Chapitre 23 (5/5)

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Elle se força à soulever sa fourchette. Elle pesait de tout son poids dans sa main. Elle avait l’impression de soulever une enclume. Elle repoussa son assiette, vaincue.

— Je vous trouve bien silencieux. Personne ne voudrait raconter sa journée ?

Claire ne parvint pas à retenir le rire nerveux qui s’échappait en cascade des tréfonds de sa bouche. C’était plus fort qu’elle. Et l’expression stupide de totale déconvenue de sa mère ne l’amplifiait que davantage et le déroulait encore, en trémolos soutenus à présent. Le son bourlinguait dans ses cordes vocales, se propageait dans tout son corps qui se préparait à accueillir en fluide transition ses larmes naissantes.

À contretemps, toujours, Maman était dans un bon jour aujourd’hui. Tant mieux pour elle. Qu’elle remonte. Ses enfants dégringoleraient à sa place.

Entre deux spasmes, elle tenta de capter le regard de Bastien. Insondable. Il était mort à l’intérieur ou quoi ? Le fou rire n’en reprit que de plus belle.

« Fais quelque chose. N’importe quoi ! ».

Silencieusement, Bastien se mit lentement debout. Et renversa la table dans une pirouette magistrale. Tout s’entassa en un imbroglio de chute soigneusement orchestrée de main-maitre.

Son assiette posée avec soin sur les genoux, Claire essuya ses larmes de rire et reprit son mâchage consciencieux, imperturbable de nouveau. Maman était à l’image de la nappe éclaboussée de vin et de longues traînées de sauce : dégoulinante et défaite.

— Je n’ai pas très faim.

Sur ces mots, Bastien monta à l’étage, très droit, très solennel.

— Mais… Mais qu’est-ce qu’il… ?

Maman virevolta vers elle, éperdue.

— Mais enfin, qu’est-ce qui vous arrive ce soir ?

Ce soir seulement ? Tu n’es pas très perspicace, Maman.

Maman. On a retrouvé ton fils aîné et il fait partie d’une secte machiavélique de vivants-morts dont le but ultime est de nous pousser à la tuerie. Quant à ton deuxième fils, tiens-toi bien, Maman, c’est leur joker. De faille dans la matrice, il a été promu l’atout le plus précieux qu’ils n’hésiteront pas à abattre en premier. Parfaitement, Maman. Pourquoi ? C’est une longue histoire alors je te la réserve pour égayer un prochain dîner, si, si je t’assure, elle en vaut la peine.

Juste pour dire Maman, tu sais Bastien… Il est encore plus seul qu’avant, Maman. Il navigue seul sans personne et ce n’est pas juste. Et c’est de ma faute. Enfin, quand je dis de ma faute, c’est de la faute de l’autre qui habite en moi, là. Donc c’est aussi un peu la mienne.

Je sais. Elle aurait dû se mêler de sa propre mort sans mêler une autre vie à la sienne, c’est vraiment injuste ce qu’elle a fait. Mais pourquoi doit-on toujours mourir seul ? Elle, elle ne voulait pas mourir seule Maman. Et je la comprends. Peut-être parce qu’elle fait partie de moi, un peu. Moi maintenant, grâce à elle, j’ai un frère pour me protéger. Qui a lié son destin au mien.

J’ai peur Maman. Et j’ai peur d’avoir ce genre de pensées. Suis-je un monstre moi aussi, Maman ?

— Je crois qu’il ne raffole pas des haricots, annonça-t-elle simplement en s’efforçant d’avaler une autre bouchée.

Sa chambre l’attendait en haut des escaliers. Comme chaque soir. Elle en poussa la porte.

C’était la même que celle de son enfance. Pratiquement inchangée. Les murs roses pastel aux tonalités adoucies par les éponges qu’elle avait fièrement apposées sur les cloisons témoignaient de sa trace. Tout ici lui appartenait. De l’immense psyché qui englobait dans son antre la totalité de la pièce, à la brosse à cheveux qui reposait sur le manteau de cheminée. Elle en promena son doigt sur toute sa longueur, c’était froid et gluant. Comme le dos d’un crapaud. Sa chambre de princesse se refermait sur elle comme un tombeau.

Elle s’empara de la boîte à musique pour l’examiner d’un œil critique. Rien à dire, elle avait perdu toutes ses propriétés magiques censées l’apaiser. Elle avait froidement grandi.

« Ce ne sont que des pantins, je ne pense pas que cela les intéresse, le bonheur. Regarde en-dessous, il y a un petit mécanisme qu’il faut remonter pour déclencher la musique et les faire danser. Ils ne font que répéter les mêmes pas et suivre le parcours qui a été choisi pour eux.

— Je pense que si, ils veulent être heureux. Et c’est triste parce qu’ils ne peuvent pas faire ce qu’ils veulent ni se libérer du mécanimse, Tu crois que moi, je pourrai les sauver ?

— Bien sûr, c’est pour cela que je te l’offre, cette boîte ! Je ne connais personne d’aussi doué que toi pour briser les malédictions, ma puce ».

Claire projeta la boîte à musique sur le miroir. La boîte s’écrasa en plein centre, s’ouvrit brutalement en éraflure, exécuta un, deux rebonds, avant de s’échouer lamentablement sur le sol, accompagnée d’une multitude de lambeaux de glace épars. Les personnages ne s’animèrent pas vraiment sous le choc : une ébauche de pas à peine esquissé, un pas sur la droite pour l’une, un pas sur la gauche pour l’autre. Ce fut tout. Ils restaient en retrait, chacun dans sa sphère. Jamais n’avaient-ils été plus séparés qu’en cet instant.

Bien qu’il saigne abondamment, touché en plein cœur, le miroir n’avait rien perdu de sa superbe et continuait de la toiser, narquois. Les reflets affilés de Claire se découpaient, morcelés en étoiles, tous ses regards braqués sur elle comme pour la défier. Dans cette réflexion hypnotique, la boîte à musique s’était mise en branle, égrenant deux, trois notes hésitantes et aigrelettes en suspension, avant de terminer sur une dernière, inachevée, en point d’interrogation. Ou en point final.

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