Chapitre 44 : Les Nouveaux maîtres de l'Orvbel - (2/2)
Il se leva, ramassa quelque chose sur son bureau et revint. Il s’agissait de dossier qu’il étala devant lui. Il y en avait trois.
— Avant sa mort, Dayan étudiait plusieurs projets. J’en ai sélectionné trois parmi les prioritaires. Vous allez vous exercer dessus. Plus tard, quand vous aurez acquis de l’expérience, vous déciderez quels points méritent d’être étudiés.
Il posa la main sur le premier.
— Celui-là concerne le monstre qui a attaqué le palais. Qu’est-il ? Où est-il ? Présente-t-il encore un danger ? Quels sont nos moyens de défense ? Laquelle d’entre vous s’en occupe ?
Mericia se manifesta la première. Deirane n’était pas surprise. Habituée à être la plus belle, elle avait très mal supporté de ne plus disposer d’un corps parfait, même si cela n’avait duré que quelques douzains. D’autant plus qu’au début, elle ne savait pas si les cicatrices persisteraient. Elle avait finalement eu de la chance, elle avait retrouvé une peau sans défauts qu’elle pouvait exhiber à volonté. Brun le comprit aussitôt.
— J’ai l’impression que tu as gardé une dent contre lui, remarqua-t-il en lui passant le dossier.
— Toute la mâchoire, répliqua-t-elle.
— Tu n’en seras que plus déterminée dans tes recherches.
Il présenta ensuite le second projet.
— Autre tâche qui va certainement vous motiver également. Si vous voulez manger dans trois mois, il va falloir nous trouver de la nourriture. Les intempéries de ces derniers mois ont gravement affecté la production agricole, chez nous comme chez nos fournisseurs habituels. Actuellement, nous disposons encore de quoi tenir un moment, mais bientôt, soit vous trouvez une solution, soit vous allez devoir resserrer vos vêtements. Qui donc ? Serlen ! Je l’aurai parié.
Il fit glisser le dossier jusqu’à elle d’une main experte. Elle l’ouvrit et commença à le compulser.
— Lætitia, il te reste donc la restauration de notre flotte, gravement endommagée lors de la tempête de grêle.
— Je croyais que c’était déjà résolu, releva la Naytaine.
— En partie seulement. Toutes les flottes du monde ont subi des avaries, toutes ont dû être remises en état. Le monde subit une pénurie de matière première, comme le tissu à voile ou l’étoupe.
Pendant la discussion, Deirane avait consulté les premiers documents qu’elle avait entre les mains. Elle était surprise de leur précision. Un tableau comportait la production agricole prédictive de chaque pays, comparée au volume habituel de leurs récoltes. Il était impossible que des espions aient rassemblé toutes ces informations en aussi peu de temps. Comment Dayan était-il entré en leur possession ?
Cette réflexion passée, elle se pencha sur les chiffres. Le raz de marée et les intempéries avaient vraiment fait souffrir les États du sud du continent. Ils enregistraient des destructions de récoltes atteignant la moitié de leur production. L’Helaria elle-même avait été fortement touchée. La chaotique province du Lumensten, en grande partie située sur une péninsule, avait perdu presque tous ses champs. La même chose concernait la plupart des îles de la Pentarchie, certaines ayant été tout simplement submergées pendant le tsunami. Seules les plus hautes comme celles du sud-est de l’archipel s’en étaient tirées sans trop de dommage, mais elles étaient peu peuplées, les premiers humains s’y étant installés depuis à peine une décennie. La seule région qui s’en sortait correctement était le Kushan dont la majeure partie se situait loin de la mer. Et… Elle releva la tête, intriguée.
— Qu’est-ce que la province 8 ? demanda-t-elle.
— Je l’ignore, répondit Brun. Depuis plusieurs années, j’essaie de la localiser. Les rapports que je reçois comportent rarement des cartes et elle ne figure sur aucune de celles en ma possession. Je n’ai même pas réussi à découvrir son nom. Cependant, elle ne te concerne pas, elle produit très peu en temps normal.
— C’est vrai, sauf dans le domaine de la pêche où elle assurait ses besoins. Néanmoins, si la flotte de pêche du reste de l’Helaria est quasiment intacte, cette mystérieuse province a perdu presque la moitié de ses bateaux. Or, Dayan comptait compenser les pénuries dans d’autres secteurs grâce à cette flotte. Si l’Helaria détourne une partie de ses capacités pour leur porter assistance, on risque d’avoir un problème. Cela va solliciter davantage des ressources que nous aurions pu utiliser.
— Toutes ces informations figurent déjà dans la conclusion de Dayan. N’aurais-tu pas une idée nouvelle ? Nous avions compris que l’Helaria ne viendrait secourir personne. Et même si tel avait été le cas, nous aurions certainement été les derniers à bénéficier de leur aide. Heureusement, ils ne sont pas les seuls dans le monde. L’Yrian n’a souffert ni du tsunami ni de la tempête de grêle, pas plus que la Nayt et la plupart des États de la Grande route de l’est. Étudie ces rapports et propose-moi des solutions. Toutes les idées qui te passent par la tête, soumets-les-moi. Même stupides. Peut-être que dans le lot en surgira une bonne.
Deirane reprit l’examen de son dossier.
— Je ne vous demande pas de trouver une solution à l’instant. Rentrez dans vos quartiers, discutez-en autour de vous. Proposez-moi des mesures. Si vous avez besoin de l’avis d’un expert, ou d’informations supplémentaires, dites-le-moi. Nous travaillons ensemble. Mon bureau vous est ouvert en permanence. Si vous devez me parler, demandez à un eunuque. Et n’oubliez pas que je n’ai jamais puni une personne qui effectue sa tâche, même en cas d’échec. Par contre, je récompense largement celles qui le font bien.
Les concubines refermèrent leur dossier. Pourtant, elles ne se levèrent pas, contrairement à ce qu’avait ordonné Brun. Il comprit aussitôt.
— Larein, je n’y pensais plus. Nous allons maintenant parler d’elle.
Il prit sa plume et en lissa les barbes déjà impeccables. Elles patientèrent en silence, même si on sentait que Mericia rongeait son frein.
— Larein est décédée, annonça-t-il soudain.
Puis il examina attentivement chacune d’elle.
— Votre expression de surprise n’est pas feinte, constata-t-il. Vous ne saviez réellement pas qu’elle était morte. Avant de rendre la nouvelle publique, j’attendais de déterminer laquelle d’entre vous l’avait assassinée, une erreur qui l’aurait dénoncée ; cependant, aucune d’entre vous ne l’a commise.
Son regard se porta sur Deirane.
— Un instant, j’ai cru que c’était toi la responsable.
— Pourquoi moi ? s’écria-t-elle.
— Afin de venger tes amies Gyvan et Dovaren.
Si Terel et ses compagnes avaient mené un raisonnement similaire, les agressions envers Dursun prenaient tout leur sens. Elles voulaient se faire justice.
— J’ignorai qu’elle était morte. Mais je ne la regrette pas.
— Pourtant, on t’a vue à la morgue examiner son cadavre.
La morgue. Deirane s’y était rendue. C’était il y avait longtemps, avant même la première attaque du monstre.
— C’était elle ?
Deirane était vraiment surprise.
— Ce n’était qu’un squelette, totalement décapé. J’ai cru qu’il datait de plusieurs années.
Brun ne répondit pas. À la place, il s’assit à son bureau et observa la jeune femme un long moment sans prononcer un mot. Cet examen la mit mal à l’aise.
— Selon vous, qui a tué Larein ? demanda-t-il enfin.
— Qui ? Ou quoi ? corrigea Lætitia.
— Explique-toi.
— Ce monstre qui a attaqué le palais, n’aurait-il pas pu la tuer ? proposa-t-elle.
— Larein était déjà morte quand il a attaqué. Et s’il s’était introduit avant, on l’aurait remarqué, il est si gros qu’il ne passe pas inaperçu.
Ainsi Brun ignorait l’existence de Matak. Chenlow ne lui avait donc rien dit ? Cet être pouvait changer de forme et se glisser dans des espaces minuscules. Si cela se trouvait, il se servait en ville depuis des années sans que personne ne le soupçonnât. Même au palais, qui remarquerait la disparition d’une domestique ?
— Qui dirige sa faction ? s’enquit Mericia.
— Je l’ignore, répondit Brun. Ce n’est pas Terel qui n’est qu’une brute sans intelligence, même si l’agression contre Dursun lui ressemble bien. Ce n’est pas non plus sa sœur, qui souffre du mal des plaines. La personne qui a repris le contrôle de ce groupe reste très discrète, je n’ai pas encore réussi à l’identifier.
— Où l’a-t-on retrouvée ? Certainement pas dans le harem, sinon tout le monde saurait qu’elle est morte aujourd’hui, déduisit Mericia.
— Dans les égouts, avec tous ces cadavres.
Voilà qui confirmait l’implication du monstre. Elle allait devoir en parler avec Matak. Elle devait l’arrêter avant qu’il ne tuât encore. Ah non ! Elle n’avait plus à le faire. Dinan avait détruit Matak.
— Vous savez tout sur Larein, conclut Brun. Maintenant, vous pouvez partir.
Les concubines prirent les dossiers et quittèrent la pièce, sauf Deirane qui attendit calmement qu’elles sortissent. Dès qu’ils ne furent que tous les deux, Brun verrouilla la porte. Aussitôt, Deirane bondit sur ses pieds.
— Où est ma fille ? demanda-t-elle.
De la main, Brun lui imposa le silence. Deirane retint sa respiration, pleine d’espoir.
— Elle n’est pas destinée à devenir concubine. Elle est la future souveraine de l’Orvbel. Elle n’a aucune raison d’être cloîtrée dans le harem.
— Ce n’est qu’une enfant ! Elle a besoin de sa mère !
— Elle a besoin d’une personne qui l’élève et en fait mon héritière. En tuant Dayan et Cali, tu t’en es montrée indigne. J’ai transféré cette tâche à un tuteur plus responsable.
— Ça veut dire que je ne la verrais plus jamais !
La panique l’avait poussée à se mettre debout.
— Cela dépendra de toi. J’ai confié Bruna à une notable de la ville. Elle vit sur le port et gère une institution spécialisée dans ce domaine. Je lui ai accordé un laissez-passer qui lui permet d’accéder jusqu’à mon bureau afin qu’elle puisse me rendre des comptes sur l’éducation de notre fille, au minimum une fois tous les douzains. Si tu fais tout ce que j’attends de toi, comme le doit une fidèle concubine, j’envisagerais d’étendre la validité de son sauf-conduit pour qu’il inclue le harem. Sinon… Ai-je besoin de t’expliquer ?
Deirane se rassit, vaincue.
— Non, Seigneur lumineux.
Le visage de Brun s’éclaira d’un sourire fugitif.
— Je vois que tu comprends vite. Maintenant, rentre chez toi et effectue la tâche que je t’ai confiée.
Deirane se leva, sans oublier son dossier, et se dirigea comme une automate vers la porte.
— Et plus de meurtres, lança Brun, sinon je pourrais t’infliger bien pire que de te retirer sa fille.
Elle ne demanda pas ce qu’il envisageait. Il existait tant de réponses possibles.
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