépare à les affronter, difficiles au point qu’ils passent outre les inimitiés entre nous.
Tout en parlant, le roi lui tendait la missive, dont le sceau avait été brisé.
— Pentarque, corrigea machinalement Deirane.
Deirane lui prit la lettre. Sa première impulsion fut de voir qui l’avait signée. Avec un rouleau, ce n’était pas pratique. Heureusement, elle était courte. Le paraphe ne lui disait rien du tout. Il ressemblait à un gribouillis illisible comme en traçaient les enfants qui apprenaient à écrire. En revanche, l’en-tête révélait bien des surprises.
— Qu’est-ce qu’un panarque ? s’étonna-t-elle.
— Je l’ignore, répondit Brun. Et c’est le but de ta mission. Est-ce un simple fonctionnaire qui peut agir au nom des pentarques ou y a-t-il eu une révolution qui les a chassés du pouvoir ?
— Je doute qu’il y ait eu une révolution, remarqua Deirane.
— Moi aussi. Tu dois donc découvrir jusqu’où s’étendent les prérogatives de ce fonctionnaire. À quel point se substitue-t-il aux pentarques ? Quels risques courons-nous que les accords que nous passerons soient désavoués par les pentarques ? Trouve tout ce que tu pourras sur cet homme.
— S’il s’agit bien d’un homme.
— Sur ce stoltz si tu préfères.
— Je veux dire… (Deirane hésita.) Il pourrait s’agir d’une femme. L’Helaria ne se préoccupe pas du sexe des gens lors de l’attribution des fonctions.
— Je te le concède. Rassemble toutes les informations accessibles sur cet individu, que ce soit un homme ou une femme.
Il reprit la lettre qu’il roula soigneusement jusqu’à remettre le ruban qui la maintenait serrée puis il la posa sur le buffet. Deirane remarqua qu’il ne la rangeait pas dans un tiroir. Ce n’était donc pas sa place. Elle rejoindrait certainement un dossier dans son bureau, derrière la salle du trône. S’il l’avait amenée dans ses appartements, c’était dans le but de la lui montrer. Cette mission, si on pouvait appeler cela une mission, ne résultait pas d’un coup de tête. Il ne lui demandait que de rassembler des informations, il y avait donc fort à parier que ce n’était qu’un test. Un test utile, parce qu’il ne semblait réellement pas savoir ce qu’était un panarque. Deirane elle-même l’ignorait, elle avait vécu dans ce pays pendant plusieurs mois et n’avait jamais entendu ce mot. À dire vrai, vivre en Helaria était un bien grand mot, elle avait habité et travaillé à son ambassade de Sernos. Et ces gens possédaient une mentalité si différente de celle de ses compatriotes qu’elle aurait pu se trouver à des milliers de longes de l’Yrian et pas au cœur de sa puissance. Elle se souvenait qu’elle avait été aussitôt acceptée, malgré ses différences, sa monstruosité et le fait qu’au début elle n’était qu’un parasite subsistant aux dépens de l’ambassade sans rien lui apporter. En fait, elle y avait même commencé son séjour en se cachant et en volant sa nourriture. Pourtant, les Helariaseny l’avaient accueillie sans rien lui reprocher. Ils avaient malheureusement l’habitude que des femmes traumatisées vinssent frapper à leur porte, et ce y compris en Yrian qui était l’un des pays les plus civilisés du monde. Avec le recul, elle se rendait compte que c’était une période heureuse. Une fois les tâches quotidiennes accomplies, elle était libre de faire ce qu’elle voulait. Elle possédait des affaires à elle, des amies, elle se rendait où elle voulait, s’habillait comme elle le désirait. Et les punitions qu’elle recevait – après tout elle n’était encore qu’une enfant à l’époque – lui paraissaient aujourd’hui bien légères.
Le souvenir des amies qu’elle avait à cette époque remonta à la surface. Calen tout d’abord, la première à avoir accueilli la jeune réfugiée qu’elle était. Les notables aussi haut placés qu’elle en Yrian n’auraient même pas jeté un coup d’œil sur une simple paysanne comme elle. Et pourtant, Calen l’avait recueillie, l’avait soignée. Elle avait d’ailleurs signé le bracelet d’identité qui avait fait d’elle une citoyenne helarieal. Elle aussi lui avait donné une mission à l’époque. Elle devait comprendre le fonctionnement du système d’adduction d’eau de l’ambassade. Une petite tâche, destinée à lui apprendre à réfléchir. Elle avait finalement trouvé la solution, malheureusement elle n’avait jamais eu l’occasion de lui délivrer son rapport.
Celtis ensuite, et son frère Volcor, peut-être son amant aussi. Malgré leur intimité, Deirane n’avait jamais réussi à le savoir. Ils se montraient discrets sur leurs relations, un contraste fort en comparaison de leur exubérance naturelle dans tous les autres domaines. En tout cas, il s’en était fallu de peu que le stoltzen fût parvenu à vaincre ses réticences et à prendre sa virginité. De très peu.
Brun interrompit brutalement les pensées de la jeune femme.
— Tu sembles absente là. À quoi songes-tu ? demanda-t-il.
— À rien de précis. De vieux souvenirs.
— De bons souvenirs ?
— Des souvenirs heureux.
Brun se releva et se resservit un verre.
— Le village que tu possèdes n’a pas donné signe de vie, laissa-t-il tomber.
— Pourquoi ?
— Je l’ignore. Il se dresse trop loin de la côte pour que le tsunami l’ait touché, et la tempête, même si elle a été forte, n’était pas capable d’anéantir toute une population.
— Que comptez-vous faire alors ?
— Si dans six jours, je n’ai toujours aucune nouvelle, je devrais dépêcher quelqu’un pour voir ce qui s’y passe. En temps normal, je t’en aurais chargé puisqu’il t’appartient. Dans ton état, c’est exclu.
La surprise coupa le souffle à Deirane. Il comptait l’envoyer non seulement hors du harem, mais en plus à l’extérieur de la ville. Jusqu’aux frontières de l’Orvbel presque. Elle avala une gorgée d’alcool dans l’espoir de se dénouer la gorge.
— Vous vouliez que je m’y rende en personne ? parvint-elle enfin à prononcer.
— L’Orvbel est un petit royaume. Je ne dispose pas de beaucoup de villages. Je ne peux me permettre d’en perdre même un seul.
— Combien ?
— Combien de quoi ?
— De villages.
— Je n’en possède que huit.
Deirane but une autre gorgée.
— Je suppose que je ne m’y serais pas rendue seule.
— Bien sûr que non. Une escorte d’eunuques et un détachement de la garde du palais t’auraient accompagnée. Sous la protection d’une telle troupe, tu aurais été parfaitement en sécurité.
Deirane acquiesça. Elle ne disait rien. Elle ne réfléchissait pas davantage. Elle ne savait pas trop si c’était la nouvelle qui l’avait assommée ou si les premiers effets de l’alcool commençaient à se faire sentir. Elle devrait en parler à Dursun. D’urgence.
Annotations
Versions