Chapitre 46 : Le Secret de Larein - (2/2)
Après ses explications, Deirane avait ôté son gant. Pendant que Bilti se rinçait, elle continua.
— Et ce matin, en discutant avec Chenlow, j’ai compris. Un membre du clan de Larein fait partie du harem. Et ce membre c’est toi. Tu es la sœur aînée de Larein.
— Et tu comptes me pousser aux aveux ? se moqua-t-elle sèchement.
La Sangären se redressa, prenant une attitude fière.
— Tu as raison, déclara-t-elle. Larein était ma petite sœur.
— Vous n’êtes pas arrivées en même temps. Comment as-tu fait ?
— Le commis qui m’a vendue au harem travaillait pour moi en fait. Larein avait sept ans quand elle a été enlevée par un pillard qui avait attaqué notre camp. J’ai mis un an à découvrir qui l’avait achetée et monter l’opération qui m’a amenée ici.
— Tu as alors créé une faction et tu l’as placée à sa tête afin de brouiller les pistes.
— Tu te trompes. Je l’ai aidée, c’est vrai. Mais c’était sa faction. Je ne l’ai jamais dirigée en secret. Je l’assistais quand elle en avait besoin. C’était tout !
— Et maintenant ?
— C’est différent. On l’a assassinée. Je devais lui faire justice. Cette faction ne représente rien. Je l’aurai laissée tomber une fois ma vengeance accomplie.
— Pourquoi t’en prendre à Dursun ? Pourquoi pas à moi ?
Bilti repoussa Deirane sans difficulté et descendit de la douche. Elle se plaça face à la petite concubine. Elle la toisa de toute sa hauteur.
— À cause de ça ! s’exclama-t-elle.
Elle empoigna le col de la jeune femme et déchira la tunique jusqu’à la taille. Par réflexe, Deirane croisa les bras sur sa poitrine dénudée. Sans pitié, Bilti les lui écarta. La Sangären était bien plus forte qu’elle et elle n’arriva pas à l’en empêcher.
— À cause de ce tatouage, on ne peut pas te tuer. On ne peut même pas te blesser. Mais ce n’était pas grave. Te retirer Dursun t’aurait atteinte autant que si on s’en était pris à toi.
Ce que craignait Deirane était arrivé, que face à son invulnérabilité, on s’attaque à ceux qu’elle aimait. Naim ou Nëjya ne risquaient pas grand-chose. Elles étaient de taille à se défendre. Sarin, tout le monde savait que Deirane ne la portait pas dans son cœur. Et les enfants, personne n’y aurait touché. En revanche, Loumäi et Dursun constituaient des cibles toutes désignées.
— Donc ne pouvant m’atteindre, tu t’en es prise à Dursun.
Sa voix était moins assurée qu’avant. Bilti avait supporté son interrogatoire totalement nue sans broncher. Cependant, se voir retourner ce qu’elle avait tenté d’infliger à la Sangären déstabilisait Deirane. Elle parvint quand même à continuer.
— J’ai une grande nouvelle. Je ne suis pas responsable de ce qui est arrivé à Larein.
— À d’autres ! Tout le monde sait que c’est toi qui l’as tuée !
— Tout le monde se trompe. Je ne suis en rien impliquée dans sa mort. Pourquoi mentirais-je là-dessus ?
— Parce que tu cherches à protéger ta si précieuse Dursun !
— Crois-moi. Après ce que Brun a infligé à Mericia et Laetitia après la dernière attaque, tout le harem va la surveiller maintenant.
Bilti lâcha Deirane. Cette dernière résista à l’idée de se cacher la poitrine. Elle ne devait pas montrer de faiblesse.
— Tu n’as pas tué Larein ?
— Je viens de te le dire.
— Qui alors ?
— Quoi plutôt. C’était ce monstre contre qui on a allumé ce bouclier. Il sévissait depuis des mois dans les souterrains du palais. Le tsunami l’a délogé.
Bilti croisa les bras sur sa poitrine et dévisagea longuement Deirane.
— Je ne te crois pas, déclara-t-elle enfin.
— Comme tu veux. Je ne cherchais pas à te convaincre, juste à savoir si tu avais commandité les agressions contre Dursun.
— Eh bien, maintenant tu as obtenu ce que tu désires. Que vas-tu pouvoir faire de cette information ?
— Elle intéressera Chenlow.
Bilti éclata de rire.
— Et tu imagines qu’il te croira, alors qu’il te considère comme l’assassin de Cali !
— Qui vivrait toujours si le spelgrad était resté caché, fit remarquer Deirane.
— Et ?
— Tu es aussi responsable de la mort de Cali que moi. Davantage même, tu as fourni l’arme du crime.
La crise de fou rire de Bilti repartit de plus belle.
— Me mettre aussi le suicide de Cali sur le dos. Excellent, parvint-elle à articuler entre deux éclats.
Elle se calma enfin.
— Tu es folle, ma fille. Tu n’arriveras jamais à le convaincre.
— C’est inutile.
Bilti redevint soudain sérieuse.
— Que veux-tu dire par inutile ?
Deirane lui sourit. Un sourire cynique, qu’elle avait copié sur Larein justement.
— Chenlow ! cria-t-elle, vous avez tout entendu. Vous êtes satisfait ?
La porte de la salle de bain s’ouvrit et le chef des eunuques entra, accompagné de quatre gardes du harem.
— Vous m’avez tendu un piège ! s’écria Bilti.
— Pas du tout, la détrompa Deirane. C’est Dursun qui tend les pièges, moi j’improvise.
— Comment as-tu deviné que j’étais là ? s’étonna Chenlow.
— J’en avais trop dit, dans les jardins. Vous vouliez en savoir plus.
Chenlow décrocha un peignoir pendu à une patère et en recouvrit les épaules de Deirane. Elle s’y enveloppa avec reconnaissance.
— Quant à vous, Bilti…
Il laissa sa phrase en suspend. Il se tourna vers ses gardes.
— Emmenez-la, ordonna-t-il.
— De quoi suis-je accusé ? demanda Bilti.
— De tentative de meurtre sur une concubine ayant abouti à une mutilation, de participation à l’assassinat du ministre Dayan et de sa compagne Cali et de complot contre le roi en intégrant le harem sous un prétexte fallacieux.
— Je ne suis pour rien dans la mort de Dayan ! s’écria-t-elle.
— Vous avez fourni l’arme du crime.
Un garde l’empoigna pas le bras.
— Laissez-moi enfiler quelque chose, protesta-t-elle en se dégageant.
— Inutile, la contra Chenlow. La première action des gardes rouges en t’interrogeant sera de te déshabiller.
Elle ouvrit de grands yeux horrifiés.
— Et que va devenir Niode ? Si je ne suis plus là, qui s’occupera d’elle ?
— Je vais m’en charger, la rassura Deirane.
— Tu veux te venger de moi sur ma sœur !
— Une handicapée ! Pour qui me prends-tu ?
— Si tu lui fais du mal, je te tuerai.
Bilti se laissa entraîner sans résistance.
Deirane s’appuya contre le meuble qui abritait les onguents. Sa main rencontra la coupe qui contenait les billes. Machinalement, elle en prit quelques-unes dans sa main. Le regard terrifié que lui lança Bilti l’intrigua.
— Un instant ! s’écria-t-elle.
Les eunuques obéirent à l’injonction.
— Que se passe-t-il ? s’enquit Chenlow.
— Je ne sais pas encore. Elle ne nous dit pas tout.
— Elle avouera dans la salle d’interrogatoire.
De la main gauche, Deirane amena une bille à la hauteur de son œil. Ce n’était qu’un morceau de verre en albâtre veiné. Il présentait un potentiel décoratif, que la concubine n’exploitait pas en les laissant traîner dans cette coupe. Ces billes lui rappelaient quelque chose. Soudain, les paroles de la pentarque surgirent dans son esprit : elle avait ressenti de la magie en action dans ce harem.
— Je peux voir sa bague ? demanda-t-elle.
— Pourquoi ? aboya Bilti.
— Brun est l’une des personnes les plus riches du monde. J’ai du mal à croire qu’il honore ses concubines en leur offrant de simples morceaux de quartz polis.
— Du quartz, s’étonna Chenlow. C’est la plus belle émeraude que j’ai vue de ma vie, sur une monture en or elle-même remarquable.
— Moi je ne vois que du quartz.
La pâleur de Bilti à l’évocation de cette idée incita Chenlow à examiner le bijou. Bilti se laissa faire. Toutefois, des tremblements dans son bras indiquèrent qu’elle se forçait à ne pas retirer la main. Il ne releva rien de particulier, si ce n’est que ce genre d’émeraude, d’un vert aussi limpide, devait être très rare dans le monde.
Il rejoignit Deirane.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? s’enquit-il.
— J’ai déjà vu des objets semblables. Mais plus gros. De la taille du poing.
— Où cela ?
— Dans la cave où le drow m’a transformée. Le sort gems était chargé dedans.
L’eunuque saisit une bille dans le vase. Il l’examina de près. Puis il la lança au sol où elle se brisa en répandant une lumière vive. Pendant un bref instant, il devint méconnaissable, plus jeune et plus pâle de peau. Il se tourna alors vers ses hommes.
— Enlevez-lui la bague et montrez-la-moi ! ordonna-t-il.
— Non ! hurla Bilti.
Elle se débattit, cherchant à échapper à ses tortionnaires. Ils tentèrent de lui immobiliser le bras. Elle en mordit un qui cria de douleur.
— Qu’on en finisse ! Coupez-lui le doigt et amenez-moi l’ensemble ! lâcha Chenlow.
Un des eunuques prit sa dague pendant que l’autre lui maintenait la main.
— Non ! hurla-t-elle à nouveau. C’est bon ! Je vous la donne !
Elle se dégagea et s’écarta des eunuques. Puis elle entreprit de faire glisser la bague de son doigt. Elle était un peu étroite et progressait difficilement. Bilti referma la main dessus et se dirigea vers le vieil eunuque. Chenlow tendit la paume. Il attendit patiemment qu’elle ouvrît les doigts. Au moment où le bijou quitta la peau de la concubine, un éclair illumina la pièce et Bilti se transforma. Envolés le visage adorable, la silhouette avenante, la chevelure flamboyante. Même la poitrine, bien que menue, avait fondu. Bilti était toujours belle. Mais le passage des années avait laissé sa trace sur son corps. La femme qui se tenait devant eux était âgée, presque autant qu’Orellide. Cependant, le temps n’avait pas été aussi clément qu’envers la reine mère. Et l’émeraude disparut, laissant place au quartz qu’avait décrit Deirane. Deirane reconnut alors Kathal qui s’occupait de la chambre de Bilti quand cette dernière était absente.
— Un sort drow qui fait paraître jeune et belle, constata Chenlow. Je ne m’y attendais pas.
— J’étais belle dans ma jeunesse.
— Je n’en doute pas, malheureusement ce temps est révolu.
— Tu n’es pas la sœur de Larein, déduisit Deirane. Tu es trop âgée.
— Je suis leur mère à toutes les deux.
Chenlow ne dit rien, regardant cette femme qui les avait tous trompés avec un sort gems. Il se demanda un instant ce qu’elle avait bien pu offrir en paiement d’une telle quantité. D’un autre côté, des billes aussi petites ne coûtaient presque rien, l’allocation que Brun donnait à chaque concubine devait suffire à se les procurer. Cependant, elles ne possédaient qu’un effet très limité dans le temps, c’était peut-être ce qui expliquait qu’on voyait peu Bilti en public. La plupart du temps, elle jouait le rôle de sa domestique, ne se métamorphosant en Bilti que quand c’était nécessaire.
— Que va devenir Niode maintenant que je ne peux plus m’occuper d’elle ?
— Je t’ai promis que j’en prendrais soin. Et je tiens toujours mes promesses, répéta Deirane.
Bilti ne pouvait que se contenter que de cela. Elle n’insista pas.
Deirane décrocha le luxueux peignoir de soie pendu à une patère et le donna à la vieille femme de chambre. Elle la prit et s’en enveloppa vivement. Pour la reconnaissance, Deirane en fut pour ses frais.
— Amenez-la dans la cellule de dégrisement des domestiques, ordonna Chenlow.
Les deux eunuques s’exécutèrent.
Quand elle eut disparu de la suite, Chenlow se tourna vers Deirane.
— Tu as intérêt à tenir ta promesse, lui conseilla-t-il.
— Niode est une innocente, elle ne mérite pas de souffrir à cause de sa famille.
— Bien.
— Que va devenir Bilti ?
— Même si elle nous a trompés, ce n’est qu’une mère qui voulait protéger ses enfants. Et les charges retenues contre elles sont peu sérieuses. Lui mettre la mort de Dayan sur le dos n’est pas réaliste. Brun va la regretter – elle était bonne au lit, paraît-il – puisque son rôle de concubine est terminé. Elle va finir sa vie ici, comme odalisque.
— Vous n’avez pas peur qu’elle continue ses manigances ?
— Si elle marche droit, je l’attribuerai à sa fille. Sinon, elle restera dans les communs, loin du harem, et elle ne la verra plus jamais. Ça devrait constituer une motivation suffisante.
Chenlow allait sortir. Deirane le retint d’une main légère.
— Merci, dit-elle. Mais parler de mutilation, vous n’y êtes pas allé un peu fort.
— Dursun ne marchera plus jamais normalement et gardera peut-être une cicatrice au visage. Connais-tu un meilleur terme ?
— Non, répondit Deirane.
Chenlow quitta enfin la pièce, laissant Deirane seule. Elle s’assit sur le bord de la baignoire, un goût amer dans la bouche. Elle avait gagné. Dans l’espoir de revoir sa fille, Bilti ne tarderait pas à avouer le nom de ses complices. La faction de Larein serait certainement démantelée. Mais à quel prix ? Combien de souffrances allaient encore tomber sur le harem ! Cette guerre continuelle entre groupes rivaux l’écœurait. Heureusement, celui de Laetitia n’était pas agressif et Mericia était maintenant une alliée. Cela signifiait-il qu’elle aurait vraiment la paix ? La majorité des concubines n’étaient affiliées à personne. Un nouvel ennemi pouvait surgir à tout moment. Elle se demanda ce que l’avenir lui réservait.
Ne la voyant pas revenir, ce fut Dursun qui vint la chercher et la ramena dans son appartement. À cause de son genou, l’adolescente avait eu du mal à grimper les deux étages. Deirane ne pouvait faire moins que de la suivre.
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