XVI. Recommencer
Désirée m'aide à retrouver le chemin. Nous marchons côte à côte dans les rues et mon coeur se calme. Elle babille sans cesse sur mille sujets et je ne cherche pas à comprendre tous ses mots, son ton régulier et joyeux me rassure à lui seul. Si elle a remarqué mes gants, elle n'en dit rien et ne pose aucune question. Je lui en suis reconnaissante, je n'ai aucune envie de développer.
Nous finissons par atteindre des rues que je reconnais et je prends la tête pour mener à la demeure du seigneur Folier. Désirée siffle en arrivant devant le portail. Maintenant que je connais la ville, le luxe de cet endroit est évident.
- C'est là que t'habite ? T'as une famille de riches...
Pas une famille, non. Elle se méprend devant mon expression et lève les mains.
- C'est pas ce que je voulais dire, je te le reproche pas ! Je me dis juste que... t'as de la chance, quoi.
- Je n'ai pas de chance. Pas ma famille, ici. Pas chez moi.
Désirée hoche la tête et ne fait plus un commentaire. Je sonne la petite cloche de l'entrée et le visage d'une des domestiques, dont je n'ai pas encore retenu le prénom, s'encadre.
- Nahini Rh'oz ! On se demandait si vous vous étiez perdue.
- Je suis là.
Désirée se tortille d'un pied sur l'autre.
- Bon, je vais rentrer aussi... J'habite dans le quartier des Marches, sous le passage des Cloches... Si jamais tu veux passer.
- Au revoir, Désirée Valangue.
Elle m'offre un sourire-éclair et s'éloigne de quelques pas. Quelques gouttes commencent à tomber, elle remet la capuche de son manteau.
- Au revoir, Nahini Rh'oz !
Je lui adresse un signe et rentre à l'intérieur. Plus rien n'atténue le goût amer de la défaite. Je serre les poings en montant les escaliers vers la chambre que le seigneur m'a attribuée. L'envie me vient de faire voler ces fichus gants et de laisser se déchaîner la colère, la révolte que ma magie encourage, cette puissance qui gronde dans mes nerfs. Le souvenir de l'ordre de mon hôte me le défend.
Je m'assied par terre, sur un tapis somptueux qui occupe le centre de ma chambre. La fenêtre me laisse voir le ciel s'assombrir et éclater contre les vitres. Est-ce qu'il a raison et qu'à cause de mes crimes, je ne pourrai jamais m'inscrire ? Non, le seigneur Folier l'aurait su. Donc il ne peut pas me l'interdire.
Alors que l'orage commence à tonner, je me lève et ouvre grand la croisée. Le vent froid et les premières gouttes de pluie me fouettent, mais je plante mon regard dans les nuages qui s'accumulent. Ils ne me font pas peur. Je me battrai.
Certains estimeront que je ne le mérite pas, c'est certain. Mais je n'abandonnerai pas. La magie va devoir me rendre ce qu'elle m'a pris. Je finirai par la discipliner, la plierà ma volonté. Elle ne pourra plus jamais faire du mal à qui que ce soit.
J'y retournerai demain.
Cette décision prise, je referme la fenêtre. Le reste de la chambre consiste en un immense lit à baldaquin, dans lequel je me suis écroulée la veille sans y faire attention, une penderie garnie de tenues féminines un peu trop grandes pour moi, et tout un mur composé d'une bibliothèque éclairée par des appliques à la lumière douce et orangée. Une sorte de bureau ou d'écritoire encastré à l'intérieur dispose d'un encrier, d'une plume et d'un abattant que je n'ai pas encore osé soulever. C'est là que commencera ma bataille.
Je passe un moment à noter dans ma langue les mots dont je me souviens, les phrases, les détails de conjugaison et de conception de cette langue. A force d'y réfléchir, ils me reviennent de plus en plus nombreux. Mais à la fin de mes efforts, j'ai à peine couvert une page. C'est terriblement frustrant.
Des coups discrets me distrayent à point nommé d'une exaspération montante. Je me lève, m'attendant à trouver Nadia ou Michel, mais Valeriel Folier en personne se tient derrière ma porte. Je ravale immédiatement les mots qui montaient de ma gorge.
- Alors, Nahini Rh'oz ? Cette inscription ?
- Ils disent non. En retard, parle pas la langue. Meurtrière.
S'il y a un mot de ranedam que je connais désormais par coeur, c'est celui-ci. Il pose une main sur mon épaule.
- Ne t'en fais pas pour la langue, on va régler ça. Je vais t'accompagner, la prochaine fois, pour faire valoir mes droits. Une obligée peut s'inscrire si son obligeant le lui ordonne.
Je hoche la tête sans oser montrer mon incompréhension. Il irradie la détermination et l'assurance, je n'en demande pas plus. Nous nous battrons.
Il a acheté ma liberté, je pourrai détester cet homme, mais je lui dois la vie et pour le moment je me trouve chanceuse d'avoir croisé sa route. Il a forcément un objectif et des motivations qui m'échappent, mais peut-être n'aurai-je pas à m'en plaindre. Je commence à croire que ma vie tourne dans le bon sens à nouveau et je ne compte pas lâcher cette chance.
- Merci, na'hil.
J'espère que je pourrai aider Désirée dans la mesure du possible.
- En attendant, je veux que tu reprennes des forces. Tu es maigre comme un fil à coudre. Descends donc à la cuisine leur demander un petit repas, hum ?
Voià encore un ordre que je serai ravie de suivre.
Je redécouvre avec plaisir l'art de la cuisine longardienne. J'aime de plus en plus cette pièce, ses senteurs, ses tintements de vaisselle et de cuivres, le ronflement du feu et le ballet des cuisiniers. Il n'y avait rien de comparable là d'où je viens et cela me rappelle les beaux jours de la Bonne Nouvelle. Rapidement, je plaisante avec les employés qui sont ravis de me faire goûter leurs fromages et leurs tourtes aux légumes épicées. Cela masque un peu le relent d'amertume qui assombrit mon coeur chaque fois que je repense à Teinig et à cette soirée maudite.
L'orage gronde au-dessus de la ville et résonne sur les versants. La pluie tambourine aux fenêtres dans un chant modulé et mille fois répété, que dans ma nostalgie je trouve presque semblable aux cliquetis des grains de sable poussés par le vent des dunes. Il me calme et je profite de cette sérénité bienvenue pour somnoler quand des coups brefs résonnent encore à ma porte. La façon de frapper diffère de celle du seigneur Folier ou de Nadia.
- Qui est là ?
Personne ne répond. Intriguée et un peu méfiante, je me lève et colle mon oreille au battant. Un petit rire étouffé me parvient. Sans faire de bruit, j'ouvre violemment. Un petit garçon ouvre des grands yeux surpris et effrayés et détale à toutes jambes. Avec un sourire malicieux, je me lance à sa poursuite.
Il a des petites jambes et ma condition physique se remet des traitements infligés : je le rattrape malgré sa vivacité. Il doit avoir dix ans, avec un nez en trompette, des cheveux en bataille entre le blond et le roux, gigote dans tous les sens et affiche une petite moue boudeuse.
- Hé, lâche-moi vilaine !
Je l'ai attrapé par le col, mais il se débat assez énergiquement pour qu'il m'échappe aussitôt. Pourtant il reste là à me regarder, les sourcils froncés et la langue tirée.
- Qui es toi ?
- Tu parles pas bien !
- Je viens d'autre pays. Qui es toi ?
- M'appelle Tebaldo. Tout le monde m'appelle Teb. T'es qui toi ?
- M'appelle Nahini Rh'oz.
- C'est vachement long comme nom.
Il n'a pas tort et cela me fait sourire.
- Tu habites ici maintenant ? Les gens disent que t'es dangereuse.
Je prends un coup au coeur. Les domestiques m'ont traitée avec amitié. Ont-ils peur de moi en cachette ? Ce serait malheureusement logique.
- Je ne veux pas faire de mal.
- T'as pas fait exprès ?
- Ca veut dire quoi ?
- Que t'as fait sans vouloir. T'as pas voulu le résultat.
Je hoche la tête.
- Pas fait exprès.
- Mais t'es quand même dangereuse ?
Il me faut l'admettre.
- Oui.
- Trop classe ! Tu peux me montrer ?
- Non. Pas le droit.
- Moi aussi, je fais des trucs que j'ai pas le droit. Tu t'es fait gronder ?
- Gronder ?
- Ca veut dire crier dessus. On t'a crié dessus ?
- Oui...
Il me tapote le bras avec un petit air désolé.
- Pas grave.
Je commence à bien aimer ce gamin.
- Tu fais quoi ici, Teb ?
- J'habite ici ! Je suis le fils de Mme Folier.
Je reste une seconde stupéfaite. Le seigneur Folier a une famille ? Je l'ignorais et cela change ma vision de cet homme inexpressif et un peu intimidant.
- Elle vit ici ?
- Elle est morte.
Je murmure aussitôt l'hommage aux morts dans ma langue.
- Oïe hazalu tabaal ih jebelin del prann'ofelia.
Que le Vent l'emporte et l'accueille comme une fille.
- Ca veut dire quoi ?
- Je suis triste. Avec toi.
- Et toi ? Elle est vivante, ta maman ?
Mon coeur se serre et instantanément le visage de Yenn Rh'yni m'apparaît, se penche au-dessus de moi et sourit en fermant les yeux comme elle le fait si souvent. Ma mère s'est envolée à jamais au milieu d'une mer de sable, et même si elle se porte sans doute très bien, je suis désormais hors de portée de son amour. Je baisse la tête et réponds à Teb l'amère vérité.
- Je ne sais pas.
- Et ton papa ?
Shouyru. S'ils savaient tous les deux ce que je suis devenue... Mes yeux me piquent et je ne veux pas que cet enfant me voie pleurer.
- Je ne sais pas.
Au moins, ils sont ensemble.
- Alors on est presque orphelins, tous les deux, conclut Tebaldo dans un souffle.
- Mais ton papa...
- Il est mort aussi. Maman a épousé monsieur Folier après.
Je comprends un peu mieux. Pauvre petit, qui échoue de mère en époux comme un filet d'eau rebondit sur les écueils.
- Courage.
C'est un mot que m'a appris Désirée et je suis heureuse qu'il serve à nouveau. Teb m'offre un timide sourire.
- Courage tous les deux.
Je hoche la tête et tend ma main. Il la serre avec sérieux, en me regardant bien en face, comme pour me faire un serment. Je le lui fais en retour.
- Je suis désolé de t'avoir embêté avec ta porte, Nahinirose.
- Tu peux dire Nahini.
Le courage. Voilà ce qui réunit le mieux les habitants de la Longarde tels que je les connais. Désirée me l'a appris derrière son air de brindille agitée par tous les vents. Ce petit bonhomme en déborde dans son air résolu et m'en verse à torrents. Voilà ce qu'il me faut. Du courage. Pour recommencer.
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