Samaël

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La tente du seigneur des lieux se dressait, immense, au sommet d'un monticule de sable, juste en bordure de l'oasis. Ses deux faîtes symétriques culminaient à plus de six toises. On y accédait par une ouverture si haute et large que la petite troupe de visiteurs aurait pu y pénétrer à dos de tribosse. Mais bien que l’escorte les eut accompagnés jusqu’à l’entrée, ils mirent pied à terre devant les quatre gardes armés qui flanquaient l’accès.

Ces derniers s’écartèrent devant Aïcha la Rouge et ce fut à sa suite que les voyageurs franchirent les longs voiles de tulle qui barraient l’entrée. Le contraste avec la fournaise qui régnait à l’extérieur était saisissant. Le haut plafond devait servir de piège à chaleur, pensa Yumi. Tout en haut des murs de toile, un astucieux système d’ouvertures permettait de laisser sortir l’air chaud et entrer la lumière. Il fallut cependant un instant à la jeune guerrière pour que ses yeux s’habituent à la douceur de l'éclairage.

C’est alors qu’elle le vit.

Même affalé dans un amas de coussins, il paraissait immense. Yumi frissonna, comprenant maintenant la raison d’être de cette porte démesurée. Bien qu’assis, voire avachi sur sa couche, il les toisait de haut. La musculature impressionnait, mais les déformations de son corps la mirent mal à l’aise. Tous ses os semblaient tordus. Son dos, en particulier, présentait des excroissances improbables. On eut dit un bossu dont la chair massive s'employait à dissimuler les difformités osseuses. Une peau épaisse comme le cuir d’un buffle présentait une étrange structure géométrique, rappelant les écailles d’un poisson gigantesque. Vêtu d’un simple pagne, il assumait son apparence avec un naturel désarmant. L'homme – si tant était qu'il en était un – les gratifia d’un léger sourire et congédia deux femmes à moitié nues qui s’en allèrent à contre-cœur.

À la droite du maître du désert, un homme sec et grisonnant, au port noble et au regard franc, s’avança avec cérémonie.

Reg Teixo, Reg Garm, le Saign…

— Fi donc du protocole, clama Samaël en se levant d’un bond. Ce cher Teixo !

Yumi avait reculé d’un pas, surprise. Leur hôte lui parut plus grand encore. Si Teixo lui arrivait au plexus, la jeune femme dépassait de peu l’excroissance boursoufflée qui tenait lieu de nombril au monstre.

Ce dernier gratifia Teixo puis Garm d’une franche accolade. On eut dit un adulte qui embrassait des enfants. Mais prestement, il les écarta d’un geste pour se diriger vers Saavati.

— Dame Saavati, enfin ! Vous êtes plus belle encore que dans mon souvenir. Qu’il m’est agréable et doux de vous revoir, cela fait si longtemps !

Saisissant délicatement la main de la jeune femme, il y posa les lèvres avec une émotion non feinte, tandis qu’un léger claquement émanait du sol, juste derrière la montagne de muscles.

Yumi distinga alors, atterrée, le long appendice qui prenait naissance au bas des reins de la bête, une excroissance qui venait de marteler le sol, de contentement peut-être. Elle n’en crut pas ses yeux. C’était une queue, longue de plus d’une toise et large d'au moins un pouce ! Saavati, toute sourire, ne semblait nullement se démonter. Elle remercia leur hôte avec chaleur et lui rendit le compliment en soulignant sa bonne mine.

Samaël se tourna alors vers les quatres autres jeunes femmes.

— Approchez donc, jeunes demoiselles. Sous mon toit, il n’y a ni esclaves ni iŭga. Les serviteurs que vous voyez ici s’acquittent de leur tâche de leur plein gré, en échange du gîte et du couvert.

Ce fut Garm qui intervint.

— Ne vous fiez pas à leur crâne rasé, Saigneur Samaël. Ces trois-ci sont aussi libres que l’air, fit-il en désignant Ashka, Xanthie et Yumi.

Samaël contempla la jeune adolescente d’un regard amusé.

— Elle est pourtant habillée comme une putain, fit-il, sans toutefois que le ton employé fut dédaigneux.

Puis, soulevant délicatement la courte tunique pour découvrir ses fesses juvéniles, il détailla la marque imprimée au fer rouge dans la chair tendre.

— Et elle porte la marque des esclaves de plaisir.

— Je l’ai affranchie, répondit Garm. Elle est libre d’aller où bon lui semble, mais depuis lors, elle me suit comme un chien suit son maître, ajouta-t-il, ironique.

— C’est un bien beau chien que tu as là, ou plutôt une bien belle chienne, tu serais bien ingrat de t'en plaindre.

Les hommes éclatèrent d’un rire lourd, Yumi resta impassible. Jusqu’à ce que le monstre se tourne vers elle.

— Et elle, lança-t-il en la désignant d’un mouvement de tête. Encore une putain repentie ?

Saavati ouvrit la bouche, mais la jeune guerrière la devança.

— Je suis Yumi des Terres Sombres, capitaine de la garde personnelle de Layna de Neixtador, aide de camp honoraire du Général Khaleb Ibn Al Whahid Al khawf, et fille de Tabor le valeureux. Mon nom m'a été donné par sa majesté Karyl Khan Pradesh Al Ahmar, souverain du royaume de l'Ordre, après la bataille d'Aystim Tawn ! J'ai cueilli plus de vies qu'une année ne compte de jours ! Et j’ai arraché de mes dents le visage du dernier homme qui m’a traitée de putain.

Samaël éclata de rire puis, reprenant son sérieux, la détailla d’un regard perçant. Un regard sombre, animé d’une étincelle si présente qu’elle semblait vouloir la consumer, la dévorer tout entière. Elle tint toutefois bon.

— Eh bien Yumi des Terres Sombres, tu trouveras à t’entendre avec ma fidèle Djezabelle, la Générale de mes amazones. L’humilité ne semble pas t’étouffer. Je prie pour que ton bras soit aussi fort que l’orgueil qui t’anime. Et sache que dans mon royaume, on prend des vies quand il le faut, mais on ne se vante point du sang qui souille nos mains.

***

— Tu as bien failli l’irriter, fit Saavati à l’encontre de son amie.

À l’issue de l’entretien, elle avait accompagné Yumi jusqu’à la tente qu’on leur avait assignée et qu’ils partageraient durant leur séjour. D’autorité, la guerrière s’empara de la couche la plus proche de l’entrée. Reg et Teixo s’adjugeraient fort probablement celles du fond, et elle étoufferait sous cette chaleur. Elle s'accommoderait du va-et-vient à l'entrée pour pouvoir jouir du léger courant d'air. La tente était confortable, luxueuse même avec ses tapis épais et ses lits surélevés d’un pied au-dessus du sol. Elle n’en compta pourtant que six.

— On ne dort jamais à même le sol ici, à cause des serpents, expliqua Saavati. Quant à moi, je partagerai la couche de mon futur époux, fit-elle, tout sourire.

Yumi se renfrogna.

— Il est… monstrueux.

— Il est surtout très fort… et très puissant, ajouta-t-elle, énigmatique.

— Puissant ? Il est énorme ! Cela ne te fait donc pas peur ? Il te briserait comme une coquille d’œuf. Et son… son zdargh ! Même son pagne peinait à le dissimuler.

Saavati éclata de rire.

— Serais-tu jalouse ?

— Du tout, mentit Yumi. Je m’inquiète sincèrement pour toi. Il est si répugnant. Et impressionnant à la fois. Comment pourras-tu...

— La beauté peut prendre bien des formes, l’interrompit Saavati. Une apparence avenante peut dissimuler une âme très noire. Et une belle personne peut se cacher sous une enveloppe repoussante. Regarde-le avec ton cœur, pas avec tes yeux.

— Mon cœur parle à mon ventre et mes yeux à ma tête ! La nature a ses lois, sur Exo comme sur Al'Ardh. Et il n'est nul besoin d'être fort docte pour voir que vous êtes aussi assortis qu'un varan et une colombe.

***

Saavati s’extirpa du bain avec regret. La douce tiédeur de l’eau avait eu raison de la poussière et de la sueur qui lui collaient à la peau depuis qu’ils avaient débarqué, trois jours plus tôt. C’était bon de se sentir fraîche. Déjà, les mains expertes des trois odalisques s’affairaient dans ses cheveux et sur ses ongles, tandis que deux toutes jeunes filles préparaient le far et le henné. Elle dut s’allonger et resta stoïque sous la brûlure puis la morsure de la cire sur ses jambes et son pubis. Elle s’abandonna ensuite avec délice à un massage si sensuel qu’il réveilla ses sens jusque-là engourdis dans la torpeur de la baignade. Les mains douces exploraient les recoins les plus intimes de son corps, y déposant avec délicatesse une huile au parfum capiteux qu’elle peina à identifier.

— C’est un mélange d’huile d’arghan et d’essence de rose noire, précisa l’odalisque.

Saavati poussa un soupir de contentement, n’osant imaginer ce que lui aurait coûté pareil traitement dans un bain de la capitale. L’huile cosmétique d’arghan était fort prisée. Sa production confidentielle justifiait un coût prohibitif, mais l’essence de rose noire, la fleur sacrée de la ville-plante de Nénamenzi, s’échangeait elle à prix d’or. Saavati ferma les yeux, imaginant que la vente d'un seul flacon de cette huile permettrait probablement à tout un village de subsister pendant des lunes.

Ainsi ointe et parfumée, sa peau reflétait la lumière orangée des deux douzaines de chandelles qui l’entouraient. Dehors, il devait déjà faire nuit.

Les pinceaux s’animèrent, traçant sur sa peau de fines arabesques au henné, déposant sur ses paupières et ses tempes d’épais traits de khôl, soulignant ses lèvres d’un vernis rouge sang. On ceignit ses poignets délicats et ses chevilles de fines chaînettes d’or, sa taille d’une ceinture du même métal, son front d’un diadème d’une extrême beauté. On sertit ses mamelons, les lèvres de son yoni et la capuce de son bhagasheph d’ anneaux ciselés dans un métal qui lui était inconnu. Quel contraste, pensa-t-elle, avec les lourdes manilles dont on l’avait affublée quand on l’avait vendue comme esclave.

Quand on l’invita à se mirer dans la glace qui devait faire deux fois sa taille, elle ne pipa mot, n’esquissa pas un sourire. Prenant son silence comme une désapprobation, la dame plus âgée qui jusqu’ici avait dirigé la dizaine de servantes crut bon de préciser.

— Vous serez au goût de notre Saigneur et Maître, gloire à lui. Nous avions pour tâche de vous parer comme une reine, mais c’est une déesse que nous portons cette nuit à l’autel de son désir.

Elle l’accompagna vers la sortie. Dehors il faisait nuit noire, l’air était doux. Ses pieds nus foulaient un épais tapis qui courait entre deux rangées de brûlots, droit vers la tente du maître du désert. Deux gardes la flanquèrent, veillant à ne point poser les yeux sur le corps nu de leur future souveraine, et l’accompagnèrent jusqu’à la demeure de Samaël. Ils s’arrêtèrent nez à nez avec les soldats qui en gardaient l’entrée et qui eux aussi, semblaient fixer un point à l’infini.

Saavati marqua un temps d’arrêt. Elle prit une grande inspiration, écarta les rideaux de tulle et pénétra dans l'antre de son promis.

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