Chapitre 34 : Le Bal - (4/4)

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Diosa ne parla pas très longtemps. Elle revint vers le Seigneur Lumineux.

— Je vous laisse organiser le spectacle. Après tout, nous sommes ici chez vous.

— Merci, dit-il d’un ton où perçait une pointe d’amertume.

La remarque de la petite stoltzin paraissait innocente. Il ne la connaissait cependant pas assez pour en être sûr. En souverain averti, il avait veillé à prendre un maximum de renseignement sur les pentarques. Ce n’était pas dur. Ils ne se cachaient pas et ils régnaient depuis des millénaires, beaucoup de leurs stratégies étaient devenues publiques. En revanche, Diosa était une inconnue. Quelques monsihons plus tôt, son nom ne représentait qu’une inscription sur un rapport dédié à Saalyn. Il se promit de ne plus jamais commettre une telle erreur.

Tout en réfléchissant, il se dirigeait vers l’orchestre. Son regard croisa celui, fortement déçu, de Dayan. Pourquoi ce sentiment ? Brusquement, il s’immobilisa. Il venait de comprendre. Il obéissait à une étrangère. Elle avait donné un ordre et il avait obtempéré. Il reprit sa route, légèrement démoralisé.

Les musiciens furent rapidement mis au courant. Ils affirmèrent leur accord d’un hochement de la tête. Brun se tourna ensuite vers la salle. D’un geste, il intima le silence. Les Orvbelians, habitués à son autorité, se turent aussitôt. Les Helariaseny mirent plus de temps, mais finirent par imiter leurs hôtes.

— Mes amis, annonça-t-il, ce soir, afin de sceller cette nouvelle alliance entre nos deux nations, l’Helaria et l’Orvbel ont décidé de vous offrir un spectacle en commun. Cali, dont le talent fait la fierté de notre pays, et Diosa, ministre de notre invitée Calen, vont nous organiser un duo de danse. Je vous demanderais de vous écarter pour leur laisser la place.

Obéissant à leur seigneur, les orvbelians dégagèrent le centre de la piste. Deirane avait essayé de profiter du mouvement pour se rapprocher de Calen, sans succès tant la foule était dense. La Bibliothécaire se trouvait totalement à l’opposé de la salle et elle ne voulait pas s’exposer en traversant l’espace vide. Pourtant, elle semblait avoir remarqué la petite Yriani puisqu’elle cherchait aussi à la rejoindre. Comment faisait-elle ? Elle était aveugle, elle ne pouvait pas savoir où elle se trouvait si personne ne le lui disait. Elle tourna le regard vers Dinan qui accompagnait Diosa au centre de la zone laissé libre. Elle était télépathe. Que transmettait-elle à Calen par ce biais ? Cela allait-il jusqu’à des images ?

Cali rejoignit Diosa. Deirane renonça à ses manœuvres d’approche envers Calen et se concentra sur les artistes. Inévitablement, elle les compara. Il était difficile d’imaginer deux femmes si dissemblables. Cali était grande, mince, dominait sa partenaire d’une bonne tête. De plus, sa sveltesse était mise en valeur par une longue jupe blanche et un justaucorps largement décolleté, une tenue idéale pour danser. Diosa, plus petite, ne portait que deux écharpes de couleurs, une autour des hanches et l’autre de la poitrine. Les nœuds qui les maintenaient risquaient de gêner ses mouvements. De plus, elles accentuaient ses formes épanouies. Au premier coup d’œil, elle semblait même plus âgée que Cali qui abordait la maturité avec succès. Seuls leurs cheveux noirs les réunissaient.

Leur chevelure, et leur façon très aérienne de se déplacer. Les deux femmes se mirent en place, face à face, comme deux duellistes se préparant au combat. En apparence, elles semblaient décontractées, cependant la position de leurs jambes indiquait qu’elles se tenaient déjà prêtes à entamer le premier pas de leur performance. Puis l’orchestre attaqua l’introduction. Conformément aux instructions de Cali, le morceau démarra sur un tempo lent. Il s’accélérerait par la suite.

La danse commença.

Chacune des deux artistes improvisait sa chorégraphie. Et pourtant, elles adoptaient une attitude très similaire. Des gestes langoureux et amples où la grâce dominait. Et même si elles ne se suivaient pas, elles se complétaient en un ensemble homogène qu’on aurait dit déjà préparé et longtemps répété. Deirane connaissait le talent de Cali, celui de Diosa était une surprise. Étrangement, elle devint totalement orvbeliane. Elle souhaitait que son amie l’emportât sur leur invitée.

Soudain, Diosa s’immobilisa. De la main droite, elle empoigna la boucle, située à sa gauche, qui maintenant la bande sur sa poitrine. D’un geste brusque, elle tourna la tête. Elle fixa sa partenaire, un air de défi dans les yeux. Le message était clair : « Fais la même chose, si tu l’oses. ». Elle défit le nœud. L’écharpe se détacha. Avant qu’elle n’atteignît le sol, Diosa enroula l’extrémité autour de son poignet, elle envisageait certainement de l’utiliser comme accessoire.

La manœuvre était déloyale. Les Helariaseny n’éprouvaient aucun tabou face à la nudité, même en public, alors que l’Orvbel se montrait pudique dans ce domaine. Un bref coup d’œil vers Brun apprit à Deirane que le roi partageait son avis. Toutefois, il n’émit aucune objection. Il avait confiance dans sa danseuse. Et il avait raison. Si un éclair de panique traversa le regard de Cali, elle reprit très vite une attitude butée. Elle comptait relever le défi malgré sa situation différente de celle de la stoltzin. Son justaucorps ne se prêtait pas à un déshabillage élégant. Elle allait devoir attendre qu’un moment favorable se présentât.

Le tempo changea et le rythme de la danse aussi. Finis les gestes langoureux. Ils avaient laissé place à des postures plus acrobatiques, des enchaînements se succédant à une allure endiablée. Manipulée par Diosa, la bande de tissu dessinait des figures incroyables dans l’air. Deirane oublia la quasi-nudité de la scribe tant sa prestation était hallucinante. Diosa lâcha son écharpe, la laissant s’envoler dans la salle. Elles se retrouvèrent face à face et reprirent leur chorégraphie. Maintenant, elle n’évoquait plus rien de sensuel. Elle ressemblait plutôt à une imitation de combat. Très vite, d’adversaires, elles se mirent à coopérer, s’assistant mutuellement dans la réalisation de figures de plus en plus complexes. Diosa était suffisamment légère pour que Cali la portât, et assez forte pour projeter cette dernière en l’air plus haut que ses partenaires humains habituels.

Quand la musique s’arrêta, les deux danseuses s’immobilisèrent, presque enlacées dans une étreinte qui n’avait rien de suggestif. Elle évoquait plutôt une adversité contenue, impression intensifiée par le silence soudain dans la salle.

Brun se leva de son trône. Il se mit à applaudir. Le reste du public, encouragé par son souverain, ne tarda pas à l’imiter. Et ce fut un concert d’ovation qui loua la performance.

Enfin, elles se séparèrent. D’un geste élégant, Diosa salua sa partenaire d’un soir.

— Vous n’avez pas usurpé votre réputation, la félicita-t-elle, j’ai pris beaucoup de plaisir à danser avec vous.

Cali, essoufflée, mit un moment à répondre.

— Je vous retourne le compliment, j’ai rarement eu des cavalières de votre niveau.

— Il y a longtemps que je m’entraîne. Plus de cent ans.

— Et vous autres stoltzt disposez de ressources supérieures à nous. Je voudrais bien recommencer certains pas avant votre départ. Personne ici ne serait capable de les reproduire.

Puis elles se tournèrent vers la foule et la saluèrent de concert. Enfin, elles se dirigèrent vers le trône.

— Ce fut une prestation extraordinaire que vous nous avez offerte, s’extasia Brun.

Il se leva et prit le manteau qu’apportait un domestique. Cali avait renoncé à suivre Diosa sur la voie de l’effeuillage, n’ayant aucune expérience de ce genre de spectacle, mais sa tenue était trempée de sueur et maintenant qu’elle ne dansait plus, elle avait froid. Brun descendit de son estrade et recouvrit la danseuse qu’il repoussa ensuite vers Dayan. Concernant Diosa, il n’avait rien prévu. Heureusement, un garde rouge lui rapportait déjà son écharpe.

Dinan rejoignit Calen.

— Encore un morceau de Dercros, fit-elle remarquer.

— Il voue une admiration sans bornes à ce compositeur.

— J’ai vraiment envie d’assister à leur rencontre quand elle se produira.

Calen parvint de justesse à transformer son éclat de rire en sourire.

— Nous sommes deux.

Dinan tourna la tête brusquement. À la demande de Brun, Deirane s’était levée de son siège afin de se mêler à la foule. Les danses de salon avaient repris. Elle suivit la concubine du regard. Calen qui était liée par la pensée à la stoltzin partagea sa vision.

— Et si nous la mettions dans la confidence ? Elle ne pourra pas s’empêcher de lui en parler, murmura Calen.

— Deirane ? Pourquoi ferait-elle ça ? Ça gâcherait le plaisir de son seigneur.

— Justement.

— Il va faire d’elle sa reine ! objecta Dinan.

— Il a tué son fiancé et l’a séparée de son fils. Elle a l’air douce et calme là. Mais quand elle frappera, le séisme va se propager très loin.

— Tu crois ?

— Pense à ce qui est arrivé à Biluan. Rappelle-toi l’état dans lequel son corps se trouvait quand il nous est parvenu. Je mettrai ma main à couper que le tour de Brun est déjà prévu.

Plus tôt, Deirane avait eu la bonne surprise de découvrir Anders parmi les gardes rouges qui surveillaient le bal. Et de nouveau, elle se retrouvait entre ses bras. Elle se sentait en sécurité avec lui. En rentrant de leur expédition dans la forêt, elle s’attendait qu’une fois son rapport rédigé, Brun exploitât sans tarder la capacité qu’avaient ses pouvoirs de protéger aussi ceux qui la touchaient. Cela ne s’était pas produit. Il avait gardé le secret. Elle ne comprenait pas pourquoi, et elle lui en était reconnaissante. En plus, quand elle l’accompagnait, sa cape de cérémonie venait subtilement envelopper le corps dénudé de Deirane. Il connaissait la pudeur de sa cavalière. Elle avait du mal à croire que ce fût le fruit du seul hasard. La femme qui avait réussi à atteindre son cœur avait bien de la chance.

Soudain, tout se déroula si vite que Deirane fut incapable de suivre le mouvement. Le drow poussa sa partenaire qui s’effondra au milieu de la foule. Puis, il s’élança vers Dinan pour la protéger de son corps. En même temps, trois gardes rouges se précipitaient vers elle. Deux autres plaquèrent Brun au sol et s’allongèrent sur lui. Un dernier s’élança en direction de Calen.

Deux serveurs venaient de laisser tomber leur plateau. Ils brandissaient vers la panarque un objet plat, métallique et inconnu, qui présentait l’aspect menaçant d’une arme de poing. Une salve d’explosions violentes assourdit les assistants. Quelques morceaux de plâtre tombèrent du plafond. La cible du tireur, Dinan, avait quitté son axe de tir. Un garde rouge mit fin à son agression en lançant son sabre qui tournoya avant de se planter dans la poitrine. Le second tueur n’eut pas le temps de réagir que Diosa fondit sur lui. Il brandit son étrange objet et appuya sur un ergot n’obtenant rien d’autre qu’une série de clics. La stoltzin lui immobilisa le poignet, lui confisqua son arme et le projeta au sol. Les gardes rouges la rejoignirent. De leur sabre, ils empêchèrent l’assassin de se relever.

En un instant, tout était fini. Avec l’aide d’un bourgeois, Brun se remit sur ses pieds. Dayan se dirigeait vers lui, Cali, totalement affolée, pendue à son bras. Elle n’avait pas eu le temps de se changer, cela semblait devenu le cadet de ses soucis.

— Tout va bien ? demanda le ministre à son roi.

— Moi, oui. Et nos invités ?

Un coup d’œil circulaire lui donna la réponse. Diosa examinant l’arme qu’elle avait confisquée, le drow et les gems qui l’avaient rejointe, et Calen. Cette dernière s’était assise sur son trône. Elle pressait la main sur son bras, un léger filet de sang coulait entre ses doigts.

— La panarque est blessée ! alerta Dayan.

— Occupe-t’en, je vais voir ce qu’il en est de cet assassin.

Il eut du mal à la rejoindre. Les invités, encore sous le choc, ne se poussaient pas devant leur souverain qu’ils semblaient ne pas reconnaître. Seuls les gardes rouges et quelques Helariaseny avaient gardé leur sang-froid. Et la stoltzin, qui avait été la première à réagir. Il pensa à sa vitesse de déplacement, tout bonnement impossible. Elle avait rejoint trop rapidement l’assassin, personne ne pouvait bouger ainsi. Même les gardes rouges, pourtant beaucoup plus près, étaient arrivés bien après elle. Elle non plus n’avait pas eu le temps de se rendre décente. Loin de la desservir, elle donnait l’impression d’une reine barbare des légendes, invincible et impitoyable.

— Je suis désolé de ce qui vient d’advenir, s’excusa Brun

Quand elle tourna le visage vers lui, il eut peur d’elle. Elle évoquait une violence contenue, prête à exploser.

— Je me doute bien que vos soldats ne disposent pas de ce genre d’arme dans leur dotation.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un souvenir du passé que l’on espérait disparu avec les feythas, intervint Dinan.

La fille de la pentarque avait rejoint Diosa. Elle lui retira l’objet des mains avant de prendre la place de sa compatriote. Puis, elle posa ses yeux sur l’assassin.

— Quand on vole une arme, lui expliqua-t-elle d’un ton didactique, il faut apprendre son usage avant de t’en servir. Tu t’es peut-être entraîné à tirer, mais pas vraiment à l’utiliser.

Elle poussa un petit curseur sur le côté.

— Elles sont équipées d’une sécurité, ça évite que le coup ne parte accidentellement. Il faut la déverrouiller. Ensuite, on introduit une balle dans la chambre en actionnant la culasse comme ceci.

Elle tira la partie supérieure de l’arme vers l’arrière qui revint en place toute seule avec un clic métallique nettement audible.

— Enfin, on vise tout en maintenant le poignet vers le bas avec l’autre main pour limiter le recul.

Elle pointa le canon vers le corps étendu et appuya sur la queue de détente. Le coup éclata, bruyant, faisant sursauter le roi qui pourtant s’y attendait. La victime hurla sous la douleur. Elle se redressa, essayant de saisir sa cuisse qui libérait un flot de sang. La botte d’un garde rouge la repoussa au sol.

— Vous pouvez le laisser, l’esprit qui l’habitait est parti, l’informa Dinan.

Brun s’approcha.

— Je suis désolé de cet attentat, répéta-t-il. J’ignore comment ils sont arrivés à s’introduire dans ce palais sans que les sentinelles ne les repèrent.

— Ils n’y sont pas entrés, ils y étaient déjà. Ils travaillent ici, répondit Dinan.

Devant l’air interrogateur du roi, elle désigna le poignet de l’agresseur, ceint du bracelet qui contrôlait les accès.

— La véritable question est la provenance de cette arme. Il nous en reste très peu, nous n’avons plus de munitions et personne ne sait les produire.

— Mon ancêtre Bruna en possédait quelques-unes quand elle a investi ce palais pendant la guerre. Je ne…

— Je sais, le coupa Diosa. Vous possédez-vous des munitions ?

— Deux ou trois, pas davantage.

Dinan examina le pistolet qu’elle tenait toujours à la main, le chargeur était plein. Brun comprit son regard. Quelqu’un avait trouvé quelque part une réserve de balle. Or il existait des armes similaires plus puissantes, vestiges de cette guerre qui avait façonné le monde actuel. Si ce mystérieux commanditaire disposait de quoi les alimenter, la civilisation courait droit vers la catastrophe.

— Je vais donner l’ordre d’interroger ce prisonnier.

— Il ne vous dira rien, il était contrôlé.

— Que voulez-vous dire ?

— J’ai senti deux esprits dans sa tête. L’intrus s’est enfui avant que j’aie le temps de l’examiner. Cet homme ne vous apprendra rien.

Tout en parlant, Dinan avait ôté les balles du chargeur. Elle rendit l’arme à Brun et passa les munitions à Diosa. Ce fut en voulant les ranger que cette dernière se souvint qu’elle était presque nue. Le drow se tenait juste à côté d’elle. Toujours prêt en vue d’un potentiel combat – sa seule concession à la fête était une ceinture rouge –, il était équipé de multiples poches sur sa chemise et son pantalon. Les petits objets disparurent dans l’une d’elle.

Brun les lorgna avec regret. Il aurait bien voulu les garder. Néanmoins, il n’émit aucune objection. Qu’en aurait-il fait ? Même ainsi équipé, il resterait trop faible vis-à-vis de l’Helaria. Et les réclamer risquait de les rendre furieux.

La salle avait commencé à se vider. Les gardes rouges fouillaient tous ceux qui sortaient. Encore sous le choc, personne ne songea à protester. Ils ne découvrirent rien. La personne qui contrôlait les assassins ne se trouvait pas parmi eux. Elle ne devait cependant pas se tenir trop loin, les appareils que les feythas avaient laissés derrière eux n’avaient qu’une portée réduite. Il y avait malheureusement beaucoup trop de pièces où un individu équipé d’un projecteur de pensée aurait pu se cacher. Il restait la possibilité des gems. L’un d’eux aurait-il voulu éliminer la fille des pentarques ? Il s’était montré bien prompt à exclure cette possibilité.

De son point de vue, Deirane considérait la scène avec effarement. Recherchant instinctivement la protection de ses amies, elle se rapprocha de Nëjya et d’Arsanvanague. Et toujours pas de Bilti. Son regard croisa celui de Dinan. Elle ne sentit aucune intrusion dans sa tête, pourtant quelque chose changea dans l’expression de la stoltzin. Son visage venait de se fermer, comme si elle avait découvert quelque chose d’écœurant.

Un garde rouge les aborda.

— Mesdames, vous devez rentrer au harem.

— Nous vous suivons, répondit Deirane.

Il les entraîna, non pas à travers les sections publiques, mais par le long couloir qu’utilisaient les domestiques pour rejoindre les différentes parties du palais. Un instant plus tard, elles réintégraient leur chambre.

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