Prologue
En l’an 75 de l’ère Tidal, cela se faisait. Lorsqu’il s’agissait d’unir deux maisons – on entend par là deux entreprises – dont les dirigeants n’avaient engendré que des descendants mâles, on en fiançait les plus jeunes garçons. Cela suffisait à arranger les affaires des deux familles pendant un temps mais, pour la pérennité de l’alliance, il fallait espérer que l’une des deux mères eût bientôt une fille, saine et fertile, pour prendre la place de son aîné dans le couple. Dans le cas où cela n’arrivait pas, ou trop tard, les fiancés étaient mariés et l’on s’employait à trouver, dans l’une des deux familles, une femme disposée à porter un enfant du représentant de la seconde, héritier de sang des deux partis.
Niclas Arel était au fait de ces pratiques. Tout le monde l’était. Barael Tidal lui-même, qui n'était ni plus ni moins qu'Empereur, avait vu sa vie et son pouvoir unis à ceux de Nefer Mega, Prince Héritier d'une contrée frontalière. Dans les dernières heures de sa fertilité, la tante du prince avait mis au monde la belle Iris, à qui devait revenir la régence de la contrée nouvellement ralliée, ainsi que le petit Jorad, successeur de la dynastie impériale. Le peuple avait trouvé cela charmant. Niclas trouvait cela risible.
D’un côté, il lui fallait admettre que cette extravagance seyait à la haute noblesse. De l’autre, appliqué à la bourgeoise, il avait vu le procédé donner lieu à des situations d’une bizarrerie proche de l’indécence. Drôles, par conséquent.
Simon Rogue – son jeune maître de dix ans – avait été fiancé au benjamin de Thaddeus Riordan, chef de l’entreprise éponyme. Cette maison, dont la prospérité était toute récente, ne comptait alors que cinq membres : un père, une mère et leurs trois garçons. Madame Riordan ne voulant pas d’un quatrième enfant, on avait su d’avance qu’il n’y aurait que les Rogue, leur fortune et leur snobisme millénaire, pour fournir une porteuse. Or, Monsieur Rogue était veuf et peu enclin au remariage. Ne restaient d’éligibles à la fécondation que les cousines Marnie Rogue, alors âgée de cinq ans, et Hilda Rogue qui allait sur ses seize. Contre indemnité, l’une ou l’autre devrait recevoir, courant l’an 85, la noble semence Stolas Riordan, onze ans et deux mois. Il aurait fallu voir leurs figures juvéniles se décomposer au moment de leur représenter la chose !
Le plus comique – Niclas n’y repensait jamais sans un sourire – restait la façon dont l’annonce des fiançailles lui avait été faite.
À la mi-printemps 75, le trente-neuvième jour du premier mois, les Riordan : des géants de l’édition, et les Rogue : grands acteurs du développent des chemins de fer, étaient déjà liés par quelques accords commerciaux, des liens d’amitié et un destin tragique. Ainsi, comme tous les ans depuis plus d’un lustre, Vaubran Rogue et Thaddeus Riordan étaient convenus de se retrouver pour parler affaires, sans se douter que ces mêmes affaires causeraient un jour leur perte.
La rencontre avait eu lieu chez les Riordan : une demeure ridiculement faste, perdue au cœur d’une forêt immense que les propriétaires avaient l’orgueil d’appeler leur parc.
La maîtresse de maison ne s’était pas montrée. Habitués à son inconvenance – Thérèse Riordan ne faisait jamais société avec eux – les Rogue ne s’en étaient pas formalisés. Ils s’étaient tout de même vaguement demandé pourquoi Klaus, son fils aîné, s’était éclipsé avant le plat sucré, pourquoi James, le cadet, l’avait précédé à l’entremet et pourquoi Stolas, le benjamin, n’avait pas dîné du tout, du moins, pas avec les autres… Mais n’avait éveillé les soupçons de Niclas que la chose suivante :
La jolie rousse qui travaillait à l’office des Riordan – peut-être femme de chambre, peut-être cuisinière, Niclas ne savait plus – avait surgi dans le petit salon un peu après qu’on y avait pris le dessert. Simon et son serviteur y étaient alors seuls, les deux chefs d’entreprise étant partis parler affaire. Haletante, rouge, elle avait balbutié quelque chose comme :
« Monsieur m’excuse, Maître Thaddeus invite Monsieur à monter se divertir dans la salle de jeu en compagnie de son fils. Si Monsieur veut bien me suivre… »
La bonne d’enfant ! la remettait Niclas en y repensant.
Simon, en dépit de son naturel timide, n’avait pas hésité à avancer vers l’inconnue. Ajouté à cela que l’attention trop délicate de Monsieur Riordan Père lui avait paru étrange, Niclas ne put que se rendre à l’évidence que quelque chose d’extraordinaire se préparait. Une demi-heure plus tard, peut-être moins, alors qu’il venait prévenir les Rogue que leur voiture était avancée, il avait vu les deux garçons descendre seuls par le grand escalier.
« Ces messieurs ont-ils passé un bel après-midi ? » s’était-il innocemment enquis.
Là, d’une voix bien plus grave et digne que celle de son jeune âge, Simon lui avait répondu :
« Très bon, Niclas. Comme convenu avec Père, j’ai demandé la main de Monsieur Riordan. Nous serons bientôt fiancés. »
Là, sous les regards abasourdis des deux jeunes bourgeois et de la domesticité du manoir Riordan, se figurant tous les tenants et aboutissants de l’affaire, Niclas Arel, du très haut de ses douze mille ans, avait été pris d'hilarité.
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