Chapitre 33 : L'Ambassade - (1/2)
Les employés du port avaient préparé le quai d’honneur qui devait accueillir les ambassadeurs helarieal. Depuis plusieurs semaines, les agents avaient examiné sa structure avec soin pour déceler la moindre pierre fendue, le moindre pavé manquant afin de le changer. Non sans protestations, les notables de la ville avaient dû libérer la totalité de la place en déplaçant leurs bateaux. Le bâtiment qui le jouxtait avait aussi fait l’objet de rénovation. Jusqu’au trajet depuis le quai au palais qui avait été nettoyé de tout signe de pauvreté. Quelques propriétaires s’étaient même vu offrir une restauration de leur façade aux frais du Seigneur lumineux. Tout était donc fin prêt pour les accueillir.
À la date prévue, trois vaisseaux se présentèrent au large : un navire de prestige helarieal et deux frégates d’escorte, comme c’était la règle quand un haut membre du gouvernement de la Pentarchie voyageait à l’étranger. Elle étalait là plus de puissance militaire que la cité-État n’en disposait. Un seul croiseur avait, trois ans auparavant, incendié la moitié de la ville. Deux n’en laisseraient que des ruines.
Le port d’Orvbel était constitué d’une baie presque circulaire qui ne communiquait avec l’océan que par un chenal. En arrivant en face, le convoi avait ralenti sa marche. De son poste sur la dunette, le capitaine regardait la ville. L’endroit formait un abri naturel, sa sécurisation avait nécessité peu d’aménagements. Mais les collines, efficaces contre la houle, n’était pas assez hautes pour protéger les lieux des envahisseurs. D’ailleurs, l’expédition de sauvetage de Saalyn était entrée sans difficulté majeure. L’armement du navire avait neutralisé les deux tours de garde avant même que sa progression le transformât en cible. À sa droite, une élévation du terrain était surmontée d’une construction : le palais royal. Il était bâti au bord de la falaise, si proche que par endroit un mur de soutènement l’arrimait à la paroi quelques longes plus bas, voire descendait jusqu’à la mer.
Un canoë aborda le navire. Après une brève discussion avec un officier, un homme embarqua. Un membre de l’équipage le mena jusqu’au capitaine.
— Penos, se présenta-t-il, je suis votre pilote.
— Kilaxen, capitaine du Topaze.
Toute personne qui l’entendait la première fois ne pouvait s’empêcher de penser que rarement un nom avait aussi bien symbolisé son porteur. Kilaxen, « celui qui vient de la mer ». Il était difficile de trouver plus adapté à un marin. Mais le pilote, qui ne maîtrisait pas suffisamment la langue, ne le remarqua pas.
— Le navire est à vous.
Le pilote le salua avant de commencer à donner ses ordres.
En passant le chenal, le capitaine constata que les abords étaient noirs de monde. Ce n’était pas tous les jours qu’un vaisseau de la Pentarchie entrait en paix. Alors trois ! Les quais recevaient aussi une populace nombreuse. Sauf un, celui vers lequel la manœuvre habile de leur guide les amenait. Au passage, il comprit pourquoi les barques de pêcheurs qu’on croisait au large devant chaque port brillaient par leur absence. Elles étaient amarrées dans le coin qui leur était consacré. Leurs propriétaires se trouvaient dans la foule à profiter du spectacle, comme le reste de la population.
En moins d’un calsihon, les trois navires avaient accosté.
Dans le palais, c’était l’effervescence. Trois concubines devaient se retrouver aux côtés du roi afin d’accueillir le dignitaire helarieal. Deirane en tant que mère de l’héritière en faisait partie, mais pour les autres ce fut presque une guerre qui s’était déclenchée ce dernier douzain, d’autant plus féroce que le nombre d’appelées était très réduit. Mericia, à qui sa vénusté aurait garanti une place près du trône, avait échappé à deux agressions. Le but n’était pas de la défigurer, Brun ne l’aurait jamais toléré ; ses concurrents voulaient l’obliger à céder son tour en la mettant hors course assez longtemps. Et pourtant, contre toute attente, elle ne fut pas intégrée à la suite du roi. Personne ne comprit pourquoi Brun se privait de sa plus belle concubine en cette occasion. Cependant, cela permit à la jeune femme de respirer. Personne n’avait plus aucune raison de s’en prendre à elle. En fait, ce fut Salomé, sa lieutenante, qui fut sélectionnée. Elle était magnifique, à l’instar de toutes les esclaves du harem, mais elle était bien plus âgée que sa cheffe de faction ce qui en faisait l’occupante la plus vieille des lieux, après Orellide, Cali et peut-être Bilti. Salomé, contrairement à Mericia qui portait des traces de métissages, était de carnation très pâle ; mais elle possédait de longs cheveux brun foncé, un contraste rare chez les humains. Peut-être était-ce cette paucité qui avait présidé aux choix de Brun. Nul ne le savait. Seul le groupe de Deirane échappa aux attaques, la présence de Naim et la réputation de brutalité de Nëjya suffisaient à décourager les agresseurs.
La tenue de la jeune Yriani posa problème. Son statut de mère de l’héritier et de future reine l’obligeait à respecter un certain décorum. D’un autre côté, si Brun avait acheté une femme possédant une telle particularité c’était bien pour l’exhiber à la vue de tous. Finalement, une solution fut trouvée. Lors de la visite du porte-parole helarieal, Deirane serait habillée conformément à son rang. Plus tard, quand l’ambassadeur viendrait, elle exhiberait son tatouage.
La robe que Loumäi sortit de sa protection de silt l’aurait sidérée quand elle était petite. Après presque deux ans dans le harem, elle parvint mal à cacher son déplaisir. La magnifique jupe et le haut bleu ne parvenaient plus à l’émerveiller, et ceci malgré le semi d’étoiles dorées qui parsemaient l’ensemble. Tout en laissant sa domestique lui arranger les cheveux, Deirane s’admira dans la glace. Elle reconnut que cette tenue présentait quelques avantages. Elle mettait sa silhouette en valeur sans trop la dévoiler. Le tissu ample sous la poitrine et le décolleté profond fermé par une mousseline transparente aurait dû mettre en valeur son statut de future mère de l’héritière. Elle avait déjoué les prévisions en accouchant plus tôt que prévu. Malgré tout, le styliste qui habillait les concubines n’avait pas jugé bon de modifier ses projets. Il avait juste repris quelques coutures au niveau de la taille. Le drow qui avait transformé la jeune femme avait vraiment pris soin de sa création, elle n’avait accouché que depuis deux douzains et pourtant elle avait presque retrouvé sa sveltesse. Loumäi termina ses soins en lui maintenant le chignon en place par une résille d’argent, lui dégageant le cou. Elle termina par une paire de bottines en cuir brun. Elle était prête à affronter les ambassadeurs.
Lors de cette première visite, le comité d’accueil était simple. Brun était assis sur son trône, Dayan sur le sien. Deirane se tenait accroupie, les jambes repliées sous elle, au pied de son maître ; Salomé et Lætitia, la beauté pâle et la sombre étaient appuyées sur l’épaule du monarque. Ces deux dernières n’étaient couvertes que d’un pagne et de quelques bijoux discrets en or. C’était elles l’ornement du trône, pas des colifichets, aussi clinquants fussent-ils. Naturellement, dans son dos, veillaient deux gardes naytains, choisis autant pour la perfection de leur corps que pour leur efficacité. Ils ne portaient qu’un pantalon bouffant bleu nuit – le rouge était réservé aux gardes rouges –, exhibant la peau sombre de leur torse aux muscles bien dessinés. Ils disposaient d’une immense hallebarde chromée qui brillait de mille feux. Et si nécessaire, deux sabres en bronze bien tranchants étaient cachés derrière le trône.
Deirane n’avait jamais participé à ce genre de cérémonie. Elle n’avait jamais eu l’occasion de voir la mise en place. À cette occasion, elle comprit à quel point tout cela procédait du spectacle. Les emplacements, les postures, la façon dont tombaient des tenues, même la manière dont la chevelure des concubines coulait sur leur corps, tout avait été décidé par l’officier du protocole qui donnait ses ordres comme s’il était le maître. Brun obéissait à la lettre à ses consignes, sans protester. Quand il eut terminé son office, le comité d’accueil avait l’allure décontractée d’un seigneur sûr de sa puissance. Il salua son roi avant de sortir par la porte derrière le trône.
Il était temps. Le héraut entra dans la pièce et annonça le visiteur.
— Apprenti Dinan de la corporation des guerriers.
Un moment, Deirane crut comprendre « guerrier libre ». Mais non, cette personne était un soldat, pas un enquêteur. Un combattant. Loin d’être expérimenté puisqu’il était encore apprenti, mais il se formait à l’usage des armes. Pourtant c’était étrange que l’ambassadeur envoyât un porte-parole d’un niveau hiérarchique aussi bas. C’était certainement pourquoi Brun se renfrogna en entendant son titre.
La porte s’ouvrit. Entra alors une stoltzin aux allures d’adolescente, de toute petite taille, à la peau brune. Une masse de cheveux roux cascadait sur ses épaules jusqu’au milieu du dos. Cela cadrait bien peu avec l’activité de guerrière, et toute sa silhouette mince et bien faite, renforçait cette impression de fragilité. En revanche, la promesse contenue dans son nom – tiré d’une racine signifiant beau – était gagnée.
En la voyant, Brun se redressa sur son siège, un sourire aux lèvres. Il venait visiblement de changer d’avis concernant le mépris dans lequel le tenait la Pentarchie d’Helaria. Elle était suivie de deux edorians qui transportaient chacun un coffre : les présents destinés au roi.
L’envoyée connaissait bien son métier. Elle s’arrêta exactement à l’endroit adéquat et s’inclina comme il convenait au représentant du chef d’État d’un des plus puissants pays du monde face à un monarque. Elle se présenta.
— Dinan de Wuq et de Wotan, je suis la voix de la panarque.
Deirane ouvrit grands les yeux de surprise. Wuq et Wotan. La fille de deux pentarques. Brun devait l’avoir identifiée dès son entrée dans la salle, d’où son changement d’attitude.
— Soyez la bienvenue dans ce palais, dame Dinan, lui répondit Dayan.
— Je suis venue demander au Seigneur lumineux Brun l’autorisation à ma panarque de débarquer sur le sol d’Orvbel, formula Dinan.
Selon Deirane, ce n’était qu’une formalité. Pourtant les paroles de Brun la détrompèrent.
— Je me dois de quérir auparavant la raison de cette visite. Le message de votre ambassadeur ne m’a pas paru très clair sur le sujet.
— Des temps difficiles s’annoncent. Les morts seront nombreux. Si nous voulons les limiter, nous devons collaborer.
— Collaborer. L’Helaria et l’Orvbel ?
— Pas uniquement. Tout Uv Polin doit collaborer.
— Si je comprends bien, votre panarque ne s’arrêtera pas qu’en Orvbel.
— En effet, l’Orvbel n’est que la première étape d’une tournée. Elle se rendra ensuite dans la Hanse, Nasïlia, remontera la Grande route de l’est, jusqu’à l’Yrian, puis redescendra vers l’Ocarian et les royaumes edorians du sud de l’Unster.
— Un beau voyage. Toutefois, je constate que votre panarque évite le Salirian.
Dans la voix de Brun, Deirane crut déceler une pointe de regret. Son rôle de seigneur d’Orvbel lui interdisait de se déplacer dans le monde. Trop d’ennemis souhaitaient mettre fin à ses jours. Quel que fût le nombre de gardes dont il s’entourerait, celui qui voudrait s’emparer de sa personne pourrait toujours recruter davantage de mercenaires. Un tel voyage lui serait éternellement proscrit.
Pendant l’échange de banalité entre le monarque et son visiteur, le regard de Deirane s’égara. Elle détaillait cette femme qui ressemblait tant à sa mère pentarque au point que Brun avait deviné son identité avant de connaître son nom complet. Par certains côtés, elle rappelait Nëjya. Les deux femmes avaient presque la même silhouette et la même façon de bouger. Elle remarqua alors quelque chose qui lui avait échappé.
La jeune femme se sentit fébrile. Elle avait du mal à se retenir de trembler. Dans l’espoir de se calmer, elle respira profondément puis regarda à nouveau la stoltzin. Plus exactement son poignet. Elle portait deux bracelets d’identité. Et le second était celui qu’elle avait fabriqué quelques mois plus tôt.
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