Chapitre 40 : La dernière danse - (2/2)
La jeune femme resta un long moment immobile, incapable de bouger. Ce fut la douceur du contact sur son épaule qui la ramena à la réalité. Les larmes se mirent à couler, abondamment. Elle se retourna et enfouit son visage dans le giron du nouveau venu, sans même savoir de qui il s’agissait. Par chance, c’était Nëjya. La Samborren enlaça son amie et la berça comme un bébé. Elle sentit qu’une autre personne s’appuyait contre son dos. Dursun certainement.
Deirane finit par se reprendre. Elle s’écarta de Nëjya, Dursun s’éloigna un peu.
— Tu vas mieux ? s’enquit la Samborren.
Deirane secoua la tête. Nëjya tendit la main vers son visage et la posa sur la joue. Du pouce, elle sécha une larme. Deirane fut surprise par sa douceur. D’habitude, la Samborren manifestait plus de brutalité dans ses gestes.
— Qu’est-ce que j’ai fait ?
— Tu parles de Cali ?
Nouveau hochement de tête.
— Moi aussi j’aimais bien Cali. Malheureusement, l’amour entre ces deux-là était si sincère qu’il était impossible d’en atteindre un sans toucher l’autre. Son acte était prévisible.
— Je ne cherchais pas à tuer Dayan. Je voulais qu’ils s’enfuient, ensemble.
— Ça non plus ça ne pouvait pas marcher. Dayan sert les rois d’Orvbel depuis plus de trente ans¹². Partir l’aurait achevé aussi efficacement qu’une épée.
Nëjya essuya une deuxième larme.
— Sais-tu pourquoi le roi nous a envoyées ici ? s’informa Dursun.
— On doit les préparer, répondit Deirane. Nous devons les habiller en vue de la cérémonie. Les vêtements sont pendus dans le dressing.
— Je suppose que c’est par là.
Dursun se dirigea vers une porte au fond de la chambre. Elle n’était pas verrouillée. Elle en ressortit un instant plus tard, portant une robe magnifique pendue à un cintre.
— Regarde ça ? s’exclama-t-elle.
La tenue était constituée d’un corsage moulant, largement décolleté, maintenu fermé par un cordon de soie. À partir de la taille, le bas disparaissait sous une profusion de jupons dans un tissu d’une finesse arachnéenne. Le col était brodé de fils d’or. Un ensemble qui convenait parfaitement à une danseuse. Trop richement décorée, elle était hors de portée de la bourse de Cali et certainement de celle de Dayan également. Il devait s’agir d’un cadeau de Brun.
— Elle envisageait de se marier ? s’étonna Nëjya.
— Dans deux mois, répondit mécaniquement Deirane. Brun a décidé de célébrer la cérémonie demain. Il veut qu’ils soient unis dans la mort.
— On va les rendre magnifiques alors, elle le mérite.
— Moi uniquement, vous ne pouvez pas les toucher.
— Pourquoi ? demanda Dursun.
— Parce que…
Deirane hésita. Devait-elle donner la cause de leur mort ? Sa sœur avait succombé au même poison. Et si elle semblait s’en être remise, la jeune Yriani était bien placée pour savoir que ce n’était pas le cas. La présence de Nëjya lui avait permis de surmonter sa douleur, pas de la faire disparaître.
Dursun n’était pas une imbécile cependant. La réaction de son amie lui donna la réponse.
— Spelgrad ? déduisit-elle.
Deirane le confirma d’un hochement de tête.
— Avec des gants, Nëjya et moi on doit pouvoir t’aider à les allonger et à les maquiller. Tu n’auras à te charger que de l’habillement.
— Tu es sûre, demanda Nëjya d’une voix inquiète.
— Bien sûr. Je ne suis pas en porcelaine.
Sa posture répondait à sa place. Nëjya combla de quelques pas la distance qui la séparait d’elle et l’enlaça.
Laissant la concubine réconforter la chanceuse, elle commença à s’occuper des corps. Elle retira les draps du lit. Ils étaient nus, cela allait lui faciliter la tâche. Elle avait trouvé la robe de Cali, Dayan devait également disposer d’un costume.
— Vous m’aidez à les retourner, je n’y arriverais pas seule ?
Nëjya lâcha son amante. Elle prit une des paires de gants déposés par les eunuques sur une table. Ils remontaient jusqu’au coude, et faits dans une matière très fine. Pourtant, ils étaient solides et étanches. Elle assista Deirane à remettre Cali sur le dos. Par chance, à moins que ce fût un effet du poison, les membres restaient encore souples. Elles n’eurent aucun mal à la positionner à côté de Dayan.
Une fois les deux corps disposés l’un à côté de l’autre, ses deux amis la laissèrent se débrouiller seule. La présence de ce poison les empêchait d’intervenir. Et malgré les difficultés évidentes qu’elle éprouvait à les déplacer pour leur mettre leurs vêtements, elles ne purent l’aider. Après de nombreux efforts, Deirane parvint à leur donner un air présentable.
Une fois qu’ils furent habillés, Dursun passa au maquillage. Elle ne risquait plus rien, le spelgrad ne traversait pas les tissus et ses gants protégeraient ses mains de tout risque de contact direct. Elle se plaça à califourchon au-dessus de Cali, faisant en un tour de main disparaître la pâleur due à la mort. Puis elle procéda de même avec Dayan. Quand elle eut terminé, on avait l’impression qu’ils n’étaient qu’endormis. Nëjya prit le relais. Elle redonna de la couleur aux lèvres et aux yeux.
Une fois le maquillage achevé, les trois jeunes femmes s’écartèrent.
— Ils sont prêts, déclara Deirane.
— Difficile d’obtenir mieux, ajouta Dursun.
— Vous avez effectué du bon travail.
La voix de Brun, dans leur dos, les surprit. Elles étaient si concentrées sur leur tâche qu’elles ne l’avaient pas entendu arriver. Il devait les surveiller depuis un moment. Il s’approcha du lit pour examiner le résultat.
— Serlen, va jeter tes vêtements à l’incinérateur et ne touche à rien tant que tu n’es pas nettoyée.
— Où se trouve l’incinérateur ?
— Ta domestique te guidera.
Elle ignorait que le palais disposait d’un tel équipement. C’était pourtant logique. Elle doutait cependant qu’il se situât dans le harem.
Loumäi en effet était juste derrière Brun. Elle n’aurait pas à la chercher. Le coup qu’elle avait pris était moins grave qu’elle ne l’avait cru puisqu’il se limitait à une légère rougeur de la joue. Deirane s’attendait à ce qu’elle eût au moins un œil poché. Heureusement, ce n’était pas le cas. Néanmoins, c’était la première fois que le roi frappait une femme dans le harem depuis l’arrivée de Deirane. Elle le pensait capable uniquement de violences verbales, pas physiques. Cela constituait un dangereux précédent.
Brun quitta la chambre, laissant les quatre femmes seules. Aussitôt, Loumäi prit les choses en main. Bien que n’ayant pas été en contact avec la peau contaminée, elle força Dursun et Nëjya à se déshabiller. On ne prenait jamais trop de précautions avec le spelgrad. Les deux amantes donnèrent leurs vêtements à Deirane. Puis la Salirianer les envoya à la douche avant de conduire la dernière du groupe à travers les couloirs. Elle la guida dans les sous-sols du palais avec ses multiples passages qui permettaient aux domestiques de se rendre partout.
Elles arrivèrent rapidement à l’incinérateur. On ne voyait de lui que sa façade en brique qui occupait toute la largeur de la pièce. La chaleur qui régnait était infernale, Deirane se retrouva vite en sueur. Loumäi ouvrit la porte métallique qui donnait accès au foyer. La jeune femme y jeta les vêtements de ses amies. Puis elle se débarrassa des siens de la même façon. Elle ne sentit nulle sensation de fraîcheur sur sa peau. En fait, elle supportait à peine l’atmosphère étouffante. Elle ressentit du soulagement à ne plus porter le tissu détrempé qui lui collait désagréablement au corps.
D’un signe, Loumäi l’incita à la suivre. Un moment, elle paniqua à l’idée de retraverser ces couloirs dans le plus simple appareil. Heureusement, Loumäi connaissait sa maîtresse, jamais elle ne lui imposerait une telle épreuve. Elle la mena jusqu’à une salle de douche. C’était une grande pièce ou plusieurs personnes pouvaient se laver en même temps. C’était là l’un des endroits que le personnel utilisait quand il devait se débarrasser des saletés accumulées pendant leur journée de travail, et parfois, comme le soupçonnait Deirane, pratiquer d’autres activités. La concubine accueillit avec bienfaisance l’eau qui tombait du plafond. Le savon liquide lui permit de se nettoyer de toutes traces de transpiration. Loumäi l’avait imitée, elle s’était défaite de sa tenue de domestique dans un panier de linge et s’était installée sous un jet proche. Deirane la détailla. Elle n’avait pas eu souvent l’occasion d’apercevoir Loumäi totalement nue. Et jamais elle ne l’avait surprise dans un moment aussi intime. Elle se rendit compte en la voyant accueillir l’eau sur son corps avec un plaisir presque sensuel, que sous ses dehors enfantins, elle était une adulte. Si un homme entrait maintenant dans la pièce, ce serait vers cette dernière que son regard serait attiré, pas vers Deirane.
Un mouvement retint l’attention de Deirane. Elle se détourna vers Loumäi. Un individu s’était introduit dans la salle. Il s’était débarrassé de sa tunique, tout en ayant conservé son pantalon. Deirane cacha sa poitrine derrière ses mains en poussant un cri de surprise, qui incita Loumäi à ouvrir les yeux. Quand elle découvrit l’intrus, elle lui sourit et l’invita d’un geste à la rejoindre. Il se glissa à son tour sous le jet. La domestique lui entoura le cou de ses bras. L’homme enlaça la silhouette gracile. Puis leurs bouches se rencontrèrent.
Son moment d’affolement passé, Deirane reconnut Daniel, l’amant de Loumäi. Jamais elle ne les avait vus ensemble. Elle ne savait pas si elle devait les laisser tranquilles ou rester. Le couple, trop occupé l’un avec l’autre ne s’occupait pas d’elle. Même Daniel, qui avait Deirane dans son champ de vision, ne semblait pas s’intéresser à la concubine, malgré sa beauté et sa nudité. Elle attendit donc qu’ils aient fini.
Après un baiser qui parut durer des heures, les deux amants s’écartèrent. Daniel repoussa les cheveux mouillés afin de dégager la peau douce. Il s’attacha à sécher les gouttes une à une à coup de langue, un travail sans fin vu que le jet coulait toujours. Il glissa le long du cou. Quand il arriva en haut de la poitrine, il l’appuya délicatement contre le mur. Puis il reprit son exploration. Il s’attarda un moment sur ses petits seins, arrachant à sa compagne quelques frissons. Un instant, il les enveloppa de mains et les embrassa avant de continuer sa descente.
Loumäi entreprit de retirer le pantalon de son partenaire. Deirane comprit alors qu’ils ne se contenteraient pas de caresses et de baisers. Ils avaient l’intention d’aller jusqu’au bout de leur acte. La jeune femme ne savait pas ce qu’elle éprouvait, elle était gênée, pourtant elle ne pouvait pas s’empêcher de les regarder. Tout comme cette fois, si lointaine, à l’ambassade de l’Helaria quand elle avait surpris Calen et Jergen en train de se donner du plaisir. Elle n’avait jamais vu la Salirianer sous cet angle.
Les deux amants atteignirent le paroxysme en même temps. Après un moment, Loumäi écarta légèrement son partenaire sans se dégager de son étreinte. Puis elle tendit la main vers Deirane.
— Venez, l’invita-t-elle.
Comme Deirane ne bougeait pas, la domestique insista.
— Venez, vous en avez besoin.
Deirane resta immobile. Ses séances avec Brun étaient pénibles. Là, ce n’était pas la même chose. Elle n’éprouvait aucune attirance envers Daniel. C’était un ami. Et elle avait peur de ce qui passerait si elle acceptait l’offre de Loumäi. Elle ne voulait pas recommencer avec un autre ce qu’elle vivait avec Brun.
Puis l’image de cette domestique qui avait osé agresser le roi en tentant de la protéger s’imposa à son esprit. Jamais Loumäi ne laisserait qui que ce soit la blesser. Et depuis qu’elle était arrivée ici, elle ne s’était jamais donnée volontairement à qui quelqu’un, cela s’était toujours effectué sous la contrainte. Il y avait bien ce Sangären, elle n’avait cependant échangé que des caresses. Enfin, surtout lui, elle ne l’avait pas touché. Elle se remémora les paroles de Lætitia, quelques mois plus tôt, qui avait déclaré que si seul Brun pouvait poser les mains sur elle, elle deviendrait folle. La solution qu’elle avait choisie rebutait Deirane. Peut-être qu’avec une personne de confiance…
Doucement, effrayée par ce qu’elle se préparait à faire, elle s’avança vers le couple.
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12 - Soit environ quarante-cinq ans.
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