Ailleurs
Il neige. J’ai les doigts glacés. Non. Gelés à présent. Il neige à gros flocons. La nuit est tombée rapidement et je n’entends aucun bruit qui pourrait me rassurer. Le vent fait craquer les branches givrées, qui semblent gémir tant leur son est aigu. On pourrait croire que les ombres qu’elles dessinent sur le tapis blanc sont comme de longs bras. Ces bras avancent vers nous et pourraient nous étouffer. Dans la clarté de la lune, quasi transparente, les ombres dansent par saccades. Cette danse lugubre envahit mon espace. Je me sens oppressée. Des cris de bêtes au loin brisent le vide qui nous entoure. Ils rient. Ils rient de nous en montrant leurs crocs acérés. Ils savant bien que nous finiront par dormir. Et là, leurs rires se changeront en grognements macabres. J’ai tellement froid. Je ne peux plus bouger. Je suis paralysée. J’ai peur aussi, mais ça, je ne le montre pas. Il est tard. Bien plus de minuit, certainement. Depuis combien de temps sommes-nous là ? Allongés sur le sol caillouteux du fossé. Ne t’endors pas. Tu ne dois pas fermer les yeux. Tu dois rester éveillée. Ne ferme pas les yeux, bon sang ! Une branche a craqué plus fort que les autres. Je sursaute. Je somnole. Juste une minute. Non ! Ouvre les yeux. Surveille. Écoute. On ne sait jamais. Si quelqu’un approchait. Il est tellement tard. Qui pourrait bien passer par là ? Où sommes-nous d’ailleurs ? Boris a parlé d’une ville tout à l’heure, mais je ne sais plus laquelle. Les noms sont imprononçables dans ce pays, je ne les retiens pas. Je prends une longue respiration et je tousse, je tousse bruyamment et j’ai un goût amer dans la bouche. L’air est glacé. Je ne sens plus mes jambes. J’ai l’effrayante sensation que peu à peu le bas de mon corps ne ressent plus rien. Il se réchauffe. A nouveau, mes yeux tendent à se fermer. Je n’ai plus la force de dire non. Je me laisse aller un instant.
Et je vois son visage. Il est devant moi, ses yeux fendus en amande, son regard doux, son uniforme. Il me sourit. Il me sourit toujours. C’est comme une habitude. Mon amour. Ses lèvres articulent des mots que je n'entends pas. Ouvre les yeux ! Je me suis assoupie. Ce n’est rien. Tout va bien. Je suis encore capable de me réveiller. Le vent semble avoir redoublé de violence. Je pense à ce qu’a dit Boris, quelques heures plus tôt. Nous serons libres. Bientôt, nous serons des hommes libres. Mais, je n’arrive pas à comprendre ces mots. Tout est allé si vite. L'élection, la joie, les cris de la foule au parfum d'espoir, puis les doutes, les incompréhensions, de surprises en surprises, les manifestations, les revendications, les menaces, les restrictions, les contrôles de papier à répétition, les contestations, les arrestations, et la fuite. On n'avait pas le choix, qu'il disait Boris. Mais, ici, cachés dans ce fossé boueux à l'odeur nauséabonde, loin de notre patrie, loin des nôtres qu'on a lâchement laissés derrière, avons-nous le choix ? Je suis folle de rage. Je n'étais pas d'accord. Je bouillonne de regrets et je voudrais lui crier ma colère, lui dire que je suis faible et que je l'ai suivi par manque de courage et non par témérité comme il le prétend ! Je veux faire demi-tour, rentrer chez nous. Je prends une longue inspiration. Puis, plus rien, la colère retombe comme ce crachin glacé qui nous gèle les joues. Je joue avec ma langue contre mes dents. Les ombres continuent leurs rondes un peu folles. Une voix chante dans les branches. Si j’écoute avec attention, je reconnais des airs familiers. J’ai envie de fredonner avec le vent. Cela me tient éveillée. Je ne veux pas me rendormir. Je dois rester éveillée. Non. Je dois rester en vie. J’aperçois une lueur. Elle est loin, mais elle est vive. On dirait des phares, ils s’approchent. Le conducteur va nous voir. Faut-il qu'il nous voit ? Une chance sur deux. Être secouru ou être pendu. Je cesse de respirer. Il va passer tout près de nous. Il ne peut pas nous louper. Oui, ça y est, les phares m’aveuglent. Il ralentit. Mon cœur accélère. Le véhicule se rapproche. Je sens l’excitation battre dans mes tempes : une chance sur deux. Il ralentit encore. Il est à notre hauteur maintenant. J’entends son moteur si fort, je sens l’odeur brûlante que le pot d'échappement crache en fumée dans le brouillard épais. Il nous observe maintenant, c’est certain. Boris agite son bras. Le conducteur ne bouge pas. Pourquoi met-il tant de temps à descendre ? Sa voiture est arrêtée, mais le moteur tourne encore. Pourquoi ne descend-il pas ? N’entend-t-il pas les cris de Boris ? La voiture redémarre et notre unique espoir disparaît dans la nuit. A nouveau, le silence nous recouvre. Boris pleure, je crois. Je pense à Igor, parti chercher des vivres. Où peut-il bien être maintenant ? J’ai l’impression que ça fait des heures qu’il nous a laissés là. Et moi, je réalise que je n’ai pas pu sortir un son lorsque l’automobile a ralenti. Je me sens tellement faible. Je n’ai plus de courage.
Quelle heure peut-il être ? Depuis combien de temps sommes-nous là ? Pourquoi l’homme a-t-il passé sa route ? Comment peut-on hésiter ainsi ? La peur. Aider des fugitifs, c'est la mort assurée. J’ai envie de pleurer, j’en ai besoin. Je regarde les branches. Elles me dévorent très lentement. Je ne sais plus vraiment pourquoi nous sommes là. Je devrais me reposer un peu. Après tout, il vaut mieux rêver un court instant. J’aurais peut-être plus de forces après. Il fait déjà moins froid lorsque mes paupières se ferment. Le bois craque encore et me croque. Alors je vois ton sourire. Je ressens tes caresses et toute cette tendresse qui me fait tant de bien. Tu me murmures que tu m’aimes et m’embrasses. Je n’ai plus du tout froid.
La neige a cessé de tomber. Mais, j’ai comme l’impression que le froid s’est intensifié. Je commence à ressentir des douleurs qui jusqu’alors ne m’avaient pas inquiétée. Je pense à mon père. Il avait toujours le mot pour nous consoler ma sœur et moi. Il aurait trouvé la phrase idéale dans une situation similaire. Il aurait souri et il m’aurait passé doucement la main dans les cheveux. Pense à toutes les belles choses que tu vivras lorsque ça ira mieux. Un nuage ne fait que passer, il ne cache jamais la lumière très longtemps. Maintenant, il était assis là, près de moi, dans le manteau blanc. Ses immenses yeux bleus pétillaient.
- Tu as peur ma chérie ?
- Je n’ai pas peur si tu restes près de moi.
- Le jour se lèvera bientôt, tout ira bien. Et puis, tu sais, un nuage ne fait que passer, il ne cache jamais la lumière très longtemps.
- Je sais, papa. Mais, celui-là n’a pas l’air tellement pressé.
Boris tousse et je veux tourner la tête vers lui. Je n’y arrive pas.
- Tu es là ?
Pourquoi je ne l’entends pas me répondre ? J’ai de plus en plus mal au dos. La lumière du jour percera bientôt la toile sombre de ce triste décor, et après ?
- Papa, c’est comment la vie après ? Papa…
Je ne crois pas que tu aie le droit de m’abandonner là. Pas maintenant. Pas encore. Il a disparu avec la bise. Reviens me chercher, s’il te plaît. Je veux retrouver nos après-midis en famille, je veux revoir le sourire de maman plonger dans le tien. Je veux à nouveau me disputer avec Valeria pour savoir qui va s’asseoir près de toi au cinéma ou qui va mettre la table pour notre goûter d’hiver. Je veux revoir notre maison, notre si belle maison. Je veux monter les marches du grand escalier deux à deux pour rentrer dans la chambre et surprendre maman et Valeria en grande discussion. Je veux te retrouver, les lunettes vissées sur le nez, à boire ton grand café noir en lisant ces énormes romans que tu dévorais passionnément. Cette fois, je ne parviens pas à retenir mes larmes. Boris tousse encore. Plus fort, et il crache. J'essaie de bouger mes jambes. Impossible. Je remue mes orteils. Enfin, je n'en suis pas sûre. Ce n'est peut-être qu'une impression. Soudain, un craquement me fait sursauter. Boris bouge doucement et me fait signe de rester silencieuse en déposant son doigt glacé sur mes lèvres gercées. Je sens une présence. Je sens la chaleur de cette ombre figée, là, tout près.
Une chance sur deux.
Le coup de fusil retentit.
Tu me souris, mon amour. Je n'ai plus mal.
Mon père ouvre ses bras.
Je n'ai plus peur.
C'est sûrement ça la liberté dont parlait mon frère.
Oui, je suis enfin libre.
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