I. Sur la toile de fond du monde
La pente est éreintante. Je m’accorde une pause, prise de pitié pour mes mollets qui crient grâce et pour mon gosier sec. Heureusement, j’ai croisé un ruisseau un peu plus bas et ma gourde est pleine d’eau fraîche. Quelques gorgées me rendent le courage de grimper encore. A cet endroit, le chemin s’est transformé en éboulis périlleux dont les débris crissent et roulent sous mes pas. Le cadre est trop enchanteur pour que cela suffise à m’intimider. Jamais je n’ai été entourée d’autant de verdure, d’arbres et de terre brune. Une envie me prend de me coucher sur cette herbe qui a l’air si moelleuse et de dormir ici jusqu’à la fin du monde. Après tout, rien ni personne ne m’en empêche. Je ne suis ni pressée, ni attendue. Mais j’ai trop hâte de voir l’autre versant de la crête pour me laisser tenter. Après avoir calmé la crispation de mes muscles par un bref massage, la grimpe reprend.
Mes efforts paient et je me laisse tomber assise devant le panorama qui s’offre à mes yeux au-delà de la crête. Après le chemin qui devant moi serpente vers la prochaine vallée au milieu d’arbrisseaux violacés, le versant en face se relève en pente bombée rocailleuse émaillée de tapis herbus et fleuris, parsemé de broussailles basses d’un vert plus sombre et des ruisselets clairs qui cascadent. Le val est large et ample, recouvert d’une couverture de forêts aux reflets presque bleutés hérissée de pics rocheux nus. Par-delà le premier versant, les pics acérés se succèdent et se chevauchent comme une mer qui aurait été figée au plus fort de sa colère, peu à peu estompés par le lointain. Leurs dimensions dépassent l’imagination, en tout cas celle que j’avais jusque-là. L’air, jusqu’au ciel, est d’une pureté admirable que je ne connaissais pas non plus. La douceur des courbes de mes dunes natales n’a rien à voir avec cet univers gris, vert et blanc, qui me paraît si étranger, beau mais hostile et violent. Paradoxalement, je sais pourtant que le désert peut se révéler aussi dangereux que ces roches déchiquetées. En attendant de devoir l’affronter, je remplis mes yeux de son raffinement sauvage et de ce panorama enivrant. Que ce soit à cause de la vue étourdissante ou de l’atmosphère raréfiée, ma tête commence à tourner.
Le chemin que j’ai suivi jusque-là devient un simple sentier à mesure que j’avance. Ce passage à travers les Monts Etoilés ne doit pas être souvent fréquenté ; assez peu d’échanges lient le désert et la Longarde. Seuls les anciens ont pu m’indiquer où le trouver. La descente vers la vallée me prive peu à peu de la vue générale, mais je découvre les détails du tableau qui me ravissent tout autant. Certains se mettent cependant en travers de ma route et progresser devient une épreuve d’agilité. Des portions de la voie sont effondrées ou recouvertes d’éboulis et de troncs tombés. Je progresse sur un promontoire rocheux qui barre la route lorsqu’une partie cachée sous les mousses se détache et m’entraîne. Je roule sur quelques pas. Le choc d’une souche m’arrête, m’infligeant au passage quelques bleus dans le dos. Mon premier souci se focalise vite sur le contenu de mon sac. Heureusement, rien n’a été versé ou abîmé. Je grimace en me relevant, secoue mes vêtements tachés par cette terre si noire, pleine d’humus. Au moins, j’ai pris un peu d’avance, mais j’ai perdu le sentier. Bien que ténu, il me guide à travers les montagnes. Il me suffit de remonter à la force des bras les quelques pas dégringolés pour en retrouver le tracé.
Cela fait deux jours que j’ai quitté le désert et mon moral oscille régulièrement entre le beau fixe et le fond de mes sandales. La découverte, la nouveauté, l’indépendance et la conviction de réaliser mon avenir le disputent à la nostalgie, la solitude et l’effroi, ainsi que la triste certitude que je ne reverrai jamais plus mes parents, ni Nin Vh’ol. Impossible d’espérer retrouver quelqu’un dans le désert Qadi, où tout est mouvant et imprévisible. Nos adieux resteront longtemps dans les souffles du vent. J’espère que mon départ ne leur cause pas trop de tristesse. J’ai la mémoire des deux silhouettes de mon père et de ma mère, serrés l’un contre l’autre jusqu’à ne plus former qu’une ombre dans le crépuscule.
A propos de crépuscule, le second de mon voyage commence et rafraîchit ma nuque. L’ombre des pics s’étend sur moi. Il est temps de trouver un abri. Je traverse la vallée sous la lumière déclinante, alors que le ciel s’endort et étale ses rêves étoilés sur la toile de fond du monde. Je tends une main devant moi et illumine un halo bleuté autour de mes doigts pour me guider. Des animaux sauvages dont je n’aperçois que de vagues formes fuient autour de moi. Je finis par me blottir sous une éminence rocheuse à proximité de la rivière qui parcourt le fond de la vallée. J’y dépose mon sac et ratisse les environs pour rassembler du bois. Un claquement de doigts embrase ce fagot rudimentaire et me réchauffe. Je dois ressembler à une petite bête perdue, cachée là avec sa petite lumière au milieu des montagnes. La nuit d’ici est étrangement bruyante : craquements, chuintements, hululements, cavalcades. Après avoir avalé un bol de lait, une galette sèche et deux fruits de hanhjä cuits sous la cendre, je m’enroule dans la couverture qui porte encore l’odeur piquante du sable et celle, plus douce, des cheveux de ma mère. Cela m’aide à glisser vers le sommeil aussitôt.
A mon réveil, je constate que mon feu a entièrement consumé les quelques branches. Le froid a envahi mon repaire. Je me lève et reroule la couverture pour vite retrouver le soleil sur le premier coteau. L’altitude de me réussit pas et je suis essoufflée au bout de cent pas de pente. Je prendrai le temps de manger seulement une fois en haut. Heureusement, le chemin passe cette fois par un col échancré entre deux pics et la ligne de crête est plus basse que celle d’hier. Je la franchis alors que l’astre atteint le zénith. Mon émerveillement revient, en deçà du précédent car la surprise manque, mais malgré tout la splendeur étrange de cette chaîne me rassasie et m’encourage. J’espère que le reste de la Longarde sera aussi beau.
D’après l’heure précoce, j’ai largement le temps d’atteindre le fond de la vallée. Le chemin cesse alors ses allées et venues vers les hauteurs et suit le tracé du cours d’eau au fond. La marche devient ainsi bien plus aisée et je dépasse l’objectif que je m’étais fixé dans la journée. J’atteins vite l’affluent dont parlent les descriptions que j’ai entendues. Le premier village longardien ne doit pas être loin. Je ne sais même pas parler leur langue. Peut-être quelques-uns me comprendront-ils ? J’ai des milliers de questions à leur poser.
Je suis censée franchir l’affluent ici. Le pont qui m’a été indiqué se trouve bien là, mais il a pourri et la moitié des planches pendent dans le flot. Seul le squelette est encore en place, mais verdi et n’inspire pas confiance. Je pose un pied sur la poutre, en guise de test. Un craquement de mauvais augure s’élève mais elle tient. Avant même que je puisse poser le second, elle penche et craque, puis plonge dans l’eau dans une gerbe glacée.
- Loupé, chuchoté-je.
Hors de question de traverser avec ça. Peut-être suis-je capable de geler une portion de la rivière suffisante pour traverser ? Je ne connais rien de ma propre puissance, de mes capacités. Mais il faut que j’essaie. Je tends les mains, la puissance afflue. Avec un peu d’efforts, je lui donne une texture dure et la refroidit tant que je peux. C’est tout ce que je peux imaginer de la glace. Une traînée blanche se répand sur le torrent, se solidifie, cristallise en franges dentelées. Emerveillée, je m’accroupis pour toucher cette étrange surface, dense et luisante. J’ai réussi, mais la glace n’a pas la forme d’une passerelle. L’iceberg est hérissé de pointes aigues. Pas une place où poser le pied. Un soupir m’échappe et je me résigne à suivre le cours pour essayer de trouver un autre passage. L’idée de faire tomber un des arbres qui bordent la rivière m’effleure, mais je me refuse à traiter ainsi les seigneurs de ce val magnifique. Je marche donc quelques temps et finis par me résoudre à tremper mes pieds dans l’eau pour traverser à gué, sur une portion moins profonde. La température me glace le sang dans les pieds. Je passe quelques instants à les frotter pour les réchauffer, une fois sur la rive opposée.
Remonter le cours du ruisseau me ramène de l’autre côté du pont. Le sourire me revient pendant que mon sac se balance sur mon épaule, emporté par mon pas vif vers le village. Après ce petit voyage en montagne, j’ai hâte de voir de nouveaux humains. Visiblement, les souvenirs des anciens ont été quelques peu altérés. Le soir commence à tomber et aucun village ne s’annonce. Le sentier a quitté les rives du torrent et serpente à nouveau sur un coteau pierreux, dont les blocs sont cimentés entre eux par des bandes d’herbe verte parsemées de fleurs pâles et délicates. Je grimpe, la rudesse de la pente me coupe le souffle. A plusieurs reprises, je ralentis et m’accorde même une pause sur un des rochers éboulés qui hérissent le coteau.
Lorsque j’arrive au sommet, le soleil se couche. Trois lunes arrondissent leur courbe adamantine au-dessus de l’horizon dentelé. Cette lumière si particulière du couchant, si orange qu’elle remplit mes yeux, enchante et adoucit ce paysage qui commence à me charmer. Un vent froid qui vient de l’arrière me convainc de me procurer un vêtement plus couvrant au plus vite. J’entame une descente précautionneuse de l’autre versant et m’interrompt environ à mi-hauteur, où s’ouvre une sorte de tanière dans laquelle flotte une odeur musquée. Sans doute un gîte de quelque bestiole pour la saison froide qui s’achève. Je m’y faufile, heureuse de constater sa petite taille qui chauffera facilement. Ma couverture occupe la totalité de la surface. Je me glisse de nouveau à l’extérieur pour manger quelque chose avec un peu d’espace autour de moi. Je contemple le panorama en grignotant la fin de mes provisions, économisant ce que je peux pour le lendemain.
Alors que je replie le morceau de tissu qui emballe mes galettes, quelques lumières lointaines percent la nuit en-dessous de moi. Le premier village se trouve juste là, en contrebas, dans la vallée ! Je bondis sur mes pieds, reprends mon sac et ma couverture et me jette dans la descente dans un enthousiasme euphorique.
Mon propre poids m’emporte vite dans la descente et le crépuscule assombri m’empêche de voir où je pose les pieds. A peine réalisai-je cette évidence qu’un obstacle retient mon pied. Le premier choc me paraît d’une violence inouïe, accompagné d’une terrible douleur. Ma vision se trouble et vacille, seul un chaos sombre m’apparaît. Je continue à rouler parmi les roches comme un pantin désarticulé. Quand enfin les coups contre mes côtes et mon crâne cessent, je ne vois presque plus rien. Le moindre mouvement me fait gémir de douleur et je suis certaine que c’est du sang qui empoisse ma nuque et mon visage. La rudesse de la pierre contre ma joue m’assure que je suis toujours en vie, mais elle se dérobe et s’éloigne de moi. J’essaie d’appeler à l’aide, mais n’arrive qu’à émettre un geignement plaintif. A peine ai-je eu le temps de me demander ce que signifie le vertige qui m’envahit que je perds connaissance.
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