Une curieuse équipée

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Saavati s'agenouilla elle aussi. Mais Reg Teixo s'empressa de la faire lever.

— Debout, Dame Saavati. Samaël me tuerait s'il apprenait que je vous traite comme une esclave.

— Merci Reg Teixo. Il me faudra du temps pour m'y faire. Les galères et l'esclavage ont bien failli avoir raison de l'ancienne Nonce Apostolique. Mais permettez-moi de vous présenter mon amie. Je lui dois la vie.

L'homme se tourna vers laguerrière.

— Ainsi c'est donc toi, Yumi ? J'aurais dû m'en douter. Cela fait bien longtemps qu'une femelle au crâne rasé était restée debout devant moi.

— Je n'ai pas pour habitude de m'agenouiller, Reg Teixo. Dans mon monde, les femmes vont debout, la tête haute.

Les deux hommes éclatèrent de rire. Ce fut Garm qui reprit :

— Elle a du caractère, la petite.

Yumi le fusilla du regard, vexée par le quolibet qui l'infantilisait, mais l'homme feignit de l'ignorer.

Ashka ! lança-t-il d'un ton autoritaire.

— Maître ?

— Va me chercher Xanthie. On ramasse nos affaires et on embarque dès ce soir.

Sitôt dit, sitôt fait. Ashka était déjà de retour, tenant par le bras une très jeune fille nue comme un ver. Elle avait la tête presqu'entièrement rasée, surplombée d'une longue queue de cheval ramenée en chignon sur le sommet du crâne. Entre ses deux petit seins pendait une boite en fer blanc, cabossée, accrochée par une chainette à l'épais collier de métal qui lui enserrait le cou. Ce fut en la voyant toute souillée que Yumi réalisa. La petite putain du dehors !

— Apporte, fit Garm.

La jeune fille s'avança, tout sourire, et renversa fièrement le contenu de sa boite sur la table. Il compta les quelques sous et ne la regarda même pas en les empochant. Son regard noir laissait à penser qu'il n'était pas satisfait.

— Va te laver. Tu as du foutre jusqu'aux genoux. Et frotte bien, on part dans une heure.

Il se leva sous le regard courroucé de Yumi, sans même y prendre attention.

***

Ils avaient appareillé peu après le coucher du soleil, profitant de la marée montante qui, maintenant encore, les poussait au cœur de l'immense delta. Ils n'en atteindraient le goulot qu'au petit matin. Le Capitaine, un petit homme bedonnant au cheveu rare et à la langue bien pendue, semblait confiant. Une fois engagés dans le fleuve même, le courant, bien que contraire, serait modéré durant la première partie du voyage et le vent arrière leur permettrait de remonter sans effort le fleuve majestueux jusqu'aux confins des plaines. Par la suite, c'était la compagnie de hâlage qui assurerait la progression de la lourde embarcation au moyen de dix douzaines de iŭga réparties sur chacune des rives. À mi-chemin, la traversée des gorges rendrait le hâlage impossible. Ils embarqueraient alors quatre douzaines d'entre elles, qui souqueraient jour et nuit.. Car si l'embarcation était pourvue de rames, son équipage était réduit au strict nécessaire afin de maximiser la charge utile. Le gros des marchandises était entassé sur le grand pont, la timonerie et les quartiers de l'équipage occupant la poupe du navire. Un mât central portait l'unique voile rectangulaire. À la proue, l'on trouvait des logettes destinées à accueillir les marchandises plus fragiles ou précieuses, telles que des épices rares ou de riches étoffes, ou encore les denrées que l'on voulait soustraire aux rayons meurtriers du soleil.

***

C'était leur première nuit sur le bateau. Dix jours de navigation devaient les mener aux portes du désert et, partant, au campement de Samaël. La remontée du fleuve permettait de gagner plus d'une demi-lune d'une chevauchée pénible et d'aborder frais et dispos la périlleuse traversée des dunes avant de rejoindre leur destination.

Malgré le léger clapotis de l'eau sur la coque, Yumi ne parvenait pas à trouver le sommeil. Plus tôt dans la soirée, elle avait surpris un matelot avec la petite Xanthié. Elle n'eut pas été étonnée que son ignoble maître l'ait mise à la disposition de l'équipage pour régler au moins partiellement leur périple. Elle en était là dans ses sombres pensées quand Saavati, allongée à ses côtés, vint se blottir contre elle. Bien que le Capitaine leur eut réservé une des alvéoles à grain à l'avant du navire, les sept compères avaient préféré dormir à même le pont. L'idée de s'entasser tous et toutes dans cette soute minuscule et mal aérée avait vite été emportée par la perspective d'une nuit tiède à la belle étoile. Les astres célestes brillaient d'ailleurs de mille feux. Elle essaya de repérer ceux qui d'ordinaire, lui permettaient de s'orienter la nuit, sans succès. Bientôt la lune majore se lèverait, suivie en milieu de nuit par sa sœur minore. Les yeux rivés sur ce firmament étrangement différent du sien, Yumi ignorait que sous peu, elle assisterait à un spectacle à couper le soufle.

— Tu dors ? chuchota Saavati.

— Du tout. Je réfléchis ...

La Nonce glissa sa main entre les cuisses de son amie, qui la repoussa avec douceur.

— Tu penses à quoi ?

— A tout ça. Ces malheureuses que vous traitez comme du bétail. A la façon dont ce ... Garm s'adresse à Ashka. A la petite Xhantie ... où est-elle encore, d'ailleurs ?

Un peu plus loin, Garm dormait, seul. Il ronflait bruyament, Yumi priait pour que ce bourdonnement incongru soit l'unique cause de l'absence de la gamine. Peut-être avait-elle trouvé le sommeil ailleurs. Teixo, Antje et Ashka s'étaient installés de l'autre côté du pont. L'énorme ballot qui les séparait d'elles ne suffisait pas à étouffer les gloussements et les soupirs lascifs qui émanaient du trio. Nul doute que ces trois là n'aient trouvé de quoi s'occuper fort agréablement. Saavati ne s'y trompa pas et ne devait point y être insensible car déjà, sa main déposait une douce caresse sur le ventre de sa compagne. Encore une fois, cette dernière réussit à s'y soustraire. Elle glissa sur le côté, tournant le dos à la brune.

— Je n'aime pas cet endroit, marmonna-t-elle.

Saavati, résignée, s'écarta d'elle avant d' enchaîner :

— Ne juge pas trop vite mon monde. Il a ses beautés. Puisses-tu contempler un jour les reflets de nos deux lunes dans la mer de silex. Puisses-tu entendre réciter un des merveilleux poèmes d'Aède, conté à l'ombre des tours végétales de Nénamenzi, la ville-plante... Puisses-tu connaitre l'éveil et t'enivrer du Caudalia (1) parmi les hommes et les femmes du désert. Mon monde est rude et dur, mais il déborde d'espoir. Il ne connait pas l'hiver.

— Ton monde réduit nos sœurs en esclavage, quand il ne les ramène pas au rang d'animal. Nous traitons mieux nos bœufs que vous vos iŭga. Nos hommes sont forts, mais ils respectent nos femmes et adulent nos enfants.

— Ne les mets donc pas tous dans le même sac. Attends de voir le vertueux et bel Aymeris, preux chevalier et Capitaine de la Garde de la Papesse. Ou de rencontrer le prophète, Samaël, qui un jour nous ...

Samaël ! Vous n'en avez que pour lui. Tous ici voient en toi sa Promise. Jamais tu ne m'en avais parlé ! Qui est-il donc ?

La voix de Yumi était lourde de reproches. Y pointait aussi l'ombre de la résignation.

— Cette union permettra de nous libérer tous. De nous libérer toutes. Esclaves, iŭga, mendiants, malades, prostituées, paysans. Samaël dit que nous sommes tous égaux, que nulle vie ne vaut plus qu'une autre, qu'aucun homme n'a de droits sur un autre, pas même sur une femme. Il abhorre jusqu'au mariage, prétendant qu'il aliène les êtres. Mais s'il veut s'allier les partisans de la Papesse, et ils sont nombreux, il devra s'y plier. Cette union est nécessaire.

Yumi marqua un temps d'arrêt avant de reprendre, d'une voix douce :

— Est-ce que tu l'aimes ?

— Je l'admire et le respecte. Il n'a pas le charme d'Aymeris - elle pouffa de rire, en silence - mais il est bon et juste. Et solide, ajouta-t-elle, mystérieuse. Il fera un parfait époux.

Une ombre glissa à leurs pieds, dans un silence absolu. Elle s'arrêta à hauteur de Garm et s'allongea contre lui. Saavati, elle, vint se blottir dans le dos de Yumi. Elle enfouit son nez dans sa nuque, passa son bras sur son flanc, posa sa main sur son sein. Insista.

— Pas ce soir ... le cœur n'y est pas.

— Ce n'est pas ce que me dit ton corps, chuchota la brunette. Tes mamelons sont durs comme la pierre.

— Peut-être. Ce doit être ce vent, il a bien fraîchi me semble-t-il.

(1) Caudalia : boisson à base d'alcool et du sang de Samaël.

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