IV. Bonne nouvelle
En parlant avec mon hôtesse, j'ai fini par comprendre que l'hospitalité ici est loin d'être aussi évidente que dans mon peuple. Ils ont des maisons spéciales, appelées des auberges, qui accueillent les voyageurs. Voilà pourquoi les autres habitants étaient réticents à me loger. L'inconvénient à ce système, c'est que l'hébergement est payant et je n'ai pas un seul sou longardien en poche.
J'ai donc assez peu de possibilités qui s'ouvrent à moi : continuer à dormir à la belle étoile, travailler pour obtenir ce fameux argent, ou me reconvertir en brigand. Il va sans dire que cette éventualité me rebute. Je me sens encore capable de dormir dehors, même si Hingan dirait sans doute que ce n'est pas prudent. Mais mes provisions s'épuisent également. Quoi qu'il arrive, il va me falloir un peu d'argent. Comme j'ignore tout à fait la marche à suivre, cet artefact n'existant pas chez moi, je questionne Loedre avec mon pauvre vocabulaire. Cette langue est décidément âpre et exigeante.
Elle m'explique qu'il me faut proposer mes services à des gens qui seront prêts à payer pour les obtenir. Mais la répartition des choses pour lesquelles ils est acceptable de demander l'argent m'échappe complètement. On peut être payé pour jouer de la musique, mais pas pour sourire ? C'est tout à fait absurde. Finalement, au maigre éventail de ce que je sais faire et qui se monnaye, il y a la cuisine, un peu de musique, mais je n'ai pas mon instrument, les soins aux bêtes et, éventuellement, un brin de magie. Je ne la contrôle pour le moment pas assez pour en faire un moyen de subsistance, mais Loedre me fait comprendre qu'après l'académie, les mages n'ont plus de soucis de ce côté-là.
Cela m'interroge sur mon objectif. Est-ce vraiment ça, mon but ? J'ai décidé d'apprendre la magie, parce qu'elle déborde de mes doigts, mais est-ce ce que j'ai envie de faire ? J'ai soudain une furieuse envie de retourner dans mon désert prendre soin des muffons. Mais j'y renonce. La magie est dangereuse si je n'apprend pas à m'en servir. Il y a forcément des applications moins nocives que brûler les gens et je compte sur l'académie pour me les indiquer.
En attendant, je vais devoir m'employer comme cuisinière ou soigneuse de bêtes pour atteindre Dernolune. Je remercie Loedre, qui en profite pour m'apprendre le vocabulaire de la cuisine en ranedam. Elle me fait ensuite goûter sa soupe, merveilleusement chaude et revigorante. Elle garde son lit, bien sûr. J'ai de la peine pour elle, seule et enceinte jusqu'au nez. Mais ce ne sont pas mes affaires, j'ignore comment se passe la maternité en Longarde et je n'ai pas envie de passer encore à côté de quelque chose. Cette histoire d'auberges devait paraître si évidente à Romaël, Judith et Hingan qu'ils n'ont pas jugé utile de m'en parler.
Je m'endors donc roulée dans des couvertures, sur le sol devant le feu. Loedre semble épuisée et moi aussi. Mes pieds me font mal, je n'ose pas user de magie pour les soigner. Heureusement, ma fatigue ne s'embarrasse pas de ce genre de détails pour me faire sombrer.
Loedre me réveille en me secouant l'épaule.
- Je pars, m'explique-t-elle avec des mots articulés lentement pour que je comprenne. Je travaille.
Je hoche la tête, encore ensommeillée. Elle est déjà entièrement habillée, porte un fichu et un panier. Quel métier pratique-t-elle ? Nous n'avons pas abordé le sujet hier soir. Je me redresse, constate avec bonheur que mes vertiges sont presque entièrement partis. La douleur de quelques contusions est encore là, mais sourde et pas handicapante. Je réenfile mon fharan bleu, un simple drap teinté que seuls les Qadis connaissent l'art de nouer. J'ai besoin d'un peu de souvenirs de mon pays natal. J'ai juste le temps de faire mes adieux à Loedre, le plus chaleureusement possible, et de prendre mon sac pour reprendre la route.
Les sentiers s'élargissent par ici en véritables chemins, dont certaines portions sont pavées. Des ponts de pierre, à la courbe parfaite, enjambent des rivières et des torrents cristallins. Je croise quelques autres voyageurs, parfois sur des montures imposantes qui m'intimident au point que je m'écarte de la route. Des ordimpes sans doute. Je reconnais en revanche les trandines, que j'ai déjà aperçues dans les montagnes les plus lointaines. Les Longardiens que je croise se retournent toujours sur mon passage, heureusement sans hostilité.
J'ai dormi recroquevillée dans un bosquet au milieu d'un champ, dans la robe de laine grise de Romaël. Les fermiers m'en ont chassée au matin à grands cris auxquels je n'ai rien compris. Heureusement, ils ne m'ont pas poursuivie. J'ai attendu d'être hors de vue pour m'arrêter et manger mes dernières provisions. Le prochain village sera décisif.
Je l'atteins en fin de journée. C'est une bourgade un peu plus grosse que celles que j'ai visité jusqu'ici, avec de grandes maisons en pierre rosâtre et un pont au-dessus d'une rivière claire et bruyante. Il y a sûrement ici une de ces fameuses auberges. Comment les trouver ?
Je passe d'abord un petit moment à contempler l'eau cristalline qui passe sous l'arche. C'est agréable, si apaisant. Je commence à douter de pouvoir m'adapter à ce monde-là. Tout y semble plus raide, plus mécanique. Je n'ai pas envie de passer ma vie à courir après le logement et la nourriture comme il semblent le faire. Romaël avait l'air plutôt tranquille, lui. Peut-être aurait-je dû y rester, travailler avec lui et m'entraîner à la magie sur les coteaux sauvages de la montagne. Au fond de moi, j'ai pourtant la certitude que cette vie aurait fini par me décevoir.
Avec un soupir, je quitte le parapet et marche dans les rues. Une maison attire mon attention : beaucoup de gens y entrent, par petits groupes, de la musique y résonne et une odeur inconnue, mais merveilleuse, s'en échappe. Ne serait-ce que par curiosité, je vais y jeter un oeil.
L'intérieur est enfumé, rempli d'une atmosphère chaude et poisseuse. De la nourriture cuite bouillonne dans une sorte de grand chaudron, suspendu dans un âtre assez grand pour faire brûler un arbre entier. A de multiples tables, des groupes de personnes, mangent, boivent et rient. La musique provient de deux baladins postés près du feu, sur une sorte d'estrade. Je m'approche, fascinée. Leur musique est très différente de la nôtre, elle est enlevée, vive, presque agressive, mais très joyeuse. La femme manie une sorte de mandoline et son compagnon un flûtiau démesuré, tout en tapant du pied au sol. Quelques couples se sont même levés de leurs tables pour danser. Je crains de me joindre à la liesse générale ; et si danser aussi coûtait de l'argent ?...
Comme personne n'a l'air de leur réclamer quoi que ce soit, je finis par m'y jeter. Il est difficile et exigeant de suivre ce rythme si rapide et de ne pas se heurter aux autres, qui semblent suivre un cérémonial précis. Je me fais interrompre dans mes gesticulations par un jeune homme qui tape sur mon épaule. Ai-je commis une impolitesse ? Il baragouine quelque chose, que je ne peux déchiffrer en partie à cause de la musique. Dans le doute, je souris. Il me répond. Il a un curieux sourire en coin qui lui donne un air de filou et une tignasse brune qui lui retombe sur les yeux. Je comprends après quelques secondes qu'il essaie de m'enseigner les pas. Bien qu'ils me paraissent d'une monstrueuse complexité, j'essaie de les suivre. Rapidement le schéma entre dans ma tête. Mon cavalier prend ma main et m'entraîne dans le chassé-croisé.
Je commence enfin à m'amuser ici, ce pays devient agréable. Au bout de quelques danses, nous nous éloignons un peu de la piste, fourbus et essoufflés. J'aimerais boire quelque chose, mais Loedre m'a enseigné que cela aussi se monnayait. Le jeune homme se présente sous le nom de Wilhelm. Whiil'Helm, on dirait chez moi. La façon dont je prononce son prénom le fait beaucoup rire. Il pose beaucoup de questions auxquelles je ne sais pas répondre. J'ai réussi à lui donner mon nom, et à lui expliquer péniblement que je voyageais vers Dernolune.
- Travailer ici ? tentè-je. Pour avoir du argent. Je peux ?
- Ici ? répète-t-il en montrant d'un geste large les murs de la salle. Oui, sûrement. Il faut demander au patron.
Je ne suis pas sûre d'avoir compris le derner mot. Je lui fais répéter, mais il m'est décidément inconnu.
- Le chef, quoi.
J'ai de nouveau une mimique d'incompréhension.
- Décidément, il va falloir t'apprendre la langue ! Viens, je vais te le présenter !
L'ordre au moins fait partie de mon vocabulaire et je me lève pour courir à la suite de Wilhelm, qui galope aussi vite qu'un muffon. Heureusement, il me tient par la main, ce qui m'évite de le perdre dans la foule dense. Il se plante ensuite avec assurance devant un type énorme, au moins deux fois plus large que lui. Ce dernier fronce les sourcils.
Ils se lancent alors dans une discussion animée que je devine à mon sujet, puisque j'entends mon nom prononcé plusieurs fois avec cet accent sec qui m'irrite les oreilles. Wilhelm semble me défendre. Je n'ose pas intervenir, malgré l'envie que j'en ai. L'homme massif finit par s'adresser directement à moi.
- Hé, petite ! Tu comprends ce que je dis ?
- Oui... monsieur.
J'ai un peu hésité quand à la formule à adopter ; dans mon peuple, ces dénominations n'existent pas.
- Wilhelm dit que tu veux travailler ici.
- Oui.
- Que sais-tu faire ?
Je n'ai pas vraiment compris la question, mais Wilhelm, à côté de lui, me mime le geste de tourner un outil dans un récipient.
- La cuisine. Mais je peux aussi faire le feu, nettoyer et jouer de la musique.
- Hmm. C'est tout ?
Je ne vois pas ce qu'il pourrait vouloir d'autre, mais je crois ne rien savoir faire de plus qui se monnaye.
- Oui.
- Combien de temps peux-tu rester ?
- Je ne sais pas.
C'est la vérité ; cela dépend de l'argent que je réussirai à recevoir et des informations que je trouverai sur Dernolune et son académie. Mais je ne connais pas les mots pour lui expliquer cela. Il fronce les sourcils.
- Un quantum ?
Je ne sais pas du tout ce que représentent leurs unités temporelles. La panique me gagne et je commence vraiment à penser que j'aurais dû rester dans le désert. Dans le doute, je lui mime quatre fois les doigts des deux mains. Quarante jours, cela devrait me suffire. Il semble comprendre et hoche la tête en souriant.
- Marché conclu !
Il tend sa grosse main et je me souviens à temps que je suis censée la serrer pour conclure l'accord. Wilhelm approuve avec son sourire triomphant.
- Bravo ! crie-t-il, et j'en déduis que c'est une félicitation.
Le patron m'entraîne en posant sa main gigantesque sur mon épaule vers une salle réservée de l'auberge. La musique s'éteint derrière moi et Wilhelm me fait signe. Où m'emmène-t-il ?
Au début de terreur qui s'emparait de moi succède la perplexité la plus absolue. Il pousse devant moi un papier couvert de signes inconnus. Je ne sais pas lire le ranedam. Il doit voir ma détresse dans mon regard car il s'approche et pose un doigt sur une ligne.
- Regarde. Ca, c'est combien de temps tu restes, d'accord ? Et ça, c'est combien tu gagnes par jour.Tu comprends ?
- Oui.
Du moins il me semble. Les chiffres ne signifient pas grand-chose, je ne connais pas leur monnaie non plus. L'espace d'un instant, l'ampleur de la tâche me décourage. Je ne connais absolument rien à ce monde...
- Tu dors ici. Oui ? Avec les autres employés. Et tu manges ici.
J'acquiesce. Cela semble logique. J'aimerais demander si Wilhelm fait partie de ceux qui travaillent ici, mais je n'ai pas le vocabulaire adapté. Je le constaterai bien.
- C'est tout ? demandè-je.
- C'est tout.
Il me le confirme en hochant la tête. Parfait.
- Signe ici.
Je secoue la tête. Encore un verbe inconnu. Il mime.
- Tu écris... ton nom, ici.
Je finis par comprendre et si le principe m'échappe, je prends la plume qu'il me tend pour inscrire mon nom avec les longues lettres fluides et courbes de mon pays natal.
On me fournit un tablier, des chaussures en bois horriblement inconfortables et une coiffe qui gratte. Je suis à présent officiellement employée d'une auberge qui, je l'apprendrai dans les jours qui viennent, s'appelle A la bonne nouvelle.
Si seulement ç'avait été un nom prophétique...
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