Ma chère Maman
Ma chère Maman,
Ce que je m'apprête à te raconter par cette lettre est un voyage qui, bien que tant d'années se soient écoulées, me pèse toujours sur le cœur. C'est celui du vingt-huit décembre deux mille quinze. C'est de ce jour qui a marqué nos vies dont je vais te parler. Je veux te confier, outre les faits que tu connais déjà, comment tout cela s'est passé. T'en dire les détails, les petites lignes. Car jamais je n'en ai été capable. Et pour cause... Tu m'excuseras d'employer l'écriture. Face à face, je ne pourrais pas.
Très tôt ce matin-là – il était dans les environs de six heures - j'ai sonné au perron d'Aline. Patrick, son mari – tu te souviens de lui ? - m'a accueilli, souriant. « C'est le grand jour » a-t-il dit. J'ai acquiescé poliment. Derrière lui, ma chère sœur, tout en descendant l'escalier du corridor, m'a salué avec un petit geste de la main puis a disparu par la porte du séjour. Nous avons entendu quelques bruits de succion – elle embrassait leur fille, l'adorable petite Laura - puis un « Bonne journée mon cœur ». De la poussière flottait indolemment dans l'air tandis que nous attendions. Lorsqu'Aline est reparue elle a lancé : « Alors, on y va ? ». J'ai hoché une nouvelle fois la tête et nous avons laissé Patrick sur la marche de l'entrée. Nous nous sommes alors rendus à cet ignoble immeuble social de Court Saint Etienne, l’appartement de Mémé. Radieuse, elle nous a ouvert : « Je suis déjà prête mes petits chéris, je me suis faite toute belle pour vous ». Nous l'avons regardée. Elle portait une blouse jaune avec quelques fleurs. C'était désuet, suranné et en même temps très doux. Rassurant, d'une certaine façon. Ses cheveux blanc tenaient dans un élégant et complexe chignon. Elle était allée chez un coiffeur. « Tu es magnifique Mémé » s'est exclamée Aline. «Allez, on est parti ! », me suis-je écrié avec une intonation un brin trop aigue. Nous l'avons prises par les bras et l'avons installée sur le siège avant de mon véhicule – une vieille Peugeot 207. « Ça va, tu es bien installée Mémé ? Tu as de la place pour tes jambes ? Je peux reculer le siège sinon », a lancé Aline d'une traite. Il y avait de l'excitation dans sa voix, je la sentais bouillir d'impatience. « En avant ! À St Idesbald ! », ai-je fait, une fois Aline assise derrière moi. Je simulais la bonne humeur, voulant partager un peu de l'enthousiasme régnant à bord.
La route a été calme. Après un peu de bavardage, elles se sont toutes deux endormies. D'abord Mémé, bien sûr. A son âge, on ne tient pas d'aussi long trajet et il lui fallait économiser ses forces pour la journée. Puis Aline, bercée par les plages relaxantes de la station radio matinale. Seul éveillé je scrutais la route hypnotisante qui filait sans fin au milieu d'un paysage plat de prairies et de champs. Au bout se trouvait le village de Mémé, celui où elle avait grandi. La chaleur dans l'habitacle, la musique, le morne sillon de bitume, les souvenirs, tout a contribué à me plonger dans un engourdissement – qui, ma foi, n'était pas désagréable - et lorsque le panneau annonçant l'entrée de la commune a surgi j'ai été surpris. Doucement, j'ai réveillé Aline qui s'est occupée de Mémé tandis que je cherchais une place aux alentours de l'église - la première étape de notre expédition. Cet édifice roman avait été le site du baptême, des communions et du mariage de la vieille dame. Ainsi que de quelques tristes événements. A l'intérieur, Mémé s'est assise sur l'un des bancs de prière et s'est recueillie dans le silence solennel pendant qu'Aline et moi la regardions quelques rangées de banc plus loin. Debout, comme les athées que nous étions. Malgré notre incroyance, l'image pieuse nous a émue - j'ai toujours aimé les atmosphères graves et éternelles des sanctuaires. En second lieu, nous sommes allés contempler la mer depuis la plage. Pendant une minute nos pensées se sont noyées et nos esprits ont vogué par-delà la ligne d'horizon. Un beau moment, oui, où nous avons été un, où nous avons partagé la même sensation, le même infini et – oserais-je ? - la même conscience. Nous nous sommes arrachés à l'influence répétitive et fascinante des vagues lorsque le ventre de Mémé a gargouillé. En conséquence de cela, nous nous sommes dirigé vers « Bij Leon ». Tu te rappelles, ce restaurant – peut-être le seul de la commune - qui ne se trouve pas écrasé sous les gratte-ciel, cette villa à l'ancienne au milieu des dunes. Naturellement, nous avons pris des moules au vin blanc avec des frites. Mémoire de jeunesse où chaque année nous venions à la côte et où, à chaque fois, nous nous attardions autour d'une table de mollusques arrosés. Souvenance d'une partie de vie, d'une maison, d'une école, d'un territoire presque vierge d'immeubles, un pays de sable et d'eau salée. Réminiscence de ses parents – tes grands-parents, ces personnages qu'Aline et moi n'avons jamais connu. Un pêcheur portant le prénom de Jerom et Alix la timide mère au foyer. Le récit a continué le long d'une lente promenade digestive au bord de l'écume. Mémé a invoqué l'ancienne Flandre du littoral, la mer et ses héros, ses frères et sœurs, la guerre qui en enleva quelques uns, leurs directions, leurs mariages, les décès... Elle a poursuivi avec son mari, pépé Bonfilius, dont elle fit la connaissance dans les joyeux dancings des années de l'après guerre. Elle nous dressa le portrait d'un gentil zouave, un dessinateur de publicités qui lui donna oncle Joseph et toi, ma chère maman. Après, elle a raconté les années gantoises : le déménagement provoqué par un poste dans une usine de textile – emploi qui lui avait été proposé par les relations de son frère Benoot -, le difficile labeur qui lui usa les yeux et le dos, le vélo et les vingt kilomètres a pédaler quotidiennement, le petit appartement où ils vécurent tant d'années - un petit trois pièces au cinquième étage d'un quartier travailleur – et vos naissances. Elle nous a retracé ton enfance : une petite pile électrique boulotte qui refusait de prononcer un seul mot en français et qui se présentait toujours comme Maria. Apparemment tu n'aimais pas la consonance francophone de Marie - pas plus que son origine catholique mais, à ce qu’elle nous a dit, tu n’as pas osé aller jusqu’à trop le modifier. Ce dédain pour le français a bien changé quand l'étudiante infirmière de 23 ans que tu étais a fait la connaissance d’un certain jeune professeur de français qui avait décroché un contrat - temporaire - à l’école primaire Oc Nieuwe Vaart. C'était l'un de tes amis les plus francophile, Mike – si je me souviens bien du prénom que Mémé a employé - , qui avait introduit Arnaud dans votre cercle d'amis. Lorsque son engagement est arrivé à son terme, tu as suivi Arnaud à Bruxelles. Au début, Mémé ne l’aimait pas beaucoup, son gendre. Elle nous l’a décrit comme un garçon sérieux et mélancolique qui ne s'exprimait que très moyennement en flamand et qui, en plus, t’a emportée loin de la famille, loin des terres flamandes. Elle l'a un peu plus apprécié le jour où il a déposé dans ses bras le petit corps d'Aline, faisant d’elle une grand-mère. Ce moment est resté gravé dans son esprit comme l’un de ses plus beaux souvenirs. Mais même malgré ce lien, ils ont toujours eu du mal à communiquer : le néerlandais inconstant d'Arnaud et le patois flamand de Mémé ne s'accordant pas plus que leurs caractères. Ensuite, elle nous a narré quelques éléments de la vie d’oncle Joseph – le fils difficile –, l'échec de ses études de droit, son implication dans le Taal Aktie Komitee puis son emploi d'employé communal.
Lorsque Mémé est arrivée au bout de ses mots l'essentiel de sa vie avait été tracé et nous avions atteint la crique. C’est un lieu spécial Maman : une éminence rocheuse parmi les dunes, un mur d’enceinte sédimentaire haut de quelques trois mètres avec, en son cœur, une petite plage. Nous avons grimpé l’abrupte façade par un raidillon puis, très précautionneusement – afin que Mémé ne tombe pas -, sommes descendus de l’autre coté. Une fois au centre du petit amphithéâtre, nous nous somme pris par la main et, silencieusement, avons admiré le sac et le ressac. Nous n’avions plus rien à dire. Et lorsque l’eau montante nous a chatouillé les pieds, nous nous sommes avancés. Jusqu’à ce que le torse de Mémé soit immergé. Là, nous nous sommes arrêtés, à quelques mètres du rivage, et nous nous sommes embrassés. Ensuite Mémé s’est couchée dans l'eau. Visage vers le ciel. Semblable à un fragile esquif. À ma grande surprise, Aline l'a suivie. La figure sombre, elle s’est allongée sur les vagues et a pris la main de Mémé. Alors, très délicatement, je les ai poussées. Aussi loin que j'ai pu. Elles ont dérivé lentement vers l'horizon. Ensemble, comme liées par leur affection. Au bout d'un moment, elles se sont lâchées. Peut-être à cause de l'épuisement ou peut-être par lassitude. Est-ce que cela a une importance? De toute manière, jamais je ne le saurai. Mais c'était avant la ligne. Celle qui marque la frontière entre le fini et l'infini. L'infranchissable bord. Les éléments les ont emportées, chacune d'un coté, vers leur solitude. Elles n'étaient plus que deux frêles silhouettes s'éloignant l'une de l'autre et... de moi... Longtemps je les ai observées. Jusqu'à ce qu’elles disparaissent. Jusqu'à ce que mes larmes naissent. Jusqu’à ce qu’elles se tarissent. Jusqu'à ce que le jour soit tombé et que l'obscurité efface le chemin. Alors j’ai erré des heures. Scrutant le noir des flots. Jusqu'à ce que je retrouve les lumières de la ville et mon véhicule. Je suis alors retourné chez moi.
Voilà Maman, c’est ce voyage qui me poursuit.
C'est lui qui me ronge et me hante.
C'est lui qui m'écrase.
Cela n'aurait pas du se passer ainsi.
Aline n'aurait pas dû partir avec elle.
Elle a toujours été trop sensible.
Trop pour son propre bien.
Et elle aimait tant Mémé.
Tous les jours, une voix dans ma tête me susurre que j'aurais dû la retenir... L'en empêcher...
Je lui répond : "Mais c'était son choix! Comment pouvais-je aller contre?"
Et elle s'exclame :"Ce n'est pas vrai! Tu aurais pu! Tu le devais!"
Mais si toi, tu avais été là, Maman, toi, tu aurais pu!
Et peut-être pas...
Parce qu'Aline l'a voulu...
C'était sa décision.
Néanmoins j'aurais dû!
Et pourtant... ce moment-là s'est passé tellement naturellement, tellement paisiblement...
C'était... surnaturel.
Ton fils devient fou Maman.
Tu ne peux pas imaginer ce que c'est de revoir tous les jours Aline et Mémé s'étendre dans la mer, de me souvenir de moi en train de les pousser et de me rappeler leurs corps disparaissant.
Aujourd'hui, ce que je souhaite par dessus tout, c'est que le jour où, fatalement, quelqu'un frappera à ta porte pour te proposer une excursion au pays de tes souvenirs cette personne ne soit pas moi.
J'ai trop donné.
Ton fils aimant,
Romain
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