XIII. Le goût de la vie

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 J'attends désormais la mort.

 Curieusement, dans ces moments-là, c'est l'espoir le plus douloureux. L'attente deviendrait supportable et tellement plus sereine si je ne doutais pas de ma mort. Mais régulièrement, l'espoir revient. L'espoir de s'évader, ou que le jugement soit modifié ou annulé. Avec l'espoir suit la colère, incommensurable, de m'être laissée aller, de ne pas avoir pu même demander pardon. L'injustice et ma propre culpabilité se mêlent et s'empirent l'une l'autre. Je tourne en rond comme une bête blessée au fond de son terrier, qui sait que la fin est proche. Je ne reverrai pas le soleil, je ne reverrai pas les dunes de mon pays natal, ni le visage de Wilhelm, ni de qui que ce soit d'ailleurs. Peut-être seulement les traits glacés et sybillins de Thovhan Ye'nemi.

 Heureusement, l'espoir faiblit au fur et à mesure. Je m'éteins lentement. Seulement parfois, je laisse un souvenir m'envahir et me rappeler tout ce que je perds. Il ne faut pas trop que j'y réfléchisse. Je n'ai donc vraiment quitté mon pays et traversé les montagnes que pour mourir ici... Quelle absurdité. Et sur mon chemin, je n'ai causé que des problèmes. Peut-être ont-ils raison de me condamner, au fond.

 La magie au fond de moi s'agite, frustrée d'être venue au monde sans avoir eu l'occasion d'exprimer son plein potentiel. Elle me pousse à me révolter, à secouer mes chaînes, à faire exploser toute cette prison qui me prive d'horizon. Elle me sussure que j'en suis capable. Je refuse de l'écouter ; c'est elle qui m'a causé tous ces problèmes. Parfois je me recroqueville accroupie sur le sol de ma cellule, les mains serrées sur ma poitrine comme si je pouvais la contenir par ce biais. J'ai l'impression de n'être que sa coquille, sa prison à elle. Heureusement, cette lutte accapare mon esprit, ce qui m'empêche de penser à mon exécution prochaine. Je n'ose pas réfléchir à la façon dont il vont me mettre à mort ; l'idée que quelqu'un ait conçu ce processus m'épouvante.

 Dans cet étourdissement permanent, je ne fais plus du tout attention aux autres cellules et à mon environnement direct, qui se perdent dans la brume d'un avenir facultatif. C'est pourquoi je mets longtemps à m'apercevoir que c'est à moi qu'une voix s'adresse.

  • Vous êtes bien Nahini Rh'oz ?

 Aussitôt une décharge d'adrénaline parcourt mes membres. Ils sont trois devant ma cellule, dont Thovhan.

C'est le moment de mourir, Nahini.

 Je croyais avoir atteint une certaine sérénité sur ce sujet ; je me trompais. Face à l'imminence, mon cerveau cherche encore une échappatoire par tous les moyens, sans réaliser qu'il n'a aucune chance.

  • Non, pas encore, chuchotai-je.

 Ils se regardent entre eux et je réalise que ma réponse doit n'avoir aucun sens. Je secoue la tête, comme si cela pouvait éclaircir mes pensées, en vain. Inutile de me cacher.

  • Oui...
  • Vous avez été graciée.

 Je ne connais pas le mot. Thovhan me le répète dans ma langue. D'abord, je ne percute pas ; mon cerveau qui avait admis sa fin prochaine peine à assimiler l'information. Graciée ?... C'est-à-dire, pardonnée ? En quel honneur ? Qui, pourquoi ?

 C'est étrange comme l'esprit s'attache à ses détails. L'important s'impose bien vite à lui, écrasant tout le reste : je vais vivre ! Pour encore une journée, une heure peut-être, mais le moment de mourir n'est pas venu ! Rien ne vaut cette sensation-là. Un sourire absurde et béat envahit mon visage.

  • Tahidda, lui répond-je les larmes aux yeux, merci dans ma langue.

 Elle hoche la tête. L'un de ses camarades déverrouille la grille et s'écarte. Encore sous le choc, je sors enfin de ma cellule. J'ai l'impression de me déplacer au ralenti, comme sous l'eau, et pourtant tout me paraît léger.

 Ils m'escortent à l'extérieur de la prison. Cela fait si longtemps que je n'ai pas vu ni même rêvé de revoir le ciel. Je gonfle mes poumons d'air de la nuit au goût si frais, si lumineux, comme si je respirais les étoiles. La vie a un goût inimitable que je savoure pleinement.

 Je retrouve un peu de sens commun en marchant dans les rues froides et vides. Il doit être très tard dans la nuit. Pourquoi faire ça à une heure pareille ?... Pourquoi ne m'ont-ils pas simplement mise dehors devant la prison ? Où me conduisent-ils ? Personne ne prononce un mot.

 Evidemment, nous retournons au tribunal où j'ai été présentée. Je ne le comprends qu'une fois devant. Beaucoup moins de monde s'y presse, les voûtes reprennent chaque son en choeur. On ne m'enchaîne pas cette fois, on m'assied simplement, sous bonne garde, en face de l'homme qui m'a condamnée à mort. Pourquoi donc a-t-il changé d'avis ? Il y a quelques jours, je suis certaine qu'il m'aurait volontiers étranglée de ses mains.

  • Rh'oz Nahini, déclame-t-il, traduit par Thovhan à mon oreille. Vous avez été condamnée à mort par le tribunal de Dernolune le 16 Penti de l'année 814 pour meurtre prémédité et usage illégal de la magie. Cette condamnation a été contestée et vous êtes graciée par obligation à l'initiative du seigneur Folier.

 Il désigne de la main un personnage assis que je n'avais même pas remarqué. Un être pâle, longiligne, au visage lisse et fin mais porteur d'une gravité à laquelle j'associe un âge mûr, qui m'observe avec une intensité un peu inquiétante. Pourquoi donc a-t-il volé à mon secours ? Décidément certaines règles de ce monde m'échappent. Je ne vais pas m'en plaindre...

  • Le seigneur Folier a déboursé une somme importante pour vous sauver de la potence. Auquel cas, vous serez son obligée, ce qui signifie que vous êtes tenue d'obéir à ses ordres. La moindre désobéissance dont il se plaindra sera l'équivalent d'un retour à votre condamnation initiale. Bien entendu, il est tenu également de respecter toutes nos lois à votre égard. Lui seul peut décider de vous libérer de cette obligation. Mais pour le moment, vous avez encore le droit de refuser sa proposition. Dans ce cas, votre sentence s'appliquera comme nous l'avions initialement décidé.

 Quelle blague. Obéir à cet homme totalement inconnu ou retourner dans la cage, à côté de Jix, jusqu'à une mort précoce... Le goût de la vie s'aigrit sur ma langue. Mais je ne renoncerai pas à mon futur. Je suis coupable, pas condamnée. Plus maintenant.

  • J'accepte.

 Thovhan traduit et le regard du juge durcit.

  • Vous devez jurer.

 Si peu de confiance en la parole des autres... Je contiens mon dégoût.

  • Sur quoi ?
  • Sur les Lunes, votre honneur et votre vie.
  • Je jure, sur les lunes, mon honneur et sur ma vie.

 Je n'ai pas hésité, cela ne fait aucune différence. Je compte respecter ma parole.

 Des plumes s'agitent pour consigner ma décision. L'air pèse sur mes épaules. Je viens de me placer sous la tutelle d'un inconnu, peut-être pour ma vie entière... Je ne peux pas regretter ma prison, mais j'ai fait un choix lourd de conséquences. J'affronte du regard celui qui vient plus ou moins de m'acheter, qui reste impassible.

  • Nahini Rh'oz, vous êtes désormais l'obligée du seigneur Valeriel Folier. A ce titre, votre sentence est suspendue. Notre séance est terminée.

 Pas un seul degré de tension ne quitte mes bras à cet énoncé. Je contemple le carrelage, à essayer de réaliser que je viens de donner ma liberté pour gagner la vie. Le grand homme s'approche de moi sans même que je relève la tête. Il porte des étoffes riches aux couleurs sombres qui le recouvrent entièrement et pendent jusqu'au sol, de ses épaules, de ses bras, de son dos, si bien qu'il ressemble à une marionnette effilochée. Seules ses mains émergent de manches gigantesques.

  • Enchanté, Nahini Rh'oz. Vous voulez bien me suivre ?

 Thovhan me glisse la traduction à l'oreille, j'imagine que c'est la dernière fois que je la vois... Au moins, il fait montre de politesse. J'ignore si je dois le remercier, car après tout, il vient de me sauver la vie. Je relève vers lui un visage qui doit lui paraître hideux, tiré par l'angoisse, traversé de larmes séchées et craquelées, noirci de poussière, envahi de cernes. J'obéis, bien entendu, et lui emboîte le pas. Il me désigne de la main la calèche qui semble lui appartenir, devant la sortie du tribunal.

  • Je vais vous loger dans ma demeure. Ma première requête serait que vous preniez un bain.
  • Je ne comprends pas, marmonnai-je.
  • Oh, il est vrai. Un bain, vous savez... ah'iijal ?

 Il parle qadi. Le Vent du Sud soit loué.

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