Chapitre 42 : Le Mariage - (1/2)
Brun n’avait pas laissé traîner les choses. Le mariage de Dayan et Cali avait été organisé pour le lendemain, immédiatement suivi de leurs funérailles. Le ministre, qui exerçait ses fonctions depuis trois rois, était très populaire dans le pays. Aussi, nombreux étaient ceux attendus à ces deux cérémonies. Même Calen avait retardé son départ. Le grand temple de Matak pouvait accueillir des centaines de personnes. Il y avait donc assez de place pour tous les occupants du palais, les bourgeois de la ville et quelques plébéiens.
N’appartenant pas aux fidèles du dieu de l’Orvbel, Deirane n’était jamais rentrée dans son sanctuaire, jusqu’à ce qu’elle devînt concubine et dût assister aux offices. Avant, elle n’avait aperçu sa façade qu’à trois reprises : à son arrivée, lors de cette catastrophique visite aux arènes et en partant en voyage avec Mericia. Le reste du temps, elle n’en voyait que la toiture qui était visible en quelques rares points du jardin et depuis sa chambre. Bien qu’il fût intégré au complexe palatial auquel il y était relié par plusieurs couloirs, il en jurait radicalement par son architecture. Tous les édifices du palais présentaient une structure homogène, à la limite de la monotonie. Ses constructeurs avaient utilisé une pierre blanche granuleuse qui brillait au soleil et agrémenté les murs de décorations en calcaire. En revanche, le temple avait été bâti dans une roche verte, très légèrement translucide et ses seules ornementations étaient dues au talent des sculpteurs qui avaient créé de multiples festons et frises. Il disposait d’une entrée séparée, donnant sur la cour d’honneur. Cependant, ce fut par les couloirs que Deirane arriva. Brun bénéficiait d’une loge royale située juste au-dessus de l’autel qui permit à la jeune femme de voir tout l’intérieur de l’édifice. Deux rangées de colonnes délimitaient trois travées et soutenaient deux balcons. C’était dans la section centrale que les prêtres avaient exposé les corps. Le personnel du palais s’était regroupé sur l’une des mezzanines qui avait été isolée. Une porte en fer forgé bloquait l’escalier qui descendait au niveau du sol. Concubines, eunuques et domestiques commençaient à y arriver. L’autre était réservée aux bourgeois et aux nobles. Deirane aperçut Venaya parmi ces derniers. En bas, c’était le peuple, citoyens pauvres et esclaves que leur maître avait dégagés de leurs tâches en ce jour si particulier.
Un brouhaha monta du niveau inférieur. Deirane y reporta son attention. La délégation helarieal, menée par Calen, venait d’arriver. À sa grande surprise, elle ne rejoignit pas la loge d’honneur où elle-même se trouvait. Elle n’intégra pas non plus l’étage des bourgeois. Au lieu de cela, elle resta en bas et se mêla au peuple. Les gens les avaient reconnus et s’écartaient respectueusement devant l’aveugle. Cette fois-ci, elle n’exposait pas sa beauté avec ses décolletés plongeants ou ses corsages étroitement ajustés. Elle avait choisi une tenue sobre. La teinte écarlate jurait avec sa carnation saphir. C’était la couleur du deuil en Orvbel. La plupart des concubines, y comprit-elle même, l’arboraient. La robe des prêtres était aussi de cette couleur.
La salle acheva de se remplir. Deirane remarqua que les gens avaient respectueusement poussé Calen au premier rang, lui laissant la meilleure place pour assister à la cérémonie, si elle avait pu y voir. Si elle la suivait, ce serait par les yeux de Dinan. Et cette dernière, de petite taille, était noyée dans la foule qui la dominait de sa hauteur.
Deirane avait localisé les invités qu’elle attendait. Elle put reporter son attention sur les deux corps. Les officiants les avaient allongés sur une couche tendue de satin blanc. Leur tête reposait sur un coussin de la même matière, recouvert de broderies au fil d’or. Les thanatopracteurs leur avaient croisé les mains sur leur ventre.
La foule défilait, leur rendant hommage. Certains s’adressaient à Dayan, d’autres à Cali, la plupart saluaient les deux. À sa grande surprise, Deirane remarqua la présence de Brun dans la file des individus attendant leur tour. Les habitants de la cité n’avaient pas l’air de porter attention au fait que leur monarque se tenait au milieu d’eux. Ne l’avaient-ils pas reconnu ? En tout cas, les gardes rouges devaient être sur les nerfs. Dans leur paranoïa, ils voyaient déjà un fanatique profiter de l’occasion pour assassiner le roi. Une telle chose aurait été possible sous le règne de son père, elle paraissait cependant bien improbable avec l’actuel. Ayant maintenant compris ce qu’elle devait chercher, elle repéra les archers, répartis aux quatre coins de la nef. Ils avaient troqué leur arme habituelle contre une arbalète, plus précise dans cette foule, et ils semblaient prêts à décocher leur carreau en cas de besoin. Brun se recueillit une dernière fois devant son ministre, puis la danseuse, avant de disparaître par une porte dérobée, au grand soulagement de son escorte. En un instant, il les rejoignit.
— Nous croyions que tu aimais bien Cali, lui reprocha-t-il d’un ton sec. Pourquoi ne vas-tu pas lui rendre hommage ?
La rebuffade de Brun surprit Deirane.
— J’ai le droit ? demanda-t-elle. Me mêler à la foule ?
Comme seule réponse, Brun lui désigna un coin d’une nef latérale. Un groupe d’une quinzaine de concubines y était entouré de quelques gardes rouges. Ils paraissaient désarmés, mais Deirane savait ce que cela ne serait pas un problème.
— Tu peux te les rejoindre. Il n’y aura pas de second tour.
Elle jeta un dernier coup d’œil sur le roi, tentant de déterminer s’il plaisantait ou pas. Son visage était indéchiffrable. Elle quitta la loge sans demander son reste. Deirane n’avait jamais visité le temple. À chacune de ses visites, elle était restée à sa place. Aussi, elle ne connaissait pas le chemin. Heureusement, le plan de l’église n’était pas très complexe. Elle trouva facilement un escalier qui la mena au rez-de-chaussée. La salle comportait plusieurs portes, une seule s’ouvrait dans la bonne direction. Elle la passa et se retrouva où elle le voulait. Un garde rouge qui attendait confia son sabre à un collègue et lui emboîta le pas.
Bien que Brun n’ait pas présenté Deirane à la population lors de la naissance de Bruna, des bruits avaient couru sur le rubis qui lui marquait le front. Il la rendait facilement identifiable auprès des citoyens. Mais les pierres qui parsemaient son visage semblaient trop invraisemblables pour que les gens y croient. En comprenant qu’elles représentaient la réalité, quelques participants manifestèrent de l’effroi, d’autres de la peur, une personne alla jusqu’à se signer afin de conjurer le mauvais sort. Toutefois dans l’ensemble c’était de l’admiration, voire de la gratitude qu’elle identifia dans leurs regards. N’était-elle pas la mère de l’héritière, assurant la descendance du roi et leur épargnant les affres d’une lutte pour le pouvoir ? En plus, ils étaient ravis de la découvrir si belle, un digne ornement convenant parfaitement au trône de l’Orvbel.
La foule la laissa passer en s’écartant sans qu’elle pût dire si cela était dû au respect ou à la présence du garde. Elle atteignit rapidement la procession de ses consœurs qui avaient pris place dans la queue. Nëjya se trouvait parmi elles, au contraire de Dursun, toujours à l’infirmerie. Elle les rejoignit. Mericia était venue, elle aussi. Contrairement à ses habitudes, elle était habillée. Elle portait même une petite voilette qui masquait son visage. En voyant Deirane, elle se dirigea vers elle. La jeune femme n’arrivait pas à déchiffrer son expression. Elle allait la saluer, la belle concubine se montra plus rapide. Elle lui assena une gifle retentissante.
— Tu es fière de toi ? vitupéra-t-elle.
— Je ne voulais pas cela, se défendit-elle en frottant sa joue endolorie.
— À d’autres. Tu savais que Cali ne supporterait pas d’être séparée de Dayan.
Mericia n’avait pas tort. Pourtant, Deirane ne pouvait se permettre de le reconnaître.
Les gardes rouges étaient perdus. Leur rôle était de protéger les concubines de la foule ; ils ignoraient comment réagir quand deux d’entre elles se battaient. Cette tâche était dévolue aux eunuques dont aucun ne se trouvait à proximité. Ils levèrent le visage vers la loge où Brun se tenait. Le roi avait assisté à la scène. Son expression ne les éclaira pas. Par chance, Mericia ne poussa pas l’altercation au-delà. Salomé l’avait rejointe. Elle passa un bras autour des épaules de sa cheffe et l’entraîna parmi ses fidèles. Mericia se soumit docilement à sa lieutenante.
— Elle semble très affectée par la mort de Cali, fit remarquer Deirane à voix basse.
— C’est normal, répondit Nëjya sur le même ton, Mericia est arrivée au harem à six ans. Elle y a grandi. Cali a toujours été présente, aussi loin qu’elle remonte dans ses souvenirs. Et je pense qu’une adulte a bien dû s’occuper d’elle quand elle était encore enfant.
— Ce n’était pas Cali, la détrompa Deirane. Elle m’a affirmé le contraire.
— Alors je n’ai aucune idée de qui il s’agit. Pourtant, je n’en aurais pas été surprise.
Devant les regards désapprobateurs qui se tournèrent vers elle, elle reprit plus bas.
— Elle est en colère, mais elle ne semble pas triste, constata Nëjya. Je crois que as raison, ce n’était Cali.
— Et tu n’as vraiment aucune idée de qui l’a élevée ?
— Je l’ignore. Si ce n’est pas Cali, je doute qu’elle vive encore dans le harem. Brun venait de monter sur le trône depuis peu. Il avait hérité la plupart des concubines de son père.
— Ça corrobore ce que m’a raconté Cali, bien qu’elle n’en fût pas sûre.
Un gong retentit. Ce fut le signal. Tout le monde retourna à sa place. Deirane devait assister à la célébration depuis la loge royale, en compagnie de Mericia et Lætitia. Heureusement, pendant le trajet, sa rivale se contenta de ne rien dire, ignorant sa compatriote comme si elle n’existait pas. Cette absence de réaction lui apparut d’autant plus inespérée que Brun avait quitté sa chaise.
Par le fond de la salle, un diacre entra dans sa longue robe écarlate aux liserés dorés. Il tenait l’immense livre relié de cuir qui contenait les paroles de leur dieu. Il se mit en place au début de la nef. Puis il avança solennellement, un pas à chaque coup de gong. Malgré les nombreuses cérémonies auxquelles Deirane avait assisté, sa façon de se mouvoir l’étonnait toujours. On avait l’impression qu’il glissait. Quand il arriva devant le pupitre installé un instant plus tôt juste devant les catafalques, il y posa les Saintes Écritures avec déférence. Puis il s’éloigna en reculant.
Un autre prêtre prit sa place. Il progressait de la même façon que son prédécesseur. Celui-ci portait un coussin sur lequel reposait une petite clef brillant de mille feux sous la lumière des cierges. Il déposa son fardeau sur un guéridon en bois marqueté et repartit.
Le pontife entra alors dans la salle. Tout aussi éclatant que ses subordonnés, sa robe se distinguait de celles de ses subalternes par son seul liseré, le sien était violet, et il portait une coiffe dorée. Il cheminait tout aussi lentement que ses compagnons, mais il ne glissait pas. Sa robe se balançait de droite à gauche. Il marchait presque normalement. Il s’arrêta devant le pupitre. Puis il s’inclina devant « Le Dit de Matak ». Sans se relever, le pontife prononça une prière dont Deirane ne parvint pas à saisir le moindre mot. Puis il prit la clef, sur le coussin que lui tendait le diacre. D’un geste ample, le pontife la porta à ses lèvres et l’embrassa avant de déverrouiller le fermoir qui gardait les pages scellées.
Enfin, Brun s’avança. Sur sa tunique, il avait revêtu un long manteau blanc bordé d’une fourrure fauve et maintenu par une chaînette en or à l’encolure. Le prêtre lui libéra la place en se mettant sur le côté. Brun se positionna face au livre. Avec précaution, il l’ouvrit au hasard.
« Ce n’est point de moi que tu dois avoir peur, lut-il à voix haute, mais de toi. Le rempart qui protégeait le monde n’est plus et un déluge de feu va s’abattre. Nul ne sera à l’abri de mon courroux. Et c’est toi qui seras mon bras vengeur. Tu désirais la paix, tu auras la guerre. Tu désirais l’amour, tu n’obtiendras que la haine. Tu voulais une famille, tu en seras privé. Tu voulais la liberté, mon instrument tu seras encore et toujours. Et ton nom restera dans la mémoire des hommes comme la pire engeance qui se sera abattue sur ce monde ».
Ces paroles ébranlèrent Deirane. Ce texte était extrait du livre sacré d’une autre religion que la sienne et elle savait que Matak n’était pas un dieu, c’était un monstre mécanique construit par les feythas soixante-cinq ans auparavant. Le Patriarche, sa propre divinité, pouvait donc s’exprimer par ce moyen sans déclencher une guerre céleste. Elle avait juré de se venger de ceux qui avaient brisé sa vie. Ne risquait-elle pas d’aller trop loin dans cette direction ? Des innocents étaient morts à la suite de ses actions. Et certains s’étaient exposés à des dangers invraisemblables en l’aidant à accomplir ses actes. Et ce rempart quel était-il ? Faisait-il référence à Dayan, dont la disparition laissait le libre champ à Deirane ? Ou à Calen, qui en quittant prochainement le royaume ne pourrait plus la surveiller. À moins que ce texte n’évoquât quelqu’un d’autre.
Brun recula de quelques pas.
« Nous sommes réunis ici afin de célébrer le mariage de deux personnes exceptionnelles et talentueuses. Toi, Cali, si timide et discrète, pourtant ta grâce nous émerveillait quand tu montais sur scène. Et toi, Dayan, fidèle ministre qui m’a assisté sans failles à la barre du pays le plus ingouvernable qui soit. Il y a quinze ans, vous avez décidé d’associer vos vies dans un destin commun. Et pendant ces quinze années, j’ai pu vous voir heureux. Cela n’a pas été sans orages. Chaque fois, l’amour que vous aviez l’un envers l’autre s’est révélé le plus puissant. Les sentiments qui vous unissaient constituaient votre force. Grâce à lui, une artiste talentueuse, mais introvertie a réussi à devenir la chorégraphe la plus célèbre de cette génération. Grâce à cet amour, un ministre ambitieux a transformé un royaume haï par delà ses frontières en un État où une famille pouvait voir grandir ses enfants en sécurité. Comment une femme timide parvenait-elle à danser presque nue devant une assemblée parfois peu engageante ? Comment un homme élevé dans nos valeurs mercantiles a-t-il pu préférer la connaissance à la richesse sans trahir notre identité ? À beaucoup, cela peut sembler un mystère. Pour moi qui ai vécu auprès d’eux toute ma vie, il n’y en a aucun. Chacun s’est toujours vu soutenu et encouragé dans ses actions par l’autre. Et c’est au nom de cet amour plus fort que tout, cet amour qui vous a incités à partir tous les deux ensemble, que nous célébrons aujourd’hui votre union. »
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