XXIV. Vers la surface
Désirée ne se présente pas le lendemain non plus. Le seigneur Folier m'a clairement fait comprendre que je devrais désormais rentrer sans tarder après mes leçons. Savoir que je risque la peine de mort pour avoir fait un détour sur le chemin du retour m'enrage, mais la décision ne m'appartient plus. Je réalise mon impuissance avec amertume.
Néanmoins, je peux encore plaider la cause de mon amie auprès d'Aksha Menerial. Pourtant, son expression fermée et ses sourcils froncés n'invitent pas à la conversation. Je prends mon courage à deux mains pour essayer de lui parler après une séance exigeante, comme toujours.
- Professeur... Je voudrais parler vous. Pour Désirée.
- Désirée Valangue est exclue de ce cours. Si elle gaspille ses frais d'entrée, c'est tant pis pour elle.
Mon coeur se serre.
- Elle.. ne pas choisi. Son père est malade.
- Ce n'est pas mon problème. Si elle ne peut pas participer aux cours, elle ne réussira pas, point final. On ne s'inscrit pas à l'académie si l'on est pas sûr de pouvoir venir tous les jours. Elle connaissait l'obligation.
- Mais... elle et son père est seule. Elle a une fille et... quatre enfants frères et soeurs. Mais elle veut revenir, s'il vous plaît.
Je me sens tellement démunie. J'ai essayé de le demander à Valeriel Folier, il a refusé. Je n'ai rien pour aider Désirée financièrement. Je ne peux même pas lui enseigner en secret ce que m'apprendrait le professeur, puisqu'elle se ferait condamner comme je l'ai été à utiliser la magie sans le diplôme de mage. Et puis je risquerai ma vie à désobéir... Je ne peux que faire appel à leur bon coeur. Sauf qu'il semblerait que tout le monde en soit dépourvu. Le professeur lève les yeux au ciel et soupire.
- Je veux bien qu'elle revienne, mais vous devez me garantir qu'elle ne sera plus jamais absente un seul jour. Pouvez-vous en être certaine ?
Bien sûr que non, je ne peux pas. Abel pourrait avoir une nouvelle crise de semme n'importe quand. Amère, je secoue la tête.
- Non. Son père est malade la semme, je ne sais pas...
Elle a pâli.
- La semme ?
Je hoche la tête. Elle me prend une épaule, cette fois l'air sincère.
- Ecoute-moi bien. La semme, on ne peut pas savoir quand ça se déclenchera. Et on ne peut pas la guérir, jamais. Même la magie n'y peut rien. On peut calmer les crises, mais elle reviendra, toujours. Si une chose est sûre, c'est qu'il en mourra.
- Mais Désirée... elle peut continuer ?
C'est cruel à dire, mais le sort d'Abel ne m'intéresse que parce que mon amie va en souffrir. Nous nous sommes toutes les deux battues pour entrer dans ces murs. Si je dois réussir, je veux qu'elle aussi.
- Il y a bien une solution, mais ce n'est pas de mon ressort. Il faut demander un aménagement directement à la Sapience et que mademoiselle Valangue vienne plaider sa cause. Elle peut obtenir un droit de rester malgré ces contraintes... Cependant, ces faveurs sont très rares et accordées au compte-gouttes, beaucoup sont simplement invités à cesser leurs études. Je suis désolée, mais ça me semble être la seule solution. Cependant, je vous signale que si elle ne vient qu'à la moitié des entraînements, elle n'aura simplement aucune chance et aura perdu du temps et de l'argent. Ce qu'il faudrait, c'est que quelqu'un d'autre s'occupe de lui...
Beaucoup de mots et de tournures m'échappent encore, mais je n'ai compris qu'une chose essentielle : il existe une solution.
- Vous pouvez écrire ça pour moi ? Je donne à elle et elle saura.
La mage croise les bras et soupire.
- Très bien. Mais je ne pourrai pas vous aider plus.
Je hoche la tête. Ca me suffit, je ferai ce que je pourrais. Je commence à comprendre qu'il ne faut pas compter sur l'aide des Longardiens, même entre eux. Je suis Aksha Menerial jusqu'à son bureau où elle griffonne les instructions sur un morceau de papier avant de me le tendre. Il y a quelque chose d'étrange dans son attitude, comme si elle m'aidait à contre-coeur, ou plutôt qu'elle essayait de s'en empêcher. Mais ses états d'âme ne m'intéressent pas aujourd'hui.
- Merci.
Je quitte l'académie aussi vite que possible, craignant que mon obligeant n'estime que j'ai traîné. Comment faire parvenir ce papier à Désirée ? Le passage des Cloches se trouve loin de la demeure de Valeriel, dans un quartier différent et plus éloigné de l'académie. Je ne vois pas d'autre solution que de demander à quelqu'un de plus libre que moi.
Je me rends donc dans la cuisine à peine rentrée. Je m'y sens infiniment plus chez moi que dans ma chambre ou dans le salon-bibliothèque où me convoque le seigneur Folier quand il a à me parler. J'aide les domestiques à l'épluchage, à déplacer et ranger les stocks, au nettoyage de la cuisine. Ils sont toujours ravis de me voir arriver. Virgile règne en quelque sorte sur ce royaume restreint, chaud et parfumé. Personne ne l'a nommé chef de la cuisine, mais tous reconnaissent sa compétence en organisation, en gestion des ingrédients et des temps de cuisson. Sous sa baguette, la cuisine devient une danse ininterrompue de petites mains blanches de farine ou tachées de jus de fruits, de tabliers et d'outils métalliques. Il refuse que j'aide directement à la préparation ; je pense qu'il a peur que mon incompétence ne retombe sur les domestiques. Je ne le contredirai pas.
- Ah, la magicienne est de retour !
Je contourne le bac à vaisselle pour le saluer.
- Bonsoir Virgile ! Je cherche Nadia, tu sais où est elle ?
- Dans la cave ma belle, elle choisit le vin du seigneur. Tu veux nous aider à plumer les volailles ?
Je jette un oeil circonspect aux oiseaux morts allongés sur le comptoir. Je n'ai fait ça que deux ou trois fois à la Bonne Nouvelle et ce n'est pas un souvenir agréable.
- Je peux aider la vaisselle plutôt ?
- Bien sûr ! Ca nous libèrera Miriam pour la soupe.
Je remplace donc Miriam, une belle femme avec un surprenant tatouage sur une moitié du visage, à sa tâche pendant qu'elle rejoint l'âtre où bouillonne une marmite. Entre les pâtisseries dans le four, le fumet du bouillon et le relent des oiseaux morts, la respiration devient éprouvante. Tout bruisse de conversations, de cliquetis d'ustensiles et de froissements de vêtements. Nadia émerge bientôt de la cave, reconnaissable de dos à sa tresse blonde et son éternel bandeau blanc.
- Et voilà !
- Nadia !
Je sors les mains de l'eau de vaisselle pour lui faire un signe.
- Salut ! me répond-elle en posant sa bouteille sur un plan de travail. Rentrée tôt, ce soir ?
Je baisse la tête.
- Monsieur Folier interdit rentrer plus tard.
Elle écarquille les yeux.
- C'est vrai ? Oh, quel dommage, tu ne verras plus tes amis !
Ce n'est pas comme si je passais mon temps avec Osham, Désirée et Farianel, mais je continue de penser qu'il s'agit d'une injustice.
- Nadia, tu peux m'aider ?
- Sûrement, ma jolie ! Dis-moi ?
- Tu peux amener ce papier vers Désirée ? Passage des Cloches, quartier des Marches ?
Elle pose les poings sur les hanches et observe le billet que je lui tends.
- Désirée, c'est ton amie magicienne, c'est ça ? Ecoute, le quartier des Marches, c'est loin, et je dois rester ce soir pour la réception...
Virgile fronce les sourcils à notre adresse.
- Vous ralentissez la cuisine les filles, au boulot ou alors laissez passer les gens !
Je me remets à la vaiselle de mauvaise grâce et Nadia se poste en face de moi pour éplucher les fruits destinés au dessert.
- Tu devrais demander à un messager.
- Un messager ?
- Ce sont des gens qui portent les papiers pour toi à l'endroit que tu leur indique, c'est leur travail. C'est gratuit, enfin contre nos impôts...
-Je les trouve où ?
- Partout, si tu as de la chance. Tu les reconnais à leur petit blason accroché là, bleu et vert.
La solution semble idéale, mais je ne sais pas si je peux sortir de la maison après être rentrée. Je suppose que le maître de maison n'approuverait pas.
- Tu peux y aller pour moi ? S'il te plaît ?
Elle s'interrompt une seconde dans son épluchage.
- Ca, je peux.
- Merci Nadia !
- Allez, finis de frotter ce plat, se moque-t-elle en posant les poings sur ses hanches larges. Virgile va encore râler après.
Je souris et me remets au travail.
Désirée est encore absente le lendemain. Le professeur Menerial a beau me jeter des regards interrogatifs de plus en plus noirs à mesure que la séance avance, je n'ai pas plus de nouvelles qu'elle. Nadia m'a seulement rapporté avoir trouvé un messager et lui avoir confié le papier avec mes instructions. Est-il parvenu jusqu'à elle ? A-t-elle décidé quelque chose ? J'aimerais pouvoir y retourner pour avoir le fin mot de l'histoire.
Je me contente de la compagnie de Farianel. Je me surprends à écouter avec une certaine fascination sa voix chargée de magie. Il produit sa boule de lumière, qui est désormais un exercice quotidien d'une grande facilité, sans faire le moindre geste mais avec une note haute et claire qu'il maintient un temps qui me semble surnaturel. En modifiant la texture de sa voix, il fait varier la couleur de la lumière. Ce qui a le don de m'énerver, car je n'y parviens toujours pas.
- Arrête de balancer de la magie au hasard, Nahini Rh'oz ! La couleur ne dépend pas de la puissance, ça demande de la subtilité !
Je grogne et une fois de plus, ma lumière crépite d'énergie au lieu de changer de teinte. Je l'éteins dans un éclair de rage.
- Rhaaaah ! Ca ne marche pas !
Elle fronce les sourcils et je réessaye. Je me décide à appliquer le dernier conseil de mon camarade : transition progressive. Mais j'ai beau imaginer une lumière rouge de toutes mes forces, elle ne varie pas le moins du monde.
- Tu sais, Nahini...
- Nahini Rh'oz.
- Oui, pardon, Nahini Rozz. Tu sais, tu devrais changer la texture du courant de magie à l'intérieur même de toi, pas seulement imaginer le résultat. Tu dois pouvoir faire la même chose qu'avec ma voix.
Il a raison, j'ai réussi à créer de la lumière, de la glace, du feu. Ma magie devrait m'obéir. Elle tourbillonne en moi comme un essaim d'abeilles furieuses, rebelle à mes tentatives. J'observe mes mains comme si je pouvais la voir à travers elles et la comprendre. Je ne peux pas me contenter de laisser déferler la puissance, d'ouvrir le robinet à plein régime comme mon instinct le voudrait. Je fronce les sourcils et reprends la position de base. La lumière naît dans ma paume, d'un blanc éclatant. Je prends une respiration plus calme, plus lente, et je ferme les yeux pour visualiser la magie qui circule à travers mes bras chauffer et rougeoyer comme les braises dans un foyer.
- Nahini !
Je néglige l'offense cette fois parce que la voix de Farianel vibre d'angoisse et d'urgence. J'ouvre les yeux. Je tiens dans la main une boule de feu qui tournoie et dessine des volutes. Heureusement, je sais à présent comment couper le courant et elle s'évanouit aussitôt.
L'Isshawey et le professeur me regardent avec méfiance. L'euphorie s'évapore en un regret violent, qui me serre le coeur si fort que j'en ai un vertige. Je ferai mieux d'arrêter la magie définitivement. Elle n'a jamais rien donné de bon entre mes mains. Que de la souffrance, des cris et de la mort. Je remets mes gants.
- La leçon n'est pas finie, jeune fille, gronde Aksha Menerial sans décroiser les bras.
- Je ne veux plus de leçons.
A l'instant où je prononce ces mots, je me souviens que le seigneur Folier me l'a ordonné, à une époque où je considérais encore cet ordre comme le plus beau que je puisse recevoir. A présent, je risque ma vie à refuser de continuer. La mort dans l'âme, je soupire et jette les gants au sol. La méfiance de Farianel est devenue de l'inquiétude. Mon regard croise le sien et il se détourne pour reprendre son chant et faire passer son petit lumignon par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.
S'il en est capable, moi aussi.
- Reste calme, il faut te discipliner toi-même, assène le professeur. Tu n'arriveras à rien si tu jettes juste de la magie dès que l'envie t'en prend, tu dois la réguler. Essaie d'allumer une lumière très doucement, comme si une chandelle naissait et grandissait, d'accord ?
Cela semble facile. Mais dès que j'ouvre la main et les vannes de ma corde, un petit soleil déjà étincelant de toutes ses forces se déploie.
- Recommence.
Je passe toute la séance à essayer de maîtriser le débit. La magie se débat, brusque et rétive, échappe constamment à mes tentatives de retenue. J'ai l'impression d'essayer de discipliner un poisson à peine sorti de l'eau.
- Il est important que votre magie n'obéisse qu'à votre volonté, répète la Longardienne. C'est un flux ; si vous la laissez passer, elle s'écoulera, quelles qu'en soient les conséquences. Votre contrôle sur elle doit être absolu et constant. Concentrez-vous ! glapit-elle alors que je laisse de nouveau échapper un sursaut de lumière.
La colère s'élève de nouveau dans ma poitrine. Pourquoi je n'y arrive pas ? Soit la magie refuse de répondre et se terre dans son désert, soit elle rugit comme un ouragan indomptable et me submerge. Je ne fais que la subir, en réalité.
- Rhaaaaaaah !
Cette fichue magie refuse de se plier à ma volonté !
Je m'immobilise en m'apercevant que des colonnes de pierre sont sorties du sol en un arc parfait pour rejoindre ma paume. Elles ont traversé le terrain et laissé des mottes de terre partout autour. De nouveau, tout le monde a tourné la tête vers moi. Le professeur Menerial a pris une pose de magicienne, devant Farianel, prête à le défendre d'autres débordements. Mes mains tremblent, des pointes de pierre se hérissent autour des promontoires. Ecumante de frustration, je ne parviens pas à en détacher mes paumes. Je brûle d'envie de continuer, de soulever la montagne entière ; je suis à présent certaine d'en être capable.
Deux mains fraîches saisissent les miennes avec autorité et m'interrompent dans le tourbillon de mon sable intérieur, qui ralentit. Je m'accroche à cette sensation venue du monde extérieur pour faire refluer la fureur qui cherche à s'exprimer. La tempête s'apaise et me laisse de nouveau voir un horizon dégagé. Degré par degré, je m'arrache à mes tourments intérieurs, comme on escalade une falaise pour quitter les profondeurs, vers la surface.
Mes yeux se rouvrent sur un visage pâle et effilé. Farianel se tient là, stoïque, ses yeux à peine troublés qui me sondent. Sous l'effet de la surprise, les deux colonnes sous mes mains se désagrègent et il me lâche aussitôt. Je me tourne vers le professeur, m'attendant à la trouver furieuse. Elle a les dents serrées, mais aucune expression ne filtre de son visage taillé dans le marbre.
-La leçon est terminée. Allez-vous en. Demain, seule Nahini Rh'oz reviendra.
Farianel prend une inspiration pour parler ; aucun son n'a le temps de sortir de sa bouche.
-Compris, monsieur ?
Il referme la bouche, me regarde d'une façon indéfinissable et hoche la tête. Ils tournent tous les deux les talons, me laissant seule au milieu du terrain. La mort dans l'âme, j'enfile mes gants dont la texture serait presque réconfortante à présent et quitte l'académie sous le regard lourd des équipes voisines.
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