Le parapluie
Le brouillard tombait et la pluie incessante me glaçait le dos. J'étais parti avec le soleil, mais le temps avait brusquement changé. Je m’étais garé sur ce grand parking vide, ou seule, une voiture était stationnée comme oubliée par ses propriétaires, et j’avais suivi, confiant, le long chemin de pierre et de sable blanc. J'espérais découvrir le fameux panorama ; Monumento natural Monte Santiago et sa vertigineuse chute d’eau ; el salto Del Nervión, promis sur le grand panneau planté à l’entrée du site. Une prairie blanche, grillée par le soleil, m'entourait, paysage banal et sans attrait. J’avais imaginé l'Espagne sous d'autres lumières moins ternes que ce tableau quelconque. Le chemin large et rassurant du début avait disparu et s'était transformé en un petit sentier. Je continuais, pugnace, à l’assaut du lieu, conquérant solitaire sur des terres inconnues. Je marchais depuis plus d'une demi-heure sous ce soleil ibérique. Je m’étais lancé sans préparations particulières, encouragé par le beau temps, avec un sentiment de liberté, insouciant. Je gardais néanmoins à l'esprit que, tôt ou tard, il me faudrait faire le parcours inverse. Avec la distance et le temps, la crainte de me perdre, de ne pas savoir retrouver le chemin de retour sur ces territoires étrangers, commençait à me tourmenter. Alors je conservais en mémoire les moindres détails de mon périple ; un changement de direction, un bosquet, un rocher, tout pouvait servir à me repérer. Maintenant, je m'enfonçais dans un bois de bouleaux aux formes torturées ou un petit layon serpentait entre les arbres. Finalement, après une heure de marche, j’arrivais sur une zone dégagée. Je parvenais enfin sur ce lieu tant espéré. Les bords de la falaise se dessinaient. La profonde vallée remontait telle une vague mourante sur cet obstacle infranchissable. L’horizon infini s'ouvrait à mon regard sur un paysage luxuriant d’un vert éden. Grisé, devant ce spectacle magnifique je me sentais vibrer et appartenir à ce monde. Triomphant et conquérant j’avais atteint mon but. En contrebas, de vertes prairies s'étendaient, formant un imposant damier de culture et de monts boisés. Mon regard se perdait sur cette immensité. Plus loin, une plateforme métallique suspendue dans le vide, accrochée à l'arête de la falaise, garantissait aux promeneurs une vue inoubliable sur la chute d’eau. Malheureusement pour moi, à cette époque de l’année, la cascade tant espérée n’était qu’un mince filet ruisselant sur les rochers abrupts. J'avançais sur le plancher ajouré. Les nuages caressaient les bords anguleux de la falaise, s’accrochaient aux arêtes, s'étiraient et se déchiraient en lambeaux vaporeux tourbillonnant dans les airs. Au fond du précipice, le plateau s’étendait à perte de vue, un sentiment de vertige m'envahissait.
En un instant les nuages s'amassaient, arrivant par paquet, enveloppant bientôt l'endroit dans un épais manteau de brume grise et froide. Le soleil disparaissait derrière ces nappes humides laissant entrevoir par instant une éclaircie aussitôt évanouie. Je ne distinguais plus la falaise et ses contours. La vallée s'effaçait. L'endroit prenait des airs maussades et tristes. Les premières gouttes tombaient. J'étais pris de frissons. Il était temps de retourner à la voiture. J'avançais dans ces nuées en suivant le chemin qui bordait la falaise. Quand j'aperçus, à la faveur d’une trouée, une inquiétante silhouette dont je ne distinguais pas complètement les contours. L’intimidante créature se tenait plantée à quelques pas de moi. D'abord incertain, je compris soudain que c'était un vautour. Posé sur ses pattes, immobile, figé dans une posture d'oiseaux endormi, la tête engoncée entre ses ailes pour résister au froid et à la pluie, il se reposait. Pétrifié dans l'attitude d’une sculpture de pierre, surprise autant que moi, la statue tourna la tête dans ma direction. Prudent, je restais à distance à l'observer, sidéré. Sa silhouette apparaissait et disparaissait au gré des nuages. Alors il se mit en mouvement et disparut totalement, enveloppé par le voile algide du brouillard. Inquiet mais téméraire, j'avançais encore sans savoir où pouvait être ce grand volatile dans cet environnement au contour imprécis. Là, au bord de la falaise, d'autres vautours s’étaient regroupés, les uns s'élançaient dans les airs, d’autres tombaient du ciel, lourds. Leurs silhouettes fugitives et impressionnantes s'évanouissaient dans la brume. D'abord excité par leur présence, je déchantais rapidement, anxieux de voir ces grands oiseaux se dissoudre dans la brume. Je n'étais pas le bienvenu. Dérangé par ma présence inopportune, leur long cou en avant, ils marchaient sur le sol tels des pantins désarticulés jusqu’au bord du précipice où ils se laissaient tomber dans le vide. Ma venue à cet endroit les chassaient de leur dortoir. Je sentais leur regard se poser sur moi. Certains devaient même à cet instant voler au-dessus des nuages, épier mes gestes de leur vue perçante à travers l’épais voile de brume. Je les imaginais planant et m'observant, invisibles guetteurs, sentinelles du sanctuaire. J’avoue qu'un instant, j’ai cru qu’ils ne céderaient pas leur territoire aussi facilement. Qu’un de ces volatiles émergeant du brouillard armé de ces griffes acérées et de son bec crochu, tomberaient du ciel comme la mort et viendrait me lacérer le corps pour l’avoir dérangé dans son repère, son lieu de repos ou après une journée de maraude à planer dans les courants d'air ascendant, il venait se reposer, se ressourcer. Mais rien ne se passait, ils renonçaient, ils capitulaient, acceptaient la défaite et me cédaient leur territoire sans résistance. Pourtant c’était à moi de partir. On ne gagne pas toujours à vouloir s’imposer. Avec humilité, je quittais le lieu, je le redonnais à ses propriétaires légitimes et à l'endroit, sa raison. Je ne faisais que passer mais je perturbais déjà le groupe. Je ne me reconnaissais pas le droit de bouleverser leur habitude plus longtemps, même si les humains, éternels profanateurs des espaces naturels, dans leur majorité se considèrent partout comme chez eux. Leur apparente supériorité leur octroie le droit erroné d'investir le territoire d'autres créatures. Il serait normal, naturel qu’elles se défendent. J'avais partagé malgré moi dans un instant fugitif la vie de ces grands oiseaux. Mais j'étais conscient d’avoir violé leur tranquillité, leur quiétude. Je quittais ce lieu, pour moi extraordinaire, magique, pour eux ordinaire, pour reprendre ma route vers la voiture.
La pluie tombait de plus belle. Le paysage idyllique du début faisait place à une grisaille sans horizon. Je rêvais de pouvoir m'abriter sous un parapluie. J'étais parti sans prendre garde au temps qui pouvait, malgré le soleil rassurant du départ, changer rapidement. La pluie qui tombait me rappelait cette règle, ne jamais partir sans prendre de précaution. L’image du parapluie s'imposait. Cette pensée obsédante se transforma en prière, en supplique. Marmonnant mon oraison jaculatoire inlassablement pour oublier mon infortune et admettre que seul et démuni on ne peut s'en remettre qu'à dieu. Retirez-moi cet appui et je tombe. Le parapluie apparut alors dans la brume au bord du chemin comme surgit un lapin d'un chapeau de magicien, oublié là par inadvertance ou perdu par un étourdi, une étourdie. Mais une étonnante providence répondait à mon appel. Pourquoi ce parapluie me paraissait familier ? Il me semblait le reconnaître, je l'avais déjà vu. Il me rappelait celui que possédait ma grand-mère. A cet instant jaillit à mon esprit son image. Parfois le hasard peut faire surgir en nous des souvenirs. Il suffit d’un parfum, d’une odeur, d'une image, alors une douce sensation de déjà vu nous envahit, nous engourdit ou nous submerge, nous bouscule, pris par une déferlante, l’émotion nous emporte, nous engloutie à nous faire perdre pied. J’aime me raccrocher à l'idée que les personnes que j’ai connues, que j’ai aimé, ne sont pas mortes. Elles sont là quelque part dans les limbes, dans un monde parallèle, un monde que j'imagine froid, sans lumière, où eux seuls peuvent nous observer, attendant une hypothétique rédemption de leurs mauvaises actions terrestres, promises à un paradis merveilleux, reste d’une croyance d’un autre temps, inculquer pendant mon enfance au catéchisme. L’image de ma grand-mère me revenait, elle qui n’oubliait jamais d’aller prier, genoux pliés, posées sur les bancs froids des églises, face à un christ en croix impassible. Était-elle récompensée de ses efforts ? Était-elle quelque part à attendre son tour, que Dieu lui fasse signe. Son souvenir s'imposait, les moments passés ensemble, son départ vers l’autre monde si rapide à l'hôpital d'Alençon. Elle portait toujours ces vêtements sombres des vieilles femmes d'après-guerre comme endeuillée à perpétuité. Le souvenir d'êtres chers partis trop tôt pesait lourdement sur ses épaules. Elle ne se plaignait jamais, elle avait appris très tôt que rien ne venait au secours de ceux qui pleurent, que la prière est un réconfort, un soutien, mais que l'effort de survie, la lutte est pour ce qui reste. Elle gardait la tête haute, résistante. A cet instant elle était là, avec moi, sous cette pluie glacée, marchant à mes côtés avec sa canne. Elle avait couvert sa tête de cet article bon marché en plastique transparent que les femmes portaient pour se protéger les cheveux de la pluie. Bien sûr, les seuls fantômes qui existent sont ceux qu'on a dans la tête. Ils nous accompagnent, infatigables serviteurs de nos angoisses. Mais j'etait persuadé qu'elle était là à me surveiller, infatigable ange gardien. J’aimais le croire, sa présence imaginaire me rassurait. Avait-elle posé ce parapluie sur ce chemin pour m’aider ? J'arrivais à la voiture, troublé, mais abrité sous ce mystérieux parapluie. La pluie cessait. Je reprenais la route. Je continuais mon périple le long du chemin de Compostelle jusqu'aux terres reculées du Finistère espagnol.
Les années ont passé, mais j'ai gardé le parapluie, souvenir impérissable d’un jour de pluie, perdu, loin, sur les hautes terres espagnoles. Merci grand-mère.
Annotations