"- Installez-vous Miss Donaill, je vous en prie.

- Miss ?

- C'est ainsi que l'on vous appellera ici Miss, une tasse de thé ?"

Sans attendre la réponse, le vieux notaire disparut par l'étroite porte en bois par laquelle ils venaient d'entrer. Caitlin grimaça, elle détestait déjà la façon dont il énonçait son nom de famille, en appuyant sur le i, si bien qu'il prononçait son nom en trois syllabes : Do-na-hill.

La pièce était sombre, en ebène du sol au plafond, dans un style totalement désuet. Emplie de meubles lourds également en bois, la sensation était étouffante. Les longs rideaux rouges en velours qui encadraient les étroites fenêtres ne laissaient passer qu'une faible lumière.

Le gros fauteuil dans lequel était installée Caitlin, en acajou recouvert de velours rouge assorti aux rideaux, semblait avoir traversé les siècles. Face à elle, l'énorme bureau assorti au fauteuil, derrière lequel se trouvait un grand miroir, était recouvert de papiers. Monsieur McGrath ne semblait que peu organisé.

Arrivée tout juste la veille en Irlande, Caitlin avait été surprise d'être accueillie par un si vieil homme.

Quelques semaines plus tôt, elle avait reçu un courrier, l'informant que dans le cadre d'une succession, il voulait la rencontrer le plus tôt possible. Une affaire urgente, avait-il précisé. Après avoir rappelé le numéro inscrit en tête du courrier, elle avait accepté de se déplacer jusqu'à Kulloncaur, petit village de Connacht, province ouest de l'Irlande. McGrath lui avait promis de tout lui expliquer en détail une fois sur place, et lui avait lui-même réservé une chambre au Belly Hop, le seul pub du village qui faisait également auberge.

Située sur les bords d'un Loch, Kulloncaur semblait ne pas avoir changé depuis plusieurs siècles. Quelques maisons de pierres, un pub au centre du village, et une rue principale.

La seule chose qui avait réellement attiré l'œil de Caitlin, lorsqu'elle était descendue de la voiture de McGrath avant d'entrer dans l'office notarial, avait été l'imposant château de l'autre côté du Loch. Par ce temps gris annonçant la pluie, il était extrêmement intimidant, et Caitlin s'était dit qu'elle ne souhaiterait pour rien au monde y passer une nuit.

Assise seule dans le bureau, elle se pencha un peu vers la fenêtre pour admirer à nouveau la bâtisse qui se dressait de l'autre côté du Loch. Les murs de pierres anthracite de cette magnifique demeure lui donnaient un air mélancolique mais étrangement sinistre aussi. Son image se reflétait dans les eaux sombres du Loch et, l'espace d'un instant, elle crut apercevoir une silhouette passer devant l'une des fenêtres de l'aile Nord. Elle la fixa plus d'une minute attendant de voir réapparaître la silhouette, puis souris d'avoir pensé que quelqu'un pourrait encore vivre dans cette immense et lugubre demeure.

Un chemin partait de la porte principale du Château, longeant les berges du Loch, jusqu'à une petite chapelle, entourée d'un cimetière aux grilles métalliques.

La porte du bureau s'ouvrit sur McGrath, faisant sursauter Caitlin.

"- Magnifique, n'est-ce pas ? lança McGrath.

- Et effrayant, il en ressort quelque chose d'assez ténébreux, je ne suis pas vraiment habituée à ce genre d’édifice. répondit Caitlin."

Le vieux McGrath, visiblement ennuyé, déposa une tasse de porcelaine remplie de thé brûlant sur le bureau devant Caitlin. Il s'assit ensuite face à elle, et croisa les doigts sous son menton, la regardant par-dessus ses lunettes. Après un soupir, il se lança :

"- Très bien Miss Donaill, si j'ai tenu à ce que nous nous rencontrions, c'est que j'ai à régler une affaire quelque peu délicate. Voyez-vous, cela fait des mois que je recherche les successeurs légitimes de la demeure et des biens constituant ladite succession. A chaque fois que je pense enfin pouvoir régler l'affaire, l'héritier potentiel refuse la succession et s'évapore. Si bien qu'aujourd'hui vous êtes la dernière personne pouvant encore réclamer cet héritage."

Il marqua une pause, prenant le temps de rassembler nerveusement quelques papiers, puis pris une grande inspiration et, tout en fixant Caitlin droit dans les yeux, lui demanda :

"- Miss, si je vous dis Tharnam Castle, est-ce que cela évoque quelque chose pour vous ?"

Caitlin tourna instinctivement son regard vers le château de l'autre côté du Loch.

"- Oui vous avez deviné, mais le fait que vous ne soyez pas encore sorti en courant comme tous les autres membres de votre famille, m'indique que vous n'avez absolument aucune idée de la réputation de Tharnam Castle.

- Sa réputation Monsieur McGrath ?

- Voyez-vous, nous sommes une région isolée et peu peuplée, les familles vivantes ici sont installées depuis plusieurs siècles, et comme dans beaucoup de comtés de la province, nous avons notre lot de mythes et de légendes. L'une d'elles justement concerne Tharnam Castle. Pour faire simple, disons que votre famille n'a pas toujours était très bien perçue par les habitants de Kulloncaur. Je vous conseille vivement de ne pas dévoiler l'objet de votre visite. Disons simplement que vous êtes intéressé par l'achat d'une parcelle dans la région.

- Une très grosse parcelle visiblement."

McGrath sourit faiblement.

"- Monsieur McGrath, je ne comprends toujours pas l'objet de ma visite.

- J'allais y venir. Comme je vous l'ai dit, vous êtes l'unique et dernière héritière de ce bien. Lady Meleri Tharnam, la dernière propriétaire de Tharnam Castle, est décédée il y a déjà plus d'un an, et elle a été la dernière résidente du château. Lady Tharnam a laissé un testament plus que détaillé, où elle listait très précisément les successeurs choisis pour hériter de Tharnam Castle et de son immense fortune. A vrai dire, pour être précis, je devrais plutôt dire héritières, étant donné que sa liste ne contient aucun prénom masculin.

- Et mon nom apparait sur cette liste ?

- Pas tout à fait, le nom de votre mère apparait sur cette liste, suivi de "ses éventuelles descendantes".

- Donc moi...

- Donc vous. J'ai été désolé d'apprendre le décès de votre mère, Elena était un véritable rayon de soleil entre les murs sombres de ce château. Elle était appréciée au village, toujours joyeuse, d'une grande beauté dont vous avez visiblement hérité.

- Mais ma mère ne m'a jamais parlé ni de ce château, ni de ce village et encore moins de l'Irlande ! Je ne comprends pas Monsieur McGrath, êtes vous sûr de ne pas vous être trompé ?

- Oh croyez-moi, le doute n'est pas permis, vous êtes bien une Tharnam. La question qui se pose maintenant est la suivante : acceptez-vous ou non de reprendre le titre de Lady Tharnam, et la propriété qui va avec ?

- Il va me falloir quelques jours pour y réfléchir monsieur McGrath, qu'est-ce que cela impliquerait ?

- Je comprends Miss, j'ai réservé la chambre pour trois semaines, espérant que vous resteriez assez longtemps pour apprendre à connaître les habitants de Kulloncaur, et pour visiter le château. Il faut également que je vous expose les conditions fixées par feu Lady Tharnam pour accéder à la succession.

- Les conditions ?

- Et bien, Lady Tharnam était une femme de caractère, comme toutes les femmes Tharnam au demeurant, peu d'hommes de la lignée ce sont réellement illustrés. La première des conditions est celle que je vous ais exposé à l'instant, une héritière et uniquement une héritière. Les autres conditions sont quant à elles légèrement plus contraignantes. Pour accéder au titre et à la propriété, ainsi qu'à la fortune, vous devez vous engager à vivre à Tharnam Castle, elle estimait que le titre de Lady est une responsabilité nécessitant une présence de tous les instants. Le château ne devra subir aucun changement majeur, que ce soit architectural, mais également mobilier ou décoratif, tout doit rester en l'état. Seuls les travaux nécessaires d'entretien et de réparation pourront être réalisés. L'héritière devra poursuivre les donations aux différentes œuvres de bienfaisance soutenues par Lady Tharnam. Elle devra entrer dans le château célibataire, et y résidera au moins une année avant de pouvoir pleinement disposer de la fortune des Tharnam. Concernant la chapelle et le cimetière, il va de soi qu'aucun changement ne saurait-être toléré, mais que son entretien est également exigé, elle stipule par ailleurs qu'elle apprécierait énormément que sa tombe soit fleurie une fois par semaine avec des tulipes, ses fleurs préférées. En outre, une lettre de la main même de Lady Tharnam attend l'héritière du château, lettre qui, elle l'espérait, aidera sa descendante à faire face à ce lourd héritage. Enfin, et c’est un point qui lui tenait particulièrement à cœur, elle exige que les domestiques employés au château, ses gens de confiance comme elle les appelait, conservent leurs postes. Vous verrez, ils ne sont pas nombreux, mais connaissent parfaitement bien le château et ses tâches quotidiennes.

- Et bien, je comprends que les autres "héritières" soient parties en courant... Elle espérait réellement que nous quittions tout pour ce vieux château sinistre ?

- Je vois... Prenez le temps de la réflexion Miss, nous pourrions visiter le château par beau temps, il y a une serre à verrière fantastique, où pousse toute une variété de plantes, et des tulipes... Ce serait l'occasion de marcher jusqu'à la chapelle pour fleurir la tombe de votre grand-mère ne pensez vous pas ?

- Lady Tharnam était ma...

- Grand-mère ? Oui, bien qu'Elena ait tout fait pour vous dissimuler, vous voici de retour sur vos terres Miss."