Chapitre 21 : Le Voyage - (1/3)

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Le surlendemain, le détachement était prêt à partir. Un eunuque était passé prendre les sacs des deux concubines afin de les fixer aux chevaux de bât. Il restait cependant encore presque un monsihon avant que l’escorte se mit en place.

Deirane était si contente de porter enfin des vêtements décents qu’elle s’était habillée malgré le regard gourmand de Dursun. Elle avait revêtu une tunique de lin écru et un pantalon de cuir, une tenue simple et solide convenant parfaitement aux voyages.

— Je veux que tu recherches deux ou trois trucs, dit-elle tout en laçant le cordon qui fermait son décolleté. Le panarque d’Helaria a contacté Brun en vue d’une collaboration face aux événements qui se préparent.

— Donc l’Helaria prévoit aussi des temps difficiles.

— Ça en a tout l’air.

— C’est quoi un panarque ?

Deirane ayant vécu plusieurs mois en Helaria, l’Aclanli n’envisageait pas un instant une mauvaise prononciation.

— Je l’ignore, c’est ce que tu devras découvrir. Ce que c’est, à quoi ils servent, de quels pouvoirs disposent-ils ?

— C’est noté. Autre chose ?

— Oui, Larein. Elle se tient bien tranquille depuis quelque temps. Cela ne me dit rien de bon. Essaie de trouver ce qu’elle trame.

— Avec la raclée que tu lui as donnée, elle a peur de toi, plaisanta Dursun.

— Si cela pouvait être vrai.

— Je demanderai à Ard, il a ses oreilles partout. Il sait peut-être ce qu’elle fabrique.

— J’en doute. Elle est garce, pas stupide. Ce n’est pas son genre de se confier à mon allié le plus fidèle. Mais tu as raison de parler d’Ard. Depuis son attaque, il est un peu perdu. Prends bien soin de lui.

— Bien sûr. Autre chose ?

— Je ne crois pas. Tu attends mon retour et tu me racontes tout ce que tu auras découvert.

— D’accord madame.

Deirane se tourna vers l’adolescente.

— Excuse-moi, je te donne des ordres comme si j’étais ta reine.

— Techniquement, tu l’es déjà. Et légalement, c’est une affaire de mois.

— Tu es une amie avant tout.

Dursun lui renvoya un grand sourire. Brusquement, elle l’enlaça et l’embrassa sur la bouche. Deirane, surprise, se crispa. Elle parvint de justesse à refréner son réflexe de recul. Puis elle essaya de lui rendre son baiser. En vain, elle n’éprouvait aucun désir envers aucune femme. Et pourtant elle aimait Dursun. L’Aclanli s’écarta d’elle, les yeux brillants de larmes, laissant l’Yriani un instant désemparée.

L’arrivée de Chenlow mit fin aux effusions. Il manifesta sa présence en toussotant. Dursun s’éloigna davantage de Deirane, légèrement gênée.

— Ne t’inquiète pas, elle reviendra, la rassura le vieil eunuque à la jeune Aclanli.

Puis il se tourna vers Deirane.

— Je veillerai sur ta petite famille.

En prenant une cape de voyage, Deirane s’interrogeait. Était-elle si transparente que l’on devinait aussitôt ce qu’elle pensait ? Elle embrassa une dernière fois son amie – sur la joue – avant de suivre son guide qui commençait à s’impatienter.

Depuis son expédition en compagnie de Loumäi dans les entrailles du château, elle était devenue très attentive aux dispositifs de déverrouillage des portes. Celle qui fermait le couloir, donnant accès à l’aile où Dayan habitait, s’ouvrait en utilisant le même système de bracelet. Le fait que le battant pivote normalement au lieu d’entrer dans le mur et qu’on doive le pousser à la main lui avait fait croire qu’il s’agissait d’une porte plus traditionnelle. Jusqu’au trajet vers la caserne des gardes du palais, elle observa tout. Elle se rendit compte que ce système n’était pas aussi répandu qu’elle l’imaginait. La seule autre porte équipée qu’ils passèrent reliait la zone privée à la caserne justement. Elle se demanda si c’était parce que les feythas n’en avaient pas assez à leur disposition ou si les autres étaient tombés en panne.

Une idée lui traversa le cerveau.

— Ces portes, s’informa-t-elle, elles sont surveillées aussi par un système feythas ?

— Bien sûr, répondit Chenlow. Mais tu comprendras certainement qu’il n’est pas question que je te montre comment tout cela fonctionne.

Elle hocha la tête. Elle était déçue. Pourtant elle aurait dû s’en douter. Brun n’allait pas révéler ses secrets aux personnes qui cherchaient le plus à quitter les lieux.

Mericia patientait déjà dans la salle d’attente. La découvrir habillée normalement surprit Deirane. Elle n’avait même pas essayé de rendre son costume de voyage suggestif. Bien qu’elle ne le montrât pas – son rang de cheffe de faction le lui interdisait –, l’attaque du monstre l’avait ébranlée. Néanmoins, malgré sa tenue peu seyante, elle restait très belle et le garde, derrière sa grille, ne cessait de lui jeter des petits coups d’œil fréquents.

Prise d’une idée subite, Deirane tenta sa chance. Elle s’approcha du garde.

— Je suppose que c’est ici que se trouve le système de surveillance du palais ? l’interrogea-t-elle. Je peux le voir ?

Au lieu de répondre, le garde lança un regard de reproche à Chenlow. Celui-ci haussa les épaules pour se dégager de toute responsabilité.

— Je suis désolé, s’excusa-t-il, je ne peux accéder à votre requête.

— Pourquoi ?

— Parce que personne, en dehors des gardes rouges et du roi, n’a le droit d’entrer dans la salle de contrôle.

Deirane n’insista pas. Au sourire qui se dessina sur ses lèvres, il comprit qu’il avait laissé échapper une information importante, sans toutefois déterminer laquelle.

— J’ai eu l’impression que ta question n’était pas le fruit du hasard, intervint soudain Mericia.

Deirane allait répondre. Elle se rendit compte juste à temps qu’au lieu de l’orvbelian, la jeune femme avait utilisé un dialecte de l’yriani proche du sien, tout en ressemblant fort peu au standard de la langue. Elle ne voulait pas que Chenlow comprît.

— Il y a quelques mois, une personne a réussi à passer ces sécurités et m’a agressée, expliqua Deirane dans le patois de son propre village natal.

— Ça, je le sais. Dis-moi quelque chose que j’ignore.

— Il y a beaucoup de machines-espions feythas dans le palais, mais pas partout.

— Ah !

— Peu après cette intrusion, j’ai organisé une expédition dans ce palais. Ca…

Elle se retint juste à temps de prononcer le nom. Chenlow le reconnaîtrait certainement au milieu de ces mots inconnus. Cela ne manquerait pas d’attirer son attention. Il aimait bien Deirane, il avait encore plus d’affection envers Cali.

— La danseuse nous a guidées. Elle connaissait l’existence de ces objets, elle savait comment les éviter, quand ce n’était pas possible, et quand passer pour ne pas se faire repérer.

— La compagne de notre ministre semble au courant de bien des secrets.

— Elle n’appartient pas au harem à proprement parler. Elle n’y est qu’hébergée. Elle dispose d’ailleurs de moyens d’y entrer et sortir à volonté, contrairement à Dayan qui ne peut pas y accéder.

— Tu vis ici depuis moins longtemps, pourtant la danseuse t’a montré plus de choses qu’à moi.

— As-tu fait quelque chose qui aurait nécessité qu’elle te révèle ce genre de secrets ?

— Ce n’est pas faux.

Un ange passa, avant qu’elle reprenne.

— Pendant toutes ces années, je me suis occupée d’accroître mon influence. Établir des alliances, me défendre contre mes ennemies et si possible attaquer la première. La danseuse ne semblait posséder aucun pouvoir, je l’ai négligée.

— C’est la compagne du ministre, la seule depuis presque deux décennies. Elle a accès à des tas de choses. Elle se produit régulièrement dans le théâtre de la ville. Elle a une assez bonne réputation hors d’ici.

— C’est elle qui a fait entrer ton agresseur ?

— Non, c’est Loumäi.

Sous la surprise, Mericia esquissa un mouvement de recul.

— Ta domestique t’est totalement dévouée. Elle se laisserait découper en morceaux plutôt que de te trahir. Et elle aurait accepté d’introduire un intrus qui aurait pu te nuire ! J’ai du mal à le croire. Sauf si l’enjeu était plus important qu’une simple vengeance.

Elle ouvrit de grands yeux, jetant un regard différent sur la petite femme.

— J’avais déjà compris que la mort de ce monstre résulte d’un plan que tu as mis en œuvre. Ce n’est pas le roi qui a tué l’esclavagiste, c’est toi ! Tu lui as tendu un piège dont tu constituais l’appât. Et tu l’as poussé à te torturer juste dans le seul but de rendre le roi furieux et qu’il l’exécute ! J’ignore si j’en aurais été capable. Surtout la fin. Sauf s’il était indispensable que tu sois torturée.

Elle s’interrompit le temps d’analyser les informations dont elle disposait.

— C’est ça, reprit-elle après un moment, tu devais te laisser maltraiter dans le but de convaincre Brun de quelque chose. Pas juste de tuer Biluan, ça, le seul fait de le trouver dans le palais aurait suffi à le condamner à mort.

— Mes risques étaient limités. Il ne pouvait pas me blesser. Le sort qui maintient mes joyaux en place me protège contre les armes physiques. Toi tu en aurais gardé des cicatrices. Finie ta beauté. Tu aurais eu trop à perdre pour une simple vengeance.

— Si on considère que la vengeance ne constituait pas ton objectif principal… Je sais que tu es invulnérable bien que tu ressentes la douleur de façon identique. Si on te donne un coup d’épée, tu ne garderas aucune marque tout en ayant la même impression que si elle avait traversé ton corps. Ta motivation devait être bien grande pour que tu t’infliges cela et que tes amies, et même ta domestique, l’acceptent.

Mericia s’approchait trop de la solution au goût de Deirane. Elle préféra dévier le sujet.

— Ce n’est pas aussi simple. Les armes électriques, comme celle qu’il a utilisée sur moi, ne laissent aucune marque sur ma peau, mais leur effet est décuplé par rapport à un humain normal.

— Décuplé !

Mericia, malgré son contrôle, ne parvint à retenir un frisson et un geste de répulsion. Elle avait visiblement goûté à cette arme dont le seul but était d’engendrer de la souffrance. Si ce souvenir avait provoqué une telle réaction, c’était qu’elle avait reçu sa correction à forte puissance. Une puissance qui infligeait des marques indélébiles sur la peau. Or, ses tenues habituelles offraient peu de mystère sur son anatomie et elle présentait un corps sans défauts. Elle ne voyait que deux endroits possibles où la punition lui avait été administrée, celui masqué soit par ses cheveux, soit par son pagne.

— Où ? demanda Deirane.

Mericia comprit le sens de la question.

— À la base du crâne.

Deirane respira.

— Un instant, j’ai eu peur que ce soit l’autre endroit.

— J’aurai préféré. Là où il a frappé, tous les nerfs passent rejoindre le cerveau. Ils sont tous stimulés. Tu as l’impression que ton corps est plongé dans un brasier intense tout en ne maîtrisant plus rien. Tu effectues des mouvements que tu ne contrôles pas. Et tes sphincters lâchent, tu fais tes besoins sur toi. Après, tu dépends uniquement des autres parce que ton corps ne t’obéit plus pendant un bon moment. À la souffrance s’ajoutent l’humiliation et la peur de rester paralysée. Cela s’est d’ailleurs produit sur deux esclaves punies de la même façon. L’autre endroit n’aurait été que douloureux.

— C’était…

— Oui, c’était lui. C’est pourquoi je t’ai aidé à le piéger. Et si j’avais su ce que tu lui réservais, je serais venu de moi-même te proposer mon assistance.

Dans la cour, le bruit d’un groupe de chevaux ferré annonça l’arrivée de leur équipage. Deirane se leva et alla voir. Chenlow, qui semblait s’être assoupi, ouvrit les yeux.

— Serlen, assieds-toi, ce n’est pas encore ton tour.

Obéissante, elle reprit place sur son siège, juste à temps pour libérer le passage à une escouade de gardes du palais vers la sortie.

— Maintenant, nous y allons, déclara Chenlow.

Il ouvrit la porte qui menait à l’extérieur. En bas de l’escalier, une partie de la garnison s’était alignée en une double file, ménageant un espace jusqu’aux chevaux où une dizaine d’entre eux avait pris place. Deirane remarqua qu’ils avaient troqué leur uniforme rouge vif par un vert sombre plus discret et moins chargé en décoration. Le reste des gardes formait un cordon qui empêchait les badauds d’approcher. Elle ne vit pas d’animal de bât. Tout leur équipement tenait dans les fontes et le sac de selle.

— Vous savez monter à cheval ? s’enquit Chenlow.

« Il serait temps qu’il se pose la question », pensa Deirane.

— Je me débrouille, répondit-elle. Mon père possédait quelques chevaux dans sa ferme.

— Moi non, avoua Mericia.

— Tu disposeras toute la traversée de la ville pour te perfectionner. Tu verras, ce n’est pas difficile.

Il s’approcha de celui qui semblait commander le groupe, comme ils ne portaient aucun grade visible, il n’était pas facile de déterminer lequel jouait ce rôle. L’eunuque lui prononça quelques mots à l’oreille. Il acquiesça d’un mouvement bref du menton, certainement la marque la plus expansive dont il était capable si on en jugeait par la dureté de son regard.

Deirane s’installa seule sur sa monture, sa petite taille ne paraissait pas la gêner. Mais à quoi pouvait bien servir tout l’équipement qui l’entourait ? À la ferme, elle chevauchait à cru pendant de courtes promenades dans l’enclos où l’animal paissait. Cela ne faisait pas d’elle une bonne cavalière, elle savait juste comment ne pas tomber. Elle n’avait pas l’habitude des rênes ni des étriers qui étaient trop bas de toute façon pour qu’elle les atteignît. Et dire qu’elle était restée des semaines en compagnie des seigneurs des chevaux deux ans plus tôt et qu’elle n’en avait pas profité. Reverrait-elle un jour Jergen ? Elle l’espérait sans trop y croire. Un garde de la haie d’honneur vient à son secours en réglant tout à sa taille. Elle constata qu’un autre procédait de même avec Mericia qui – avec l’aide de Chenlow – avait réussi à s’asseoir sur sa selle. Un troisième lui prodiguait des conseils sur sa posture, la façon de diriger le cheval.

Cette expédition s’était organisée dans la précipitation, pensa Deirane en voyant Mericia s’entraîner par un tour de piste sous la surveillance d’un soldat. Ils auraient dû profiter du jour libre avant le voyage pour leur donner des cours d’équitation, pas attendre le moment du départ. Ils ne pouvaient plus rien y changer de toute façon. Quelqu’un rejoignit Deirane et l’aida à réaliser son tour de chauffe. Elle se débrouillait passablement, bien mieux que Mericia qui n’avait jamais chevauché. Pourtant, vu le sourire qui éclairait le visage de cette dernière, ce soir il faudrait l’arracher à sa monture s’ils voulaient qu’elle en descendît. Deirane ne l’avait jamais vue manifester ses sentiments aussi ouvertement.

— Sur trois lignes, les femmes au centre, ordonna enfin l’officier.

La mise en place ne prit que quelques vinsihons. Les deux concubines étaient bien protégées. La traversée d’une ville animée représentait toujours un instant d’angoisse pour des soldats en escorte. C’était le moment idéal pour perpétrer une agression.

Le capitaine donna le signal du départ et la troupe s’ébranla.

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