Chapitre 29 : Les Danseuses

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Deirane était dans la salle d’entraînement de Cali en compagnie de cette dernière. Elle appuyait son dos contre le mur lambrissé et verni, adapté pour que les corps glissassent sans frottement. Et c’est d’ailleurs ce qu’elle faisait. Sous la supervision de la danseuse, elle pliait et dépliait les jambes. Cet exercice paraissait simple au début. Au bout d’un calsihon, elle était en nage et les muscles de ses cuisses l’élançaient.

Enfin, à sa plus grande joie, Cali lui signifia la fin de la séance de torture. Deirane se reposa contre la paroi. Le sol lui semblait bien tentant ; cependant, elle avait peur qu’avec ses jambes douloureuses, elle fût incapable de se relever.

— Eh, ce n’est pas fini ! Ce n’est pas le moment de dormir ! s’écria Cali.

— Ne peut-on pas faire une pause ?

— Pas plus d’un stersihon.

Devant l’air abattu de Deirane, elle ajouta :

— Tu me remercieras quand tu accoucheras.

Elle masqua le sourire qu’elle ne pouvait retenir en se retournant. Dans le harem, on trouvait quelques femmes – telles que la petite Yriani – qui arrivaient à garder une certaine innocence. Toutefois, Deirane était la seule qui avait réussi à exploiter cette innocence pour créer son propre parti. Elle n’avait pas, comme tant d’autres, écrasé tout le monde sur son passage en se hissant jusqu’à la position qu’elle avait atteinte. Bon, l’année dernière, elle lui avait joué un sale tour. Puis la danseuse avait découvert que Deirane n’était pas au courant, c’était une initiative de ses alliées. Elle avait, par la suite, tout entrepris afin de réparer le préjudice et Cali avait retrouvé sa tranquillité un moment perdue.

— Comment cela se passe-t-il entre Brun et Dayan ? demanda-t-elle brutalement.

Surprise par la question, Deirane mit du temps à répondre.

— Pourquoi me demandes-tu ça ?

— Parce que tu participes à leurs réunions. Tu fais presque partie du gouvernement de la ville. Je n’ai pas accès au bureau de Brun, même pas celui de Dayan.

— Oh !

De toute évidence, Deirane avait oublié ce détail.

— Pourquoi cela se passerait-il mal ? s’enquit-elle.

— Dayan a commis quelques erreurs ces derniers temps, dont celle qui a failli vous coûter la vie à toi et à Mericia.

— C’est vrai.

Deirane s’humecta les lèvres de la langue.

— Cela s’est révélé sans conséquences. Ni Mericia ni moi n’avons été blessées. Brun a toujours toute confiance en son ministre.

Ces paroles auraient dû rassurer Cali. Pourtant elle n’arrivait pas à accrocher le regard de sa cadette. Elle mentait, elle en était sûre. Elle cherchait à l’épargner. Et si c’était le cas… Comprendre que Brun devait être furieux envers Dayan ne nécessitait pas de se montrer bien intelligent.

Pour éviter d’y penser, elle préféra changer de sujet.

— J’ai reçu des consignes, annonça-t-elle. À partir de maintenant, vous viendrez ici tous les soirs au huitième monsihon, toi, Nëjya et Dursun ainsi que les enfants.

— Tous ? Pourquoi ?

— Vous préparer à accueillir un diplomate en visite.

— Le panarque d’Helaria ?

— Tu le sais déjà. Ça m’évitera des explications inutiles.

Bien sûr qu’elle savait. Brun lui avait certainement annoncé de vive voix, ainsi qu’à Mericia et Lætitia.

— Je dois vérifier votre maintien en présence d’étrangers de haut rang.

— Biluan m’a appris.

— Je n’en doute pas. Et le sérail de Biluan est réputé. Seulement, cela remonte à plus d’un an. Et je dois aussi vous enseigner les principales danses de bal.

Un éclair dans les yeux de la jeune femme montra à Cali que cette idée ne lui déplaisait pas.

— Il y aura un bal !

— Bien sûr. Recevoir des Helariaseny et ne pas les faire danser c’est comme servir un repas sans les assiettes.

L’expression fit sourire Deirane. Elle ne la connaissait pas.

— On aura le temps d’apprendre ? s’inquiéta Deirane.

— Je dispose de tout un mois.

— Un mois ! Pourquoi si longtemps ? L’Helaria se trouve juste à côté.

Tout en parlant, Cali avait déroulé un tapis d’exercice sur le sol. Elle invita Deirane à la rejoindre d’un geste de la main.

— C’est la date sur laquelle ils se sont mis d’accord. Elle me permet de vous préparer. Et elle permet aussi aux ouvriers de finir les réparations du palais.

Les travaux. Depuis le temps qu’ils duraient, Deirane n’espérait plus en voir la fin un jour. Elle se demanda à quoi ressembleraient les appartements des novices une fois rénovés. Cali interpréta mal les pensées de la jeune femme.

— N’escompte pas te débarrasser des invitées qui occupent ta chambre. Elles ne réintégreront pas les leurs immédiatement.

— Comment ça ?

— La panarque y sera hébergé avec les autres Helariaseny.

Deirane semblait surprise par cette nouvelle.

— Tu l’ignorais ? s’enquit Cali.

— Je savais que le panarque était une femme et qu’elle logerait au palais, mais pas dans les quartiers des novices.

— Seule sa suite s’installera chez les chanceuses. Elle-même bénéficiera de tout le premier étage. Ne sois pas étonnée. Cette aile vient juste d’être rénovée. Elle est la plus confortable de tout le palais maintenant.

Cali aida Deirane à s’allonger sur le tapis.

— Je croyais que tous les Helariaseny dormiraient dans leur bâtiment réservé, contesta Deirane.

— Ce n’est pas ce que m’a dit Dayan.

— C’est ce que nous a annoncé Brun.

Cali se figea. Une autre erreur de Dayan. Elle sentit une boule se former dans son ventre.

— Es-tu sûre que c’est Dayan qui t’en a parlé ? reprit Deirane. Je me souviens qu’une rumeur de ce genre tournait parmi les concubines. C’est peut-être ça que tu as entendu.

— C’est peut-être ça en effet.

La danseuse essaya de se remémorer qui lui avait appris cette nouvelle. En vain, elle se voyait toujours recevoir les confidences de son amant. Mais il lui disait tant de choses. Elle avait pu lui attribuer faussement ces paroles. Elle préféra se concentrer sur l’entraînement de Deirane.

Pour l’exercice suivant, Deirane, allongée sur le sol, avait relevé les jambes à la verticale. Cali les lui rejetait, bien peu cependant. L’épargnait-elle à cause de sa grossesse ?

Cali envoya une dernière poussée quand la porte qui donnait hors du harem s’ouvrit, livrant le passage à une quinzaine de jeunes femmes qui papotaient gaiement. Deirane s’accroupit pour les regarder. Elle ne comprit pas tout de suite ce qui se déroulait. Cali par contre réagit immédiatement.

— Sors d’ici ! ordonna-t-elle.

— Qui est-ce ?

— Ma troupe. Elles n’auraient pas dû pouvoir rentrer tant que tu étais encore là.

En découvrant la jeune femme, les arrivantes s’étaient immobilisées.

— Qui est-ce ? demanda l’une d’elles.

— C’est Serlen, une concubine royale, répondit machinalement Cali.

Elle se rendit compte trop tard qu’elle aurait mieux fait de ne rien dire.

— Je vois que le Seigneur lumineux s’est montré généreux.

Deirane allait répliquer. Cali lui posa la main sur le bras afin de l’inciter à se taire.

— Pourquoi une concubine s’entraîne-t-elle parmi nous ? s’étonna une seconde, elle ne pourra jamais sortir d’ici se produire sur scène.

— C’est une erreur, elle va partir.

Deirane se leva. L’inquiétude qu’elle avait ressentie quand toutes ces inconnues étaient entrées s’était dissipée. Elles ne se montraient pas menaçantes, juste curieuses. Elles n’avaient pas souvent l’occasion d’approcher une de ces légendaires hétaïres, elles ne quittaient le harem qu’en de rares occasions. Et les luttes de pouvoir qui gouvernaient ce lieu ne les concernaient pas. Elle regagnait calmement l’endroit où elle avait posé ses affaires en arrivant.

Une des danseuses, celle qui l’avait interpellée, se dirigea vers elle.

— Un instant.

Deirane se tourna vers elle tout en s’essuyant le visage de sa serviette.

— On n’a pas souvent la chance de voir une concubine. Et toi tu es vraiment unique. Je croyais au début que tu portais des bijoux. En fait, ils semblent collés à ton corps.

— Je n’ai jamais parlé à quelqu’un d’extérieur au harem sans surveillance, répondit Deirane, je ne sais pas si j’ai le droit.

— Tu n’es pas sans surveillance. Il y a Cali.

C’était vrai, il y avait Cali qui justement les rejoignait après avoir signifié à sa troupe de se préparer. En vain, ces dernières étaient bien trop intéressées par Deirane.

— Tu devrais sortir, conseilla Cali.

Bien qu’elles fussent près d’elle, aucune ne cherchait à poser la main sur Deirane. Pourtant, c’était ce que faisaient la plupart des gens qui l’approchaient la première fois. Elle ignorait si c’était dû au respect qu’elles devaient témoigner envers une personne de son rang. Ou autre chose. Elle savait que le corps de Brun était sacré. En dehors de quelques intimes, personne n’avait le droit de le toucher. Peut-être qu’une telle règle existait pour les concubines.

Deirane hésitait. Elle ne trouvait pas désagréable de se retrouver en présence de femmes qui ne pensaient pas à ce qu’elle pourrait leur offrir dans les luttes de pouvoir qui l’entouraient. Elle jeta un coup d’œil sur Cali. Si la chorégraphe ne semblait pas inquiète, Deirane se sentait quand même mal à l’aise. Elle venait à peine de retrouver son amitié, elle ne voulait pas risquer de la reperdre. Elle prit ses affaires et se dirigea vers la sortie. Le cercle se desserra et la laissa passer.

Quand la jeune femme essaya de l’ouvrir, elle éprouva une surprise. La porte des jardins était verrouillée. Le système avait donc correctement fonctionné. Il s’était juste activé trop tôt.

— Un problème ? s’enquit Cali.

— C’est fermé.

— Fermé ! Comment ?

— Aucune idée, mais c’est fermé.

Maintenant, la compagne de Dayan semblait anxieuse. À tout hasard, une danseuse vérifia la seconde porte. Elle s’ouvrait normalement. Elles n’étaient pas bloquées dans cette salle.

— Que va-t-on faire ? demanda Cali.

Deirane ne savait pas trop. Pourtant elle voulait rassurer la danseuse.

— La pièce est surveillée, lui rappela-t-elle, on va s’apercevoir que je ne suis pas sortie. Quelqu’un va venir me chercher.

— Et en attendant ?

— En attendant, tu vas travailler comme d’habitude. Je vais m’asseoir et profiter du spectacle.

Deirane se dirigea vers le banc le plus proche et s’y installa.

— L’entraînement n’a rien d’un spectacle.

— Je n’ai rien de mieux à faire.

Cali dut se rendre à l’évidence. La petite Yriani avait raison. Autant travailler le temps que les eunuques vinssent la chercher. D’autant plus que, l’habitude sans doute, les ballerines s’étaient déjà mises en position. Quelques-unes s’étaient écartées des autres pour se changer. La chorégraphe désigna une femme qui semblait plus jeune que ses partenaires.

— Toi ! ordonna-t-elle, tu attends dehors et tu empêches les hommes d’entrer.

— Mais…

— Inutile de risquer la colère de Brun. En fin de compte, j’apprécie qu’ils soient continuellement en retard.

— Ils ne savent pas ce qu’ils perdent d’ailleurs, lança l’une d’elles en revêtant son justaucorps.

« Ou peut-être le comprenaient-ils très bien », pensa Deirane. Le fait que cette salle fût située juste sous le palais devait les rendre prudents, surtout s’ils avaient connu le précédent roi, qui n’était pas réputé pour sa magnanimité.

Alors que les retardataires rejoignaient leur position, Deirane entendit un bourdonnement, si discret que si elle ne s’était pas trouvée à côté elle n’aurait rien remarqué. Mais le pêne ne coulissa pas. Il s’agissait donc bien d’une panne. On n’allait pas tarder à venir la chercher.

Cali avait raison. Voir les danseuses s’entraîner n’avait rien de bien passionnant. Deirane s’était toujours interrogée sur le rôle de cette barre fixée le long du mur le plus long de la salle. Maintenant, elle savait. Seules ou à deux, elles s’échauffaient. Ce n’est pas ce qu’elle attendait. Elle espérait assister à au moins une chorégraphie. Elle n’eut pas cette chance. Quand la porte s’ouvrit, livrant le passage à quelques eunuques, Deirane n’avait vu que quelques étirements.

Chenlow se dirigea vers Deirane.

— Te voilà victime de la vétusté de cet endroit, remarqua-t-il d’un ton amusé.

— On vient de refaire toute cette aile pourtant.

— Il était temps. C’était la partie la plus ancienne du palais. Elle date de la période pirate. D’ailleurs, ils ne l’avaient pas destinée à devenir un palais, elle jouait plutôt le rôle d’une maison communautaire.

Tout en parlant, il surveillait un eunuque qui examinait la porte. Ce dernier approcha finalement son bracelet du boîtier qui la flanquait. Il émit un bip et le pêne coulissa sans frottement.

— La serrure marche parfaitement, annonça-t-il.

— Voilà qui me paraît bien étrange, remarqua Chenlow.

Il scruta d’un air suspect le battant qui avait refusé de s’ouvrir, bien que fonctionnel en apparence.

— Le matériel feytha s’est montré fiable jusqu’à présent, cependant il n’est pas éternel.

— Cela va-t-il changer quelque chose pour moi ? s’inquiéta Deirane.

— Non. Tu pourras toujours suivre tes entraînements ici, bien que je pense qu’il serait bon qu’un eunuque t’y accompagne désormais.

Deirane retint un soupir de soulagement. Elle avait peur que, craignant que ce genre de défaillance se reproduisît, elle soit contrainte de renoncer à ses exercices avec Cali.

— Si le problème réapparaissait, ajouta Chenlow, nous envisagerions de lui substituer un système mécanique à l’ancienne.

Tout en expliquant les projets qu’il comptait mener en cas de besoin, il poussa Deirane vers la sortie d’une main dans le dos. La concubine se retourna, jetant un ultime coup d’œil vers les danseuses. Ces dernières, toutes à leur travail, ne portaient plus attention à elle.

Alors qu’elle montait l’escalier qui la ramenait au niveau des jardins, elle repensa à Biluan. L’année précédente, il était entré dans le harem parce qu’une porte qui n’aurait pas dû s’était ouverte. Jusqu’à présent, elle avait toujours cru que c’était Brun lui-même qui avait déverrouillé l’accès. Mais était-ce réellement le cas ? Le fait que ce soit Brun qui ait piégé le négrier avait incité sa veuve à s’associer avec Deirane. Si elle connaissait l’existence de ce genre de défaillance, elle pourrait revoir sa position. Elle devait en parler avec Dursun de toute urgence.

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