Cosmocratie

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— Alors, camarade, belle manif, n’est-ce pas ? me lança un homme d’âge mûr qui semblait être le leader du groupe.

— Euh, oui… je ne sais pas trop, je débute à vrai dire.

— Ha ! Une nouvelle recrue ! s'exclame-t-il. C’est toujours un plaisir de voir des jeunes s’impliquer. Il est crucial que la nouvelle génération s’intéresse à la politique !

— Merci, mais… pourriez-vous m'expliquer vos revendications ?

— Bien sûr, mon ami ! Nous représentons le syndicat des enseignants, “Profs 5000”.

— Il n’y a pas de robot parmi vous, rassurez-moi ?

— Non, mais nous avons un xylémien qui enseigne les langues étrangères ! répond-il avec un clin d’œil.

Ouf, pas de robot. Un soulagement.

— Nous sommes ici pour dénoncer l'état lamentable du système éducatif sur cette planète, reprit l’enseignant. L’État délaisse complètement son devoir d’éducation, et aujourd’hui, la majorité des citoyens est devenue inculte. L’éducation se résume à un simple apprentissage technique pour préparer la main-d'œuvre… et c’est tout ! On a dit adieu à la philosophie, à l’histoire, et à l’analyse littéraire ! Comment voulez-vous qu’un peuple élise quelqu’un d’honnête, d’intelligent et de juste s’il n'est même pas capable de comprendre la première phrase d’un discours politique ? C’est désolant ! Les rues sont peuplées de béotiens…

Ce type travaillait du chapeau, si vous voulez mon avis. Un de ses collègues s’approcha avec une pancarte laser où l’on pouvait lire « Non aux réduxions de posts, plus de sous pour les profs ».

— Salut ! Je suis prof de maths ! Bienvenue chez Profs 5000. Il avait retiré son masque respiratoire pour mieux chanter avec la foule.

— Vous voyez, s'il y avait encore un peu d’enseignement musical, les chants de protestation seraient bien meilleurs ! Tout commence par l’apprentissage, c’est la base de toute société ! ajouta-t-il avant de se remettre à chanter, tout en balançant sa pancarte de gauche à droite.

Il semblait pencher du côté gauche, mais je n’eus pas le temps de vérifier, car mon premier interlocuteur reprit la parole.

— Alors ? Belle manif, hein ? Les MORV (Milice d’Ordre Répressif et Violent) attendent sûrement qu’on arrive à la fin du parcours pour nous charger. À moins qu’ils aient subi des réductions de budget eux-aussi ! Il éclata de rire.

— Mais… les politiciens disent souvent qu’on a une dette publique et que, pour cette raison, il faut réduire les dépenses. C’est logique, non ? Si on a moins d’argent, on doit dépenser moins.

— Ha ha ! Quelle blague ! s’esclaffa-t-il. Une planète comme la nôtre peut largement supporter sa dette, même s’il s’agit d’une somme colossale ! C’est un prétexte, une justification idéologique pour sabrer dans les services publics et leurs infrastructures.

Il semblait savoir de quoi il parlait. Je ne savais pas trop quoi répondre, mais heureusement pour moi, il n’avait pas besoin d’auditoire pour continuer. C’était un prof après-tout…

— Vous voyez, on pourrait même réduire cette dette avec un peu d’inflation. Mais tous les gouvernements luttent contre ça. Vous savez pourquoi ?

Soudain, une salve de sifflets et de cris retentit. Les MORV faisaient leur entrée, apparaissant dans les rues perpendiculaires comme une marée verdâtre, la couleur de leurs uniformes. Les manifestants les redoutaient plus que tout.

— Je vais vous dire pourquoi, moi… reprit le prof, impassible face à l’arrivée des forces de l’ordre.

— Les salaires sont si bas sur cette planète que si l’inflation augmentait, le niveau de vie chuterait en dessous du seuil de tolérance, et bam, c’est la révolution. Aucun gouvernement ne veut ça, car ce serait la fin.

Il gesticulait pour appuyer ses paroles, ses yeux brillants d’un feu passionné. Il était agaçant, mais captivant.

— On pourrait peut-être compter sur la croissance, mais comment voulez-vous augmenter la croissance sur une planète où l’espace est occupé à 99 % ? Les naissances sont strictement contrôlées depuis longtemps pour éviter le surpeuplement.

Je commençais à réaliser qu’il n’avait peut-être pas tort. Je me souvenais à présent des raisons pour lesquelles l’État réglementait les naissances.

— L’État emprunte aux familles riches d’ici et des planètes les plus proches, et ces familles n'accepteront jamais d’effacer la dette. Elles soutiennent le pouvoir en place pour garantir la stabilité et les intérêts confortables qu’elles perçoivent. Elles n’ont aucun intérêt, excusez le jeu de mots, à ce que la dette soit résorbée. C’est tout simplement de la cosmocratie ! Et pendant ce temps, la société s’appauvrit, les services publics s’effondrent, et je ne vous parle même pas du reste…

Son sourire s’étira. Il arrivait au cœur de son argumentation, un discours manifestement bien rodé.

— Ce système tient parce que les gens sont trop ignorants pour comprendre l’importance du débat public. Ils votent pour celui qui a la meilleure répartie ou qui est le plus photogénique. Même un parti idiot peut les manipuler ! C’est d’ailleurs ce qui se passe en ce moment.

Son sourire devint carnassier.

— Quand la pauvreté et l'ignorance auront atteint un certain seuil, il y aura une révolution. La classe politique sera balayée, et ceux qui resteront, instruits et honnêtes, pourront prendre les rênes. Ce sera enfin l’occasion d’effacer cette maudite dette !

Je le regardai, incrédule. En vérité, je n’avais pas tout compris. Peut-être que son discours sur l’éducation n'était pas totalement insensé ?

J’allais répondre quelque chose, n’importe quoi, quand un bruit sourd ébranla l’avenue Simak. Les MORV venaient de lancer leur attaque. Je pensais avoir le temps de rejoindre mon rendez-vous chez le doc avant, mais c’était raté.

Les rangs des manifestants éclatèrent. Les profs se dispersèrent, et les groupes se mêlèrent dans une confusion totale. Les MORV avançaient, implacables. Leurs robots de première ligne, armés de matraques électriques et protégés de boucliers, formaient une muraille mobile. Rien ne semblait pouvoir les arrêter.

À l’écart, leur chef observait la scène, perché sur un véhicule blindé. Son service de communication filmait tout, triant déjà mentalement les images pour le flash d’info du soir. La répression apparaîtrait propre, et les morts violentes seraient cachées. Un bon ministre ne laisse rien au hasard.

Dans la mêlée, je luttais pour ne pas me faire piétiner. Et soudain, une idée. Le QG des soussols ! J’avais mon pass électronique dans ma combinaison, je pouvais m’y réfugier. Je m’éclipsai donc discrètement dans le bâtiment, à l’abri du tumulte.

À l’intérieur, seul, je soufflai un moment. Pourquoi charger une foule qui se contentait de scander des slogans ? Je n’avais jamais envisagé les choses du point de vue du manifestant. Ça fait réfléchir, non ?

Je repensai à ces conversations étranges avec les profs. Ils avaient éveillé quelque chose en moi. Un intérêt nouveau. Peut-être que, la prochaine fois, je reviendrai manifester. Qui sait ? Tout dépendait du nombre de survivants après aujourd'hui… mais il y aurait sûrement une autre occasion.

Et quelle différence avec les manifs auxquelles je participais autrefois, quand j’étais flic !

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