IX. Voie détournée

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 On me secoue l’épaule. D’abord, j’essaie de faire abstraction ; je veux dormir encore un peu. Mais trop tard, mon corps courbaturé et fiévreux a repris possession de lui-même, et donc de ses souffrances. J’ouvre des paupières pâteuses pour découvrir le visage de Hannoc, partagé entre l’inquiétude et la honte.

  • Je suis désolé, articule-t-il.

 Quelques secondes passent avant que je comprenne pourquoi : la porte laisse voir le jour et trois personnes en armure se tiennent à l’entrée. Ils portent des couleurs et des symboles identiques sur leurs plastrons.

  • C’est elle ? demande l’un d’entre eux en m’observant sans la moindre retenue.

 Je m’apprête à lui lancer une remarque cinglante, avant de réaliser qu’il ne la comprendrait pas. Ils me saisissent, me soulèvent presque par les aisselles et me traînent dehors. L’abrutissement est tel que je mets longtemps à réagir et protester. Ils ont dû me retrouver sur ordre du village.

  • Vous êtes Nahini Rh’oz ? me demande le premier, qui me tient fermement.

 Je crois avoir compris et hoche la tête. Ils s’aboient des ordres dessus mutuellement. Les hommes qui m’ont guidée ici prennent des airs d’enfants pris en faute, les mains jointes et le regard baissé. Ont-ils fait une erreur en m’accueillant ici ?

  • Vous êtes accusée de meurtre, mademoiselle… Rh’oz. Vous comprenez ce que je dis ?

 Je lui jette un regard d’ignorance, mais peu importe. Je sais pourquoi ils sont là, ils viennent forcément m’arrêter pour l’incendie de la Bonne Nouvelle. Je ne résisterais pas, et d’ailleurs ils le savent et je vois l’étonnement dans leur regard. Ils doivent avoir du mal à croire que la brindille frêle et fiévreuse que je suis à présent a déclenché un pareil cataclysme. Je ne leur jetterai pas la pierre, je ne m’en croyais pas capable non plus.

 C’est ainsi que je quitte le groupe de Hannoc et Drein, sans même un au revoir, enchaînée entre deux geôliers muets et un simili-chef qui nous guide dans la direction opposée en glapissant de temps à autres. Il n’a échangé que quelques mots avec moi avant de lever des yeux excédés au ciel et de me cadenasser les mains. A présent nous marchons à travers les coteaux ; de plus en plus de champs cultivés nous entourent. Je traîne les pieds et manque de trébucher à plusieurs reprises.

 Nous entrons dans une bourgade plus conséquente au bout d’environ un quart de journée de marche. Les habitants tournent la tête et écarquillent les yeux en nous voyant. Le fait que je tousse à m’arracher les poumons et que je sois à moitié dévêtue n’arrange rien. Mes gardiens me poussent dans un bâtiment, me soustrayant à mon grand soulagement à la curiosité des badauds. L’intérieur n’appartient de toute évidence pas à une maison comme les autres, ni à une auberge. Il n’y a que très peu de meubles, des râteliers d’armes pour l’essentiel sur les murs, et une sorte de comptoir. On me fait asseoir sur une chaise qui traîne et un soldat fouille dans des tiroirs. Il me tend une paire de gants bleu pâle, dont les poignets sont ornés d’une chaîne cadenassée. Comme je les observe sans comprendre, il saisit mes mains et me les enfile de force. Leur texture ne ressemble à rien que je connaisse, à la fois douce et rêche selon le mouvement de mes doigts. Il boucle le cadenas autour de mes poignets et retire la clé, de sorte que je ne puisse plus retirer les gants. S’agit-il d’une autre forme de menottes ? Pourquoi tant de distinction ?

 Toujours solidement encadrée, je suis conduite dans un couloir arrière et l’on me désigne une petite pièce entièrement fermée, pourvue d’un banc et d’un seau pour tout ameublement. La fenêtre, minuscule, ne montre qu’un tout petit carré de ciel derrière des barreaux. J’avance d’un pas ou deux, peinant à comprendre qu’il s’agit là de ma nouvelle demeure, et de mon pire cauchemar. Une Qadi, nomade par excellence, avide d’horizons illimités et de liberté, enfermée entre quatre murs avec trop peu d’espace pour faire trois pas. Je n’ai même pas un sursaut lorsque la porte claque. Me voilà en prison.

 Tout ce que j’ai réussi à faire durant l’uchronie qui a suivi fut dormir, secouée de frissons et de cauchemars. Aussi je ressens un certain soulagement à être tirée de ce sommeil par des coups secs contre ma porte. Je me rassied sur le banc, frotte vaguement ma joue où les motifs du bois se sont imprimés et croasse d’une voix éraillée :

  • Oui ?…

 Des claquements de serrure résonnent et deux personnes apparaissent. Le premier n’est qu’un soldat supplémentaire, qui attire mon regard parce qu’il porte des vêtements et un repas chaud que mon ventre réclame aussitôt bruyamment. Néanmoins, le second visiteur m’intéresse infiniment plus. Elle me regarde de haut, le visage impassible.

  • Habillez-vous, me dit-elle dans un qadi impeccablement prononcé, avec un léger accent roulant dont je n’identifie pas la provenance.

 Je hoche la tête et saisit la tenue qu’on me propose. Il s’agit d’une sorte de tunique de coton écru, très simple, fermée uniquement par un bouton au niveau de col. Je la passe par-dessus ce qui reste de mon habit, sans hésiter. Être couverte me met bien plus à l’aise. Malgré mon envie de bondir sur le repas, je fixe la femme Qadi des yeux.

  • Qui êtes-vous ?
  • On m’a appelée pour traduire. Mon nom est Thovhan Ye’nemi. Vous savez ce qu’on vous reproche, Nahini Rh’oz ?

 Je baisse les yeux. Évidemment, je le sais par cœur. Les cris de l’aubergiste me le rappellent chaque nuit.

  • Oui, je sais.

 Elle se tient très droite, les mains posées sur les genoux. Je crois qu’elle évite de croiser mon regard.

  • Où suis-je ?
  • En Ranedamine, dans une ville nommée Illie, et dans une caserne de la garde. Vous êtes enfermée pour vos crimes.

 Entendre ces mots énoncés à voix haute, avec ce ton froid, me glace le sang. Je ferme les yeux et souffle :

  • Que… que va-t-il arriver aux hommes qui m’ont recueillie ?
  • Les charbonniers ? Ils ont été interrogés et libérés. Ils ne sont responsables de rien.

 Voilà qui m’emplit de soulagement.

  • Pourquoi m’a-t-on donné des gants ?

 Son regard commence à trahir une certaine méfiance.

  • Vous êtes une sorcière. Ces gants servent à vous empêcher d’utiliser votre magie. Vous ne pouvez pas les retirer sans la clé.
  • Par le Vent du Sud, merci, soupirai-je.
  • Merci ?
  • Je désespérais de trouver un moyen de l’empêcher de sortir.
  • Vous n’avez reçu aucune éducation à la magie ?

 Je secoue la tête.

  • Pas la moindre.
  • Donc… cet incendie était involontaire ?
  • Bien sûr ! Quel intérêt aurai-je eu à brûler l’auberge où je travaillais et à tuer mon patron ? m’insurgeai-je. Wilhelm a pu vous dire que je ne l’ai pas fait exprès, il savait que…

 Je me tais brutalement. Wil ignorait totalement que je ne contrôlais pas la magie, il m’a vu m’éclairer avec seulement. Il a dû croire que la rage m’avait poussée à tuer de sang-froid mon employeur… Ce qui n’est pas entièrement faux. Je commence à comprendre la haine que j’ai vu dans son visage.

  • Cela change certaines choses sur votre statut, marmonne Thovhan Ye’nemi. Je dois en informer le capitaine. De toute évidence, il serait trop dangereux de laisser perdurer cet état de fait.

 Qu’entend-elle par là ? Peut-on me retirer la magie ?…

  • Quoi qu’il en soit, vous êtes responsable de la mort d’un homme et de blessures graves de plusieurs autres. Soyez certaine que des conséquences suivront.

 Sur ce, elle se lève et me toise. La honte m’écrase ; je prends une conscience aiguë soudain de ma condition de criminelle.

  • Un mage va venir vous soigner. Il paraît que vous êtes malade, me lâche-t-elle avant de quitter la pièce.

 Le soldat la suit et je profite immédiatement de leur absence pour avaler l’intégralité de ce que contient l’écuelle qu’on m’a servi. La fièvre ne m’a pas quittée, pas plus que la toux ni les courbatures, mais j’ai au moins suffisamment d’énergie et d’abri maintenant pour spéculer sur mon sort. Comment traitent-ils les meurtriers, ici ?… Resterai-je emprisonnée toute ma vie ? De toute évidence, je suis dangereuse. Si seulement j’avais pu me retenir, si cet événement terrible n’avait pas eu lieu, j’aurai pu apprendre l’art magique à l’académie et cela ne serait plus jamais arrivé.

 J’y réfléchis de longues minutes, le regard fuyant par la petite lucarne, prononçant des excuses mentales à Romaël, Judith, Hingan, Loedre, Teinig et surtout Wilhelm, pour leur confiance que j’ai déçue. Des larmes commencent à couler quand les cliquetis de verrous sonnent à nouveau et m’informent que quelqu'un entre. J’essuie grossièrement mes joues.

 Thovhan entre à nouveau, seule, et prend un ton solennel.

  • Nahini Rh’oz, nous n’avons pas les compétences pour gérer votre cas ici. Vous allez être transférée à Dernolune pour y être jugée.

 Qui aurait cru que ce serait par cette voie que j’atteindrai Dernolune ?...

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