Chapitre 24 : Les Sangärens - (2/3)
Dans le silence de la nuit, même Deirane entendit le bruit de la brindille qui se cassait sous le poids d’une chaussure. Elle se retourna afin de voir qui arrivait. Les Sangärens s’étaient déjà levés, leur épée dégainée, en direction des intrus. Un garde rouge était sorti de la forêt et se dirigeait vers eux. Il n’était pas seul, six autres quittèrent l’abri des arbres et s’engagèrent sur la plaine. En écartant bien les bras du corps, les mains ouvertes dans le but de montrer qu’il ne tenait aucune arme, il s’avança vers le bivouac. Les Sangärens étaient nerveux, ils connaissaient la réputation de cette troupe d’élite. Ils étaient surpassés par le nombre et le talent. La rivière avait beau les séparer, un pont la franchissait pas loin. En cas d’hostilité, la seule chance des nomades de s’en sortir reposerait sur leurs chevaux, une solution si humiliante qu’elle leur paraissait inenvisageable.
Quand le premier garde rouge entra dans la zone éclairée par le feu, Deirane reconnut Anders.
— Dame Mericia ! dame Serlen ! s’écria-t-il. Vous êtes saines et sauves.
— Vous les connaissez ? demanda Atlan.
— C’est notre escorte, le renseigna Deirane.
— Dame Serlen a raison, le Seigneur lumineux nous a confié ses deux plus précieuses concubines. Malheureusement, nous ne nous attendions pas à un tel monstre. De mémoire d’homme, jamais ce genre de chose n’avait été vu. Et j’avoue que nous avons été dépassés.
— C’est compréhensible, répondit Atlan. Mon père nous a chargés de sa surveillance, et j’ai pris soin de le suivre de loin, sans jamais m’en approcher. Je reste cependant persuadé que la distance que j’avais mise avec lui n’était qu’illusoire. S’il lui avait pris l’envie de nous rejoindre, la vitesse de nos chevaux n’aurait pas été suffisante.
— Le monde était tranquille depuis soixante ans. Quelle malchance que cette horreur nous tombe dessus en premier.
Atlan s’avança jusqu’à la rive.
— Nous ne nous sommes pas présentés. Je m’appelle Atlan.
— Atlan, de quelle lignée ?
— Je pourrais m’enorgueillir d’une lignée quand je commanderai mon propre clan. Pour le moment, je suis juste Atlan, fils de Mudjin.
Anders accusa le coup. Mudjin, le chef de la plus puissante tribu sangären. Et ce jeune homme était son fils.
— Vous vous trouvez bien loin des terres de votre père.
— Sans ce monstre que des voyageurs en provenance de l’est ont repéré il y a quelque temps, je ne serais jamais parti de mon foyer.
— Vous avez raison, ces intempéries ne sont pas propices aux déplacements. Je suis le lieutenant Anders de la garde rouge, et voici le sergent Calas.
L’homme qu’il avait désigné claqua des talons et salua la main sur la tempe à la manière des militaires. À la grande surprise de Deirane, Atlan leur répondit de la même façon.
— Je suppose que vous êtes venus récupérer ces jeunes femmes. La nuit est tombée, vous n’allez pas vous mettre en route maintenant. Je vous invite à vous joindre à nous cette nuit. Nous avons de quoi manger et de la chaleur.
— Tout ce dont a besoin un soldat en campagne, s’extasia Anders, j’accepte bien volontiers.
Les gardes rouges traversèrent le pont pendant qu’un Sangären reposait la grille sur le feu afin de faire cuire quelques saucisses.
Pendant que les nouveaux arrivants s’installaient, Deirane admira la façon dont le cavalier avait sauvé la face. Il ne pouvait pas les chasser, il les accueillait donc comme des amis de longue date.
Mericia se leva et alla s’asseoir auprès des soldats. Après les moments terribles qu’elle avait passés, leur présence la rassurait. Celui contre lequel elle se reposa était justement Calas, le sergent qui lui avait donné le pot de pommade lors de leur voyage, il y avait… Il ne s’était écoulé que deux jours depuis qu’ils avaient quitté le palais.
Deirane ne resta pas longtemps seule. Atlan vint la rejoindre.
— Vous allez bien ? demanda-t-il.
— Si je vous répondais oui, me croiriez-vous ?
— Si je vous croyais, cela signifierait que vous vous êtes montrée plus courageuse que mes hommes et moi. Et dans l’esprit d’un Sangären, c’est inacceptable. Je me dois donc de vous répondre non, afin de préserver l’honneur de mon peuple.
Intriguée par ses paroles étranges, elle tourna la tête vers lui. Elle détailla le visage carré que les flammes paraient d’ombres changeantes. À son sourire, elle comprit qu’il la taquinait, certainement dans l’espoir de la détendre.
— Désirez-vous marcher ? Parfois, cela fait du bien.
— Si le monstre revenait ? objecta Deirane.
— L’avantage avec des choses aussi grosses, c’est qu’elles sont bruyantes. On l’entendrait venir de loin. Et puis ici ou près du feu, qu’est ce que cela change ?
Comme elle semblait indécise, il insista.
— Nous n’aurons qu’à rester près des arbres, nous pourrons nous y réfugier rapidement en cas de danger.
— Il possède des tentacules extensibles.
— Ils ne sont pas infinis. Dans l’univers, seule la bêtise humaine l’est.
Deirane sourit devant cette plaisanterie.
— Ma mère aussi disait cela, répondit-elle. Et elle ajoutait souvent que je me montrais sur le moment très humaine.
— Mon père avait la même habitude. Ce n’était en général pas un compliment.
Il se mit debout face à elle et lui tendit la main. Après une longue hésitation, elle l’accepta. Il la hissa jusqu’à lui.
Sans la lâcher, ils s’éloignèrent du camp. Calas, qui les vit partir, allait se lever. Mericia, blottie contre lui, gêna son mouvement. Quant à Anders, il se contenta de les suivre du regard un moment avant de retourner à sa gamelle. Si son supérieur n’y accordait aucune importance, ce n’était pas lui, simple sergent, qui allait s’en mêler.
Quand Atlan estima qu’ils s’étaient suffisamment éloignés afin de pouvoir bénéficier d’un peu d’intimité, il s’arrêta et se mit face à Deirane. Il lui prit l’autre bras.
— Je suis désolé de me montrer aussi direct. D’habitude, les affinités se développent sur une longue période. Malheureusement, c’est la seule nuit qui nous sera accordée. Demain, les gardes vous ramèneront dans votre palais et nous ne nous reverrons plus. C’est donc mon unique chance que j’ai de vous parler. Et je ne compte pas la perdre par des tergiversations stupides.
— Je ne comprends pas, que voulez-vous dire ?
— Mon père m’a donné une bonne éducation. J’ai appris les poèmes les plus beaux de la littérature. J’en ai lu d’autres quand j’ai atteint l’âge de les apprécier. Pourtant, cela ne m’a pas enseigné à jouer avec les mots comme les aèdes. J’aurai voulu. Hélas, les muses ne me visitent pas. Je préfère vous montrer.
Ses mains libérèrent les poignets de la jeune femme et se refermèrent sur sa taille. Puis il se pencha sur elle et posa délicatement ses lèvres sur celles de Deirane. Aussitôt, elle se raidit, puis détourna la tête.
Atlan n’insista pas. Il s’écarta d’elle. Il remarqua cependant qu’elle n’avait pas essayé de se dégager.
— Je suis désolé, s’excusa-t-elle.
— Eh !
En douceur, il lui leva le menton afin de la regarder dans les yeux.
— C’est votre décision, personne n’a le droit de la remettre en cause. Si vous ne voulez pas aller plus loin, il vous suffit de dire non. Et si je me suis permis certaines choses parce que je me suis montré trop présomptueux, c’est à moi de m’excuser, pas à vous.
Un petit sourire triste assombrit le visage de Deirane. Atlan le remarqua aussitôt.
— Ce n’est pas ce que je vis depuis trois ans.
— Comment cela ?
— Je suis une concubine royale. Le Seigneur lumineux a tous les droits sur moi. Quand il m’ordonne de le rejoindre dans sa chambre, je dois obéir. Il peut même me donner quelques nuits en cadeau à un autre s’il le désire. Il ne l’a jamais fait, mais il le pourrait.
— Ce doit-être horrible ! s’écria Atlan.
— Ce n’est pas le pire. J’élève une pupille. Une adolescente dont la sœur est morte. Elle est encore jeune et le roi ne la touche pas. Seulement, elle est belle. Et plus elle grandit, plus elle devient magnifique. Un jour, il voudra faire valoir ses droits et il la prendra dans son lit. Et je sais que ça la détruira. Elle n’aime que les femmes.
— Comme sa sœur est-elle morte ?
— Une tentative d’assassinat qui me ciblait, et qui l’a atteinte à ma place.
Atlan se passa la main sur le crâne, l’air gêné.
— D’abord cette perte. Ensuite le viol. Je ne voyais pas la vie dans le harem comme cela. Tout ce luxe, ces femmes magnifiques. L’endroit n’est pas aussi idyllique qu’il n’y paraît. Comment les autres concubines résistent-elles à de tels traumatismes ?
— Certaines aiment cette existence. Elles viennent de pays très pauvres et beaucoup seraient mortes de faim si elles étaient restées chez elles. D’autres complotent pour acquérir du pouvoir. Elles visent le rang de reine et la première femme qui mettra au monde l’héritier de la couronne gagnera le titre.
Délicatement, Atlan posa la main sur le ventre de Deirane, qui commençait juste à s’arrondir.
— J’ai l’impression que vous êtes en tête de la course. Comment se fait-il que le poste soit encore vacant alors que Brun règne depuis si longtemps ?
— Je crois que Brun est stérile.
— Et vous alors ?
Sa seule réponse fut à nouveau ce petit sourire triste. Deirane ne comprit pas ce qu’Atlan en déduisit, mais les bras du cavalier l’enlacèrent en une étreinte réconfortante. Elle se blottit contre lui.
— Je suis désolé, s’excusa-t-il. Si j’avais su tout cela, je n’aurais jamais essayé de vous embrasser.
Atlan s’écarta d’elle. Loin de la chaleur du jeune homme, elle frissonna, malgré sa tunique. Il marcha quelques pas en direction du camp, s’arrêta et se tourna vers elle. Elle n’avait pas bougé. Il tendit la main, l’invitant à le suivre.
— Atlan, l’appela-t-elle d’une voix qu’il trouva étrange.
Son prénom qu’il estimait banal, sortant de la bouche de Deirane, lui sembla magnifique.
— Oui ?
— Vous promettez de vous montrer très doux ?
Il comprit presque aussitôt les implications de cette question. Son cœur bondit dans sa poitrine.
— Je serais plus doux que le velours de Nasïlia.
Si elle avait porté une tenue de concubine, Atlan aurait pu déshabiller progressivement Deirane, voire glisser les mains sous ses vêtements afin de la caresser. La tunique qu’il lui avait prêtée, à cause de la petite taille de la femme, lui descendait à mi-cuisse, telle une robe. Il posa ses paumes en dessous, sur la peau, et remonta doucement entraînant le tissu au passage. Le contact délicat des doigts faisait frissonner Deirane tout autant que la fraîcheur de l’air sur son épiderme. Sans aucune réserve, elle s’abandonna à l’étreinte, laissant Atlan prendre la direction de la suite.
Les premiers rayons du soleil réveillèrent Deirane. Elle n’avait pas l’habitude de se lever aussi tard. Mais la veille, elle avait veillé très longtemps. Atlan s’était montré imaginatif et passionné. La matinée légèrement humide la faisait grelotter. Elle avait froid. Pourtant, elle n’envisagea pas de se rhabiller. À la place, elle se blottit davantage contre son amant. Son corps dégageait de la chaleur tel un brasero. Ses tremblements se calmèrent. Une main caressa son dos, il était réveillé.
— Tu as bien dormi ? s’enquit-il.
— Ce n’est pas ce que l’on demande en général, répondit-elle.
— Ah bon ? Et que suis-je censé demander ?
— Si je suis heureuse ! En tout cas, c’est ce que fait le héros dans tous les livres d’amour que j’ai lus.
— Ah ? Je comprends pourquoi je ne suis pas au courant des bonnes manières. Je ne sais pas lire.
Deirane sourit.
— Je t’ai vu écrire dans un carnet pendant qu’un de tes amis préparait le repas. Et puis, hier, tu m’as parlé des poèmes que tu apprenais quand tu étais enfant. Comment aurais-tu fait si tu ne savais pas lire ?
— Ciel, je suis grillé, plaisanta-t-il.
— Donc tu sais lire !
— Les Sangärens sont des nomades, pas des barbares ! En tout cas, dans la tribu de mon père. Concernant celles de l’est, je ne me montrerais pas aussi affirmatif.
Il se perdit un instant dans ses pensées, le regard pointé vers le ciel.
— Ces grands espaces dégagés sont propices aux envolées lyriques. Certains des nôtres composent des ballades et des épopées.
— C’est ça que tu notais dans ton carnet.
— Moi ? Non. Je ne suis pas un poète très doué. Je laisse à d’autres le soin de les créer. Je rapportais les événements de la journée. La mémoire n’est pas très fiable, je préfère garder une trace.
Deirane posa la tête sur la poitrine nue du Sangären. Sa peau frôla celle du jeune homme. Elle esquissa un mouvement de recul. Puis elle se reprit et un sourire satisfait sur les lèvres, elle se colla contre lui, appuyant ses seins contre le corps d’Atlan. D’un doigt, il en suivit la courbure pendant que de l’autre main, il descendait le long de son dos jusqu’à la chute de rein, avant de s’immobiliser sur une fesse.
— Je voudrais que cette nuit ne se termine jamais, déclara-t-elle. Merci de cet instant.
— Je n’ai pas fait grand-chose.
Il ne précisa pas toutefois à quel point la découverte du tatouage si extraordinaire de Deirane l’avait occupé. Comme quelques-uns avant lui, la différence de texture entre la peau si douce et la dureté des pierres précieuses l’avait intrigué. Lors de cette première nuit, il était plus intéressé à jouer avec le corps de Deirane et toutes ces richesses qu’on lui avait insérées dedans qu’à lui faire l’amour.
— C’était exactement ce dont j’avais besoin, reprit Deirane. Je n’aurais pas été capable d’aller plus loin. Des caresses et des baisers, je ne pouvais pas plus. Merci de l’avoir compris et d’avoir respecté ce choix.
— La vie au harem d’Orvbel doit être terrible.
Deirane resta silencieuse. Atlan l’interpréta comme une confirmation.
— Je ne suis pas Brun. Je peux me montrer patient.
— Tu risques d’attendre longtemps. Bientôt, les gardes rouges vont nous ramener au palais.
Atlan repoussa Deirane afin de lui caresser le ventre qui commençait à s’arrondir.
— Et je doute que je puisse les circonvenir.
Réagissant au geste tendre d’Atlan, Deirane se mit sur le dos et releva les bras au-dessus de la tête. Répondant à l’invitation, Atlan se pencha sur elle et lui couvrit le corps de baisers. Mais il n’alla pas plus loin.
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